LA GUERRE DU VIETNAM, CREUSET DES VISIONS CONTEMPORAINES ?
Joseph HENROTIN
L’opération « Rolling Thunder», visant la piste Hô Chi Minh – en fait une succession de pistes – dès février 1965, ambitionn ait la paralysie des voies de communication entre le Nord et le Viêt-cong.
Lorsque les États-unis s’engagent au Vietnam, il est officiellement question de soutenir et de former les forces sudvietnamiennes. Reste que les opérations concernent rapidement L’US Air Force – comme toutes les composantes aériennes américaines d’ailleurs – qui y renforce et développe son inclination pour les hautes technologies. La guerre apparaît ainsi comme la matrice des conceptions qui émergeront dans les années 1970 et 1980.
La guerre du Vietnam est marquée par l’imposition, par le niveau politique, d’une stratégie graduée – dans la foulée des conceptions développées par T. C. Schelling (1) – impliquant une conduite d’opérations essentiellement tactiques. Dans le contexte d’un engagement progressif des forces dans le cadre d’un conflit fondamentalement limité et alors que de nouvelles technologies étaient en cours de développement, la part prise par la puissance aérienne a été centrale, favorisée par le secrétaire à la défense, R. Mcnamara, prompt à son utilisation, de même que par des présidents Johnson et Nixon, qui la considéraient comme un instrument adapté à leur gestion du conflit(2). Une telle inclination, couplée à l’affectation aux décideurs politiques nordvietnamiens de modèles rationnels identiques à ceux des dirigeants américains, a conduit au renforcement de la stratégie d’engagement graduel.
« ROLLING THUNDER » :
UNE CAMPAGNE AÉRIENNE EN SOI
Ainsi, au terme de quelques raids assez inefficaces contre le Nord-vietnam, l’opération «Rolling Thunder», visant la piste Hô Chi Minh – en fait une succession de pistes – dès février 1965, ambitionnait la paralysie des voies de communication entre le Nord et le Viêt-cong. Cette rationalité se prolongea avec la «ligne Mcnamara», construite à partir de mai 1967, sur la frontière avec le Nord-vietnam, mais aussi le Laos, et de la mer de Chine méridionale à la Thaïlande(3). Sur une partie longue de 30 km, c’était un barrage tactique composé d’une barrière surveillée par des hommes. Le plus gros du barrage était constitué de zones minées truffées de capteurs dont l’activation permettait de localiser les infiltrations, afin de prendre ensuite la décision adéquate, essentiellement l’engagement de forces aériennes. Les informations recueillies étaient transmises, via des avions-relais, sur la base de Nakhon Phanom pour être centralisées et traitées dans un Infiltration Surveillance Center (ISC). Les capteurs eux-mêmes, dont certains étaient conçus pour se ficher dans le sol, d’autres devant rester accrochés à la canopée – étaient largués par avion. Les capteurs pouvaient être tout aussi bien sismiques que chimiques – les people sniffers détectant l’ammoniac des urines –, infrarouges, électromagnétiques ou acoustiques (programme Igloo White).
Sur le papier, le système représentait la projection dans le domaine terrestre des logiques utilisées dans les espaces aériens. Dans la pratique, la centralisation de dizaines de milliers de capteurs constituait un défi de taille. D’une part, le taux de fausses alarmes, parfois du simple fait de la pluie ou du tonnerre, était important. Une fois découverts, ils pouvaient également être l’objet de tactiques de ruses de la part du Viêt-cong (lâcher d’animaux, placement de seaux d’urine). D’autre part, le relais des signaux devint rapidement problématique : une fois le système pleinement opérationnel, nécessitant quatre orbites permanentes D’EC-121R(4), au mieux 80% des émissions ont effectivement été répercutées vers L’ISC. L’ensemble des informations était alors transmis à deux ordinateurs IBM 360 Model 65 – les plus puissants de l’époque – qui permettaient de représenter les capteurs activés sur une énorme carte murale. Quatre cents analystes étaient affectés à L’ISC, installés dans le plus grand bâtiment de la région, et pouvaient décider d’engager des appareils de combat. Reste que la conduite de frappes aériennes selon cette logique est un exercice délicat : une fois sur zone, les chasseurs devaient trouver leur cible, le plus souvent en pleine jungle, de sorte que l’efficacité des frappes était très variable. Elles exigaient préalablement le déploiement d’appareils de contrôle aérien avancés « marquant» les cibles au profit des appareils de combat, mais faisant ainsi perdre tout effet de surprise. C’était d’autant plus le cas que le Viêt-cong et le Nord-vietnam s’étaient adaptés, coordonnant des convois aux heures de moindre disponibilité des appareils américains, passant par la voie maritime ou opérant de nuit, forçant les États-unis à développer leurs capacités en la matière (5).
Ce sera un moment décisif dans l’histoire des opérations air-sol, avec la mise en oeuvre des premiers dispositifs de combat nocturne – FLIR (Forward Looking Infra Red) et caméras TV à faible niveau de luminosité. Ces capteurs embarqués, s’ils n’étaient alors pas encore généralisés, deviendront essentiels dans la conduite des opérations aériennes futures et seront considérés comme cardinaux dans la crédibilité d’une « révolution de la précision» en tant que composante des futures Rma/transformation. Cependant, la rationalité de la ligne Mcnamara fut également étendue à l’ensemble du Sud-vietnam, des capteurs étant positionnés à la périphérie des bases américaines, mais aussi des principales voies de communication. Neuf fois plus de capteurs seront utilisés pour ces missions que pour la campagne d’interdiction sur la frontière avec le Nord. On ne peut cependant résumer l’ensemble des efforts américains au Vietnam au seul déploiement de capteurs, fût-il totalement en rupture avec les pratiques antérieures. Avec plus de 535 000 hommes engagés en 1968, les opérations ont surtout été centrées sur le ratissage des zones, à pied ou en blindé, et sur un usage massif des formes plus classiques du renseignement et de la reconnaissance, très humainement intensive. Là aussi, la puissance aérienne a été mobilisée, dans des missions d’appui aérien rapproché.
L’ADÉQUATION DES MOYENS
Durant la guerre du Vietnam, L’US Air Force fut engagée pour la première fois dans des opérations de basse intensité, au risque d’utiliser ses moyens à contre-emploi. Les raids de B-52, qui bénéficieront d’une grande publicité, peuvent être considérés comme emblématiques d’une culture stratégique privilégiant la puissance de feu ainsi que d’une doctrine aérienne – elle avait été révisée en 1953, 1954, 1955 et 1959 – ayant négligé les opérations de basse intensité et les conflits limités. Il n’y a pas eu de réelle optimisation des opérations, peu d’études sur l’emploi des B-52 dans les missions de contre-insurrection ayant, par exemple, été produites dans le courant du conflit(6). La focalisation de L’USAF sur les missions stratégiques serait ainsi à l’origine d’une lecture déficiente de l’expérience française en Indochine et aurait contribué à une application biaisée des théories de Mitchell et de Douhet dans le conflit.
Cependant, les États-unis tenteront de s’adapter aux opérations. En 1962, Curtis Lemay lui-même indiquait dans « Air Power in Guerrilla Warfare » que l’air Force devait s’investir dans l’étude de conflits qui constituaient les défis les plus importants pour les États-unis. Il signalait toutefois que toute action dans ce cadre ne pouvait se faire qu’à l’abri d’une liberté de manoeuvre prodiguée par une supériorité dans le domaine stratégique(7). Le constat était pertinent, mais masquait aussi une validation des pratiques de l’air Force. Dans ce contexte, la parution d’un nouveau document doctrinal datant de 1964 – l’air Force Manual 1-1 – mettra certes en évidence les problématiques induites par la guérilla et définira les actions de contreinsurrection, mais il restera focalisé sur une conception classique de la puissance aérienne dans le contexte de l’affrontement entre États-unis et URSS. Toutefois, et malgré
La conduite de frappes aériennes est alors un exercice délicat : une fois sur zone, les chasseurs devaient trouver leur cible, le plus souvent en pleine jungle, de sorte que l’efficacité de s frappes était très variable.
cette inflexion doctrinale – dans un contexte où de nombreux aviateurs considéraient toujours que la première mission des B-52 était de nature stratégique –, l’emploi de ces appareils comme d’autres se fit essentiellement en soutien des forces terrestres amies, en tirant parti d’une puissance de feu massive.
Pour ne reprendre que l’exemple du B-52, les planificateurs délimitaient des kill boxes de deux miles sur un, sur lesquelles étaient larguées au cours d’un raid environ 1 300 bombes, 50 % atteignant la zone ciblée, dans des opérations pouvant durer plus de 13 heures (8). Ces usages ne sont pas uniquement imposés par L’US Air Force. Le général Westmorland – un «terrien» – a été fasciné par la puissance de feu des B-52, appelant systématiquement à leur utilisation, et ce malgré des résultats peu encourageants(9). Il percevait l’appareil comme étant capable d’interdire les communications du Viêt-cong et comme ayant des effets psychologiques positifs sur les soldats sud-vietnamiens opérant avec les forces américaines. Au-delà de cet étalage de force brute, les États-unis tentèrent également de s’adapter à la conduite des opérations de contre-insurrection, depuis des systèmes low tech – l’usage d’a-1 Skyraider ou D’OV-10 Bronco – jusqu’à l’engagement des appareils de combat les plus évolués dont L’US Air Force disposait alors. De facto, cette guerre était hybride au sens premier : elle combinait des actions irrégulières et l’appui – et parfois l’engagement – régulier de la part du Nord.
CONTRER DES OPÉRATIONS HYBRIDES
La guerre électronique fut ainsi utilisée à grande échelle, autant dans les missions de repérage des sites de SAM nord-vietnamiens et de brouillage des radars que d’écoute des communications radio adverses. Des appareils comme les EA-6A, EA-6B Prowler et EF-111 Raven seront issus de cette expérience. Les missions de reconnaissance ont directement bénéficié de l’emploi de SR-71 Blackbird et de U-2, alors que des EC-121 assuraient des missions de détection aérienne avancée. De même, c’est de cette époque, en raison des progrès de la défense antiaérienne nord-vietnamienne, que date le développement des missions de lutte antiradar, lorsqu’un escadron de F-105 Thunderchief fut équipé de détecteurs et de missiles antiradiations adéquats – ARM et Shrike –(10), avant que les missions dites « Iron Hand » ne se généralisent. Elles seront à l’origine des actuelles missions SEAD (Suppression of Enemy Air Defense). Cet ensemble de moyens de combat de haute technologie était complété par des segments-sol centralisant les informations et des avions-relais.
C’est à cette époque que remonte le premier usage à grande échelle d’armes guidées de précision, dont le développement a été favorisé par l’évolution de la situation au Vietnam. L’utilisation des AGM-62 Walleye puis de bombes guidées par laser sur les ponts de Thanh Hoa et Doumer s’est d’emblée révélée d’une grande efficacité. Pour ne reprendre que cet exemple, la destruction du pont de Thanh Hoa avait nécessité des raids durant sept ans (1965-1972), dont le premier
Le général Westmorland – un «terrien» – a été fasciné par la puissance de feu des B-52, appelant systématiquement à leur utilisation, et ce malgré des résultats peu encourageants. Il percevait l’appareil comme étant capable d’interdire les communications du Viêt-cong.
avait monopolisé 79 avions de combat et le second, 88. Lorsque des bombes guidées par laser ont été disponibles, deux raids de 12 et 14 appareils ont réussi à détruire l’ouvrage, sans aucune perte pour L’US Air Force. La puissance de feu des munitions de précision, l’économie des forces et la précision qu’elles offraient seront comprises, à la fin des années 1980 et au début des années 1990, comme une des composantes majeures de la Révolution dans les affaires militaires. Par ailleurs, la puissance de feu américaine a connu des raffinements complexes. Les gunships, des appareils de transport dotés de capteurs TV et infrarouges de même que de canons à tir rapide (voire d’obusiers) ont fait leur apparition durant la guerre du Vietnam, enregistrant de nombreux succès pour un coût relativement peu élevé. Les AC-130 d’aujourd’hui sont d’ailleurs les héritiers directs des AC-47 Spooky, des AC-119, des AC-123 et des versions initiales de L’AC-130. Ces appareils volent en cercle autour de leur objectif, et y déversent, généralement de nuit, une impressionnante puissance de feu.
De nombreuses techniques, comme le contrôle aérien avancé (FAC, Forward Air Control), ont également connu des améliorations sensibles, notamment par l’utilisation d’appareils spécialisés (O-1, O-2, OV-10 Bronco). Des avions lents, relativement légers, mais disposant d’une capacité d’emport appréciable en bombes non guidées, en canons et en bidons de napalm, devaient alors traiter des cibles d’opportunité le long de la piste Hô Chi Minh. La succession des A-1 Skyraider, OV-10 et A-37 Dragonfly, soutenus par des appareils de supériorité aérienne et, plus occasionnellement, par des chasseurs bombardiers (F-5 Freedom Fighter, F-4 Phantom II, F-105 Thunderchief) donnera lieu à une véritable coopération interarmes. Elle sera également à l’origine de programmes entiers, comme l’a-10 Thunderbolt II, dont le cahier des charges incluait certes des capacités antichars, mais aussi de lutte antiguérilla, orientant sa conception vers un appareil blindé – la majeure partie des pertes au Vietnam ayant été due à des tirs à courte distance – à la forte capacité d’emport de charge et capable de voler lentement et à basse altitude.
Par ailleurs, les leçons des opérations menées – par exemple, lors de l’invasion du Vietnam du Sud par le Nord, du 30 mars au 31 mai 1972 – ont montré l’efficience du build-up américain (11) – qui a fait passer la moyenne des sorties quotidiennes de 2200 à 4700 en mai –, mais aussi que, si cette montée en puissance n’a pas bloqué la pénétration des forces nord-vietnamiennes à elle seule, elle y a fortement contribué (12). Les tactiques de frappe se perfectionnèrent aussi lors du conflit. De plus, l’augmentation de la puissance des moteurs des avions des années 1960 et 1970 ne faisait plus craindre l’emport d’une grande charge électronique, contrairement à ce qui s’était passé durant la guerre de Corée, où les pilotes protestèrent contre l’emport de radars de conduite de tir alourdissant des appareils dont les moteurs avaient une puissance insuffisante. Le bombardement au radar, éventuellement guidé par un appareil comme le B-66 Destroyer, se généralisa, dans une tentative d’améliorer la précision des bombardements utilisant des armes non guidées.
En outre, la guerre du Vietnam a démontré l’intérêt de technologies qui seront plus tard considérées comme des clés de l’évolution de la puissance aérienne. L’utilisation de systèmes Forward Looking Infra-red (FLIR) et de caméras de télévision à faible niveau de lumière sur les B-57 Canberra de L’USAF a permis d’effectuer des surveillances nocturnes des axes de communication adverses, avant leur traitement à coup de bombes guidées par laser. Au terme de la mise en place de nouvelles générations, ces systèmes sont toujours utilisés actuellement et constituent, avec les jumelles de vision nocturne et les différentes évolutions du radar, une des clés des capacités de combat tous temps, mais aussi diurne et nocturne.
C’est à cette époque que remonte le premier usage à grande échelle d’armes guidées de précision, dont le développement a été favorisé par l’évolution de la situation au Vietnam. L’utilisation des AGM-62 Walleye puis de bombes guidées par laser sur les ponts de Thanh Hoa et Doumer s’est d’emblée révélée d’une grande efficacité.
UNE VRAIE GUERRE AÉRIENNE
La guerre du Vietnam a également été une véritable guerre aérienne, dans laquelle la maîtrise de l’air a réellement été disputée. De
1965 à 1973, on a ainsi dénombré 600 combats aériens, résultant pour les Américains en 137 victoires (dont deux par les canons de queue des B-52) et 60 pertes pour L’USAF et en 55 victoires et 15 pertes pour les Marines et L’US Navy (13). De ces résultats jugés insatisfaisants et encore fondés pour l’essentiel sur la conduite de combats aériens tournoyants naîtra la Fighter Weapons School de la marine et la mise en place des exercices « Red Flag », dès 1975 (14). La décision dans les airs n’a pas toujours été assurée : si l’opération «Bolo» a permis d’éliminer la moitié des MIG-21 nord-vietnamiens au terme d’une embuscade faisant électroniquement passer des F-4 pour des F-105, le ratio des pertes a pu, l’espace de quelques jours, tourner à l’avantage du Nordvietnam. C’est aussi la première guerre dans laquelle les techniques de ravitaillement en vol, initialement développées pour assurer le soutien des bombardiers stratégiques du SAC, furent utilisées extensivement. Dans la foulée, la question, cruciale au vu de l’opposition de la société civile américaine à la guerre, de la récupération des pilotes abattus engendrera une nouvelle spécialisation des missions. De là date l’apparition du Combat Search And Rescue (CSAR), nécessitant la mise en place d’une stratégie des moyens propres. Les HH-3 Jolly Green Giant de L’US Air Force sont ainsi devenus les premiers hélicoptères ravitaillables en vol (par l’intermédiaire d’une version spécifique du C-130, le HC-130 (15).
Mais une telle gabegie technologique n’a pas produit le succès escompté. Tout au long du conflit, le Viêt-cong a constamment renforcé ses approvisionnements tout en diversifiant ses itinéraires de transit. Dans le même temps, le nombre de troupes engagées au sol par les États-unis ne cessait de croître, pour atteindre 536 000 combattants en 1968. Le maintien des bombardements stratégiques, en évitant toutefois de toucher Hanoï, mais pas les centres villageois en dehors de cette dernière(16), fut une constante aux résultats décevants : non seulement les Nordvietnamiens allaient renforcer leur défense aérienne – pour aboutir à 26 bataillons de missiles antiaériens et 360 batteries antiaériennes qui n’engendreront qu’une moyenne de 2% de pertes pour les Américains(17) – mais, de plus, ces opérations ne contribuaient guère à diminuer l’efficacité de guérilleros qui cherchaient, et obtenaient, généralement le soutien des populations locales.
Les pertes américaines s’accumulaient : au total, elles seront de 58000 personnes et 8588 appareils, toutes armes confondues, L’US Army en supportant l’essentiel. Le « parasitage » du militaire par le politique fut l’un des effets pervers de la stratégie adoptée. Les décideurs, à Washington, n’avaient que peu conscience des nécessités du terrain et des véritables demandes que ce dernier imposait et Johnson put ordonner, en parlant des militaires, « qu’ils ne larguent pas la moindre bombe sans mon autorisation expresse ». Cependant, l’escalade s’est poursuivie. Durant l’été 1967, Hanoï et le port de Haiphong – par où passaient 85 % des approvisionnements nord-vietnamiens – furent visés par des raids de B-52. La fin de l’opération «Rolling Thunder », en 1968, entraîna la fin des opérations aériennes américaines au-dessus du Nord-vietnam sans que de véritables résultats aient été obtenus. Dans le même temps, les Nord-vietnamiens engageaient de nombreuses opérations et engrangeaient une victoire politique – à défaut d’être militaire – au terme de l’offensive du Têt (1968). Ainsi, 30000 soldats du Nord attaquèrent le Sud, sans remporter les batailles engagées. Mais 1 100 Américains y perdirent la vie, poussant le général Westmoreland à demander l’engagement au combat de 200000 soldats supplémentaires. Johnson refusera cette proposition, le remplaçant par le général Abrams.
Le 31 mars 1968, Nixon, nouvellement élu sur la base d’un programme de retrait des forces américaines et de vietnamisation de la guerre – soit d’armement et de conseil des troupes sud-vietnamiennes –, annonça la continuation des bombardements, toutefois uniquement sur la zone démilitarisée séparant les deux Vietnam. Ils cesseraient définitivement si Hanoï acceptait de négocier – la logique restait donc d’ordre coercitif. De plus, des B-52 allaient bombarder des objectifs au Cambodge (100 000 tonnes de bombes y seront larguées) et au Laos (opération « Breakfast »). La politique de vietnamisation, appliquée à l’égard d’un Sud-vietnam largement corrompu et dont le moral comme les capacités des troupes étaient faibles, ne donna pas les résultats escomptés. Dans le même temps, le retrait des troupes américaines, de même que la réduction du nombre d’appareils engagés dans la guerre, limitait la liberté de manoeuvre tandis que le Nordvietnam renforçait ses positions à la frontière. Afin de contrer la menace, Nixon lança en 1971 l’opération «Proud Deep», une campagne de cinq jours de bombardements sur le Nord-vietnam, nécessitant 1 325 sorties.
La guerre du Vietnam a démontré l’intérêt de technologies qui seront plus tard considérées comme des clés de l’évolution de la puissance aérienne.
LES OPÉRATIONS « LINEBACKER »
Les négociations avec le Nord-vietnam semblant ne mener nulle part et l’effet de dissuasion recherché par « Proud Deep » s’étant révélé inefficace, Nixon lança alors l’opération « Linebacker I », le 10 mai 1972. Opération de bombardement à grande échelle, combinée avec un blocus naval et le minage du port de Haiphong, « Linebacker » visait systématiquement les noeuds de communication, les centres d’approvisionnement, les centrales électriques et les centres industriels nordvietnamiens et fut considérée par plusieurs analystes comme ayant eu plus d’effets dans ses quatre premiers mois que « Rolling
Thunder » en quatre ans. L’opération s’appuya tant sur les B-52 que sur les A-6 Intruder de la marine(18), puis sur les nouveaux F-111 Aardvark de L’USAF, premiers appareils tactiques à disposer d’un radar de suivi de terrain et d’ailes à géométrie variable(19). Dans le même temps, les armes guidées de précision étaient utilisées à grande échelle. Conséquence directe, le Nord-vietnam demanda la réouverture des négociations, Nixon faisant cesser les bombardements le 23 octobre 1972. La rationalité sous-tendant l’opération – le gradualisme où la puissance aérienne devient un bâton politique – sembla cette fois se révéler payante, au prix, toutefois, d’une radicalisation de la campagne aérienne.
Mais les négociations ne produisirent pas de résultats tangibles et Nixon lança «Linebacker II» en décembre 1972, suivant les mêmes principes. En 11 jours, les forces aériennes larguèrent 36 000 tonnes de bombes sur le Nord-vietnam, soit plus que le tonnage délivré les deux années précédentes. La défense aérienne vietnamienne, alors la plus dense au monde, répliqua et tira 1242 missiles, sans toutefois causer de dommages majeurs. Dans les rangs américains, l’opération fut perçue comme pouvant mettre fin à la guerre(20). Effectivement, au terme de l’opération, les négociations de paix aboutirent le 27 janvier 1973, les Américains se désengageant alors massivement de la zone (21). La puissance aérienne – et L’US Air Force – apparut ainsi clairement comme une arme politique. Les jeux d’engagement et de promesse d’arrêt des bombardements y dépassèrent largement les rationalités de recherche de la victoire. Mais cette guerre n’a pas été comprise dans sa rationalité propre, à savoir celle d’une guerre totale menée par les Vietnamiens avec les moyens de la guérilla et soutenus par des forces conventionnelles opérant depuis une zone sanctuarisée. Concomitamment, les Américains se battaient à peu de choses près comme ils l’avaient fait en Europe ou en Corée (22).
Dans le même temps, les raids américains n’ont produit que des résultats psychologiques transitoires et ne sont pas parvenus pas à créer un retournement de la loyauté politique des populations ou des combattants nord-vietnamiens alors que toute action nord-vietnamienne visait peu ou prou à s’en assurer. Pis, la diffusion à grande échelle de la télévision dans les foyers américains et la couverture extensive du conflit, de ses exactions ou des résultats des bombardements au napalm ou à l’agent orange par les médias ont été telles qu’une partie de la population américaine n’a plus soutenu ses troupes. L’utilisation des hautes technologies et de méthodes modernes de management, comme le system analysis a induit l’illusion de la réussite des opérations(23). Les statistiques concernant les tonnages de bombes délivrées ou le nombre de sorties ont peiné à être traduites en effets politiques concrets sur le cours des opérations. Dans le même temps, la guerre ne s’est pas réellement accompagnée d’un effort de théorisation dans le domaine de la stratégie aérienne, les critiques du monde militaire à l’égard d’un monde politique qui ne
Opération de bombardement à grande échelle, combinée avec un blocus naval et le minage du port de Haiphong, « Linebacker » visait systématiquement les noeuds de communication, les centres d’approvisionnement, les centrales électriques et les centres industriels nord-vietnamiens.
lui aurait pas laissé suffisamment de liberté de manoeuvre dans la conduite des opérations en tenant essentiellement lieu.
La fin de la guerre, que symbolisa l’évacuation chaotique de Saïgon alors que les troupes nord-vietnamiennes l’envahissaient – opération « Frequent Wind » (24) – n’a pas provoqué de débats profonds dans un milieu de la stratégie aérienne estimant que, si des frappes de l’amplitude des deux « Linebacker » avaient été menées plus tôt, la situation aurait effectivement pu être contrôlée. En fin de compte, cependant, se dégage l’impression que L’US Air Force n’était pas préparée à conduire une guerre irrégulière/hybride telle que celle du Vietnam (25). Se dégagera également, dans le flot des leçons à plus long terme, la perception d’un apprentissage de la complexité.g
Notes
(1) François Géré, « Entre révolution et restauration : la pensée stratégique américaine », Stratégique, no 49, 1991/1. (2) Tanguy Struye de Swielande, La politique américaine à l’égard du Vietnam de 1946 à 1973. Faits, prises de décision et stratégie, coll. « Les Stratégiques », ISC, Paris, 2004.
(3) Un premier projet, remontant à mars 1966, envisageait un barrage tactique classique composé de barbelés et de champs de mines, et qui aurait été surveillé en permanence. L’armée a marqué son opposition au projet, au motif que les forces ainsi fixées n’auraient plus été disponibles pour des actions offensives.
(4) On notera que ces efforts seront également à l’origine de la dronisation de petits appareils de tourisme, qui deviendront des QU-22B. Leur fiabilité sera cependant rapidement remise en question.
(5) Parfois jusqu’à l’extrême, comme les concepts de C-119 dotés de lampes au xénon et devant illuminer la jungle de nuit.
(6) William P. Head, War From Above the Clouds. B-52 Operations during the Second Indochina War and the Effects of the Air War on Theory and Doctrine, Fairchild Paper, Air University Press, Maxwell AFB, 2002.
(7) Curtis E. Lemay, « Air Power in Guerrilla Warfare », Air Force Information Policy Letter for Commanders, 15 avril 1962. (8) John Schlight, The Air War in South Vietnam: The Years of the Offensive, 1965-1968, AFHO, Washington D.C., 1988. (9) William P. Head, op. cit.
(10) Alfred Price, War in the Fourth Dimension. US Electronic Warfare, from the Vietnam War to the Present, Greenhill Books, Londres, 2001.
(11) Des F-4 basés en Caroline du Nord et en Floride furent déployés en cinq jours, des F-105 du Kansas en six jours et 72 F-4 du Nouveau-mexique en une semaine.
(12) Herman L. Gilster, The Air War in Southeast Asia. Case Studies of Selected Campaigns, Air University Press, Maxwell AFB, 1993.
Les négociations ne produisirent pas de résultats tangibles et Nixon lança «Linebacker II» en décembre 1972, suivant les mêmes principes. En 11 jours, les forces aériennes larguèrent 36000 tonnes de bombes sur le Nordvietnam, soit plus que le tonnage délivré les deux années précédentes.
(13) R. Frank Futrell et alii, Aces and Aerial Victories: The United States Air Force in Southeast Asia 1965-1973,
Office of Air Force History and Air University, Washington D.C., 1976.
(14) Matthew Caffrey, « Toward a History Based Doctrine for Wargaming », Air & Space Power Chronicles,
avril 2000.
(15) Earl H. Tilford, Search and Rescue in Southeast Asia,
Center for Air Force History, Washington D.C., 1980 et Dave Megett, « Organizing for Search And Rescue: Force Structure in a Joint Environment », Airpower Journal,
été 1995.
(16) Notamment par le bombardement des digues permettant de réguler les débits d’eau affectés aux rizières. Leur attaque provoqua alors une diminution de l’autonomie alimentaire en même temps qu’une inondation des villages. (17) À titre de comparaison, les Allemands alignaient 80 batteries autour de Hambourg durant la phase la plus dure des attaques stratégiques alliées.
(18) Surnommés « mini B-52 » en raison de leur charge offensive de moitié inférieure à celle des premiers.
(19) Au bout de quelques missions, ces appareils révolutionnaires allaient toutefois devoir être maintenus au sol, les taux de pertes s’avérant catastrophiques. On s’aperçut ensuite que la soudure de la dérive à la cellule de l’appareil était défectueuse. Une fois les modifications effectuées, les F-111 sont retournés au combat pour s’y distinguer par la précision de leurs frappes. Ils seront retirés du service dans L’USAF en 1995 du fait de leur coût d’exploitation. (20) George C. Herring, America’s Longest War, the United States and Vietnam, 1950-1975, 3e édition, Mcgraw-hill, New York, 1996.
(21) Phil Chinnery, Air War in Vietnam, Bison Books Corp, New York, 1987.
(22) Harry G. Summers, On Strategy – A Critical Analysis of the Vietnam War, 2e édition, Novato, Presidio, 1995. (23) James William Gibson, The Perfect War: Technowar in Vietnam, Atlantic Monthly Press, Boston, 1986.
(24) Sur l’importance des systèmes C3I durant cette dernière : C. E. Williams, « Communications and Crisis Action », Air University Review, mars-avril 1978.
(25) Kenneth P. Werrel, « Did the USAF Technology Fail in Vietnam? », Aerospace Power Journal, printemps 1998.