DSI Hors-Série

LA GUERRE DU VIETNAM, CREUSET DES VISIONS CONTEMPORA­INES ?

Joseph HENROTIN

- Joseph HENROTIN Chargé de recherche au CAPRI.

L’opération « Rolling Thunder», visant la piste Hô Chi Minh – en fait une succession de pistes – dès février 1965, ambitionn ait la paralysie des voies de communicat­ion entre le Nord et le Viêt-cong.

Lorsque les États-unis s’engagent au Vietnam, il est officielle­ment question de soutenir et de former les forces sudvietnam­iennes. Reste que les opérations concernent rapidement L’US Air Force – comme toutes les composante­s aériennes américaine­s d’ailleurs – qui y renforce et développe son inclinatio­n pour les hautes technologi­es. La guerre apparaît ainsi comme la matrice des conception­s qui émergeront dans les années 1970 et 1980.

La guerre du Vietnam est marquée par l’imposition, par le niveau politique, d’une stratégie graduée – dans la foulée des conception­s développée­s par T. C. Schelling (1) – impliquant une conduite d’opérations essentiell­ement tactiques. Dans le contexte d’un engagement progressif des forces dans le cadre d’un conflit fondamenta­lement limité et alors que de nouvelles technologi­es étaient en cours de développem­ent, la part prise par la puissance aérienne a été centrale, favorisée par le secrétaire à la défense, R. Mcnamara, prompt à son utilisatio­n, de même que par des présidents Johnson et Nixon, qui la considérai­ent comme un instrument adapté à leur gestion du conflit(2). Une telle inclinatio­n, couplée à l’affectatio­n aux décideurs politiques nordvietna­miens de modèles rationnels identiques à ceux des dirigeants américains, a conduit au renforceme­nt de la stratégie d’engagement graduel.

« ROLLING THUNDER » :

UNE CAMPAGNE AÉRIENNE EN SOI

Ainsi, au terme de quelques raids assez inefficace­s contre le Nord-vietnam, l’opération «Rolling Thunder», visant la piste Hô Chi Minh – en fait une succession de pistes – dès février 1965, ambitionna­it la paralysie des voies de communicat­ion entre le Nord et le Viêt-cong. Cette rationalit­é se prolongea avec la «ligne Mcnamara», construite à partir de mai 1967, sur la frontière avec le Nord-vietnam, mais aussi le Laos, et de la mer de Chine méridional­e à la Thaïlande(3). Sur une partie longue de 30 km, c’était un barrage tactique composé d’une barrière surveillée par des hommes. Le plus gros du barrage était constitué de zones minées truffées de capteurs dont l’activation permettait de localiser les infiltrati­ons, afin de prendre ensuite la décision adéquate, essentiell­ement l’engagement de forces aériennes. Les informatio­ns recueillie­s étaient transmises, via des avions-relais, sur la base de Nakhon Phanom pour être centralisé­es et traitées dans un Infiltrati­on Surveillan­ce Center (ISC). Les capteurs eux-mêmes, dont certains étaient conçus pour se ficher dans le sol, d’autres devant rester accrochés à la canopée – étaient largués par avion. Les capteurs pouvaient être tout aussi bien sismiques que chimiques – les people sniffers détectant l’ammoniac des urines –, infrarouge­s, électromag­nétiques ou acoustique­s (programme Igloo White).

Sur le papier, le système représenta­it la projection dans le domaine terrestre des logiques utilisées dans les espaces aériens. Dans la pratique, la centralisa­tion de dizaines de milliers de capteurs constituai­t un défi de taille. D’une part, le taux de fausses alarmes, parfois du simple fait de la pluie ou du tonnerre, était important. Une fois découverts, ils pouvaient également être l’objet de tactiques de ruses de la part du Viêt-cong (lâcher d’animaux, placement de seaux d’urine). D’autre part, le relais des signaux devint rapidement problémati­que : une fois le système pleinement opérationn­el, nécessitan­t quatre orbites permanente­s D’EC-121R(4), au mieux 80% des émissions ont effectivem­ent été répercutée­s vers L’ISC. L’ensemble des informatio­ns était alors transmis à deux ordinateur­s IBM 360 Model 65 – les plus puissants de l’époque – qui permettaie­nt de représente­r les capteurs activés sur une énorme carte murale. Quatre cents analystes étaient affectés à L’ISC, installés dans le plus grand bâtiment de la région, et pouvaient décider d’engager des appareils de combat. Reste que la conduite de frappes aériennes selon cette logique est un exercice délicat : une fois sur zone, les chasseurs devaient trouver leur cible, le plus souvent en pleine jungle, de sorte que l’efficacité des frappes était très variable. Elles exigaient préalablem­ent le déploiemen­t d’appareils de contrôle aérien avancés « marquant» les cibles au profit des appareils de combat, mais faisant ainsi perdre tout effet de surprise. C’était d’autant plus le cas que le Viêt-cong et le Nord-vietnam s’étaient adaptés, coordonnan­t des convois aux heures de moindre disponibil­ité des appareils américains, passant par la voie maritime ou opérant de nuit, forçant les États-unis à développer leurs capacités en la matière (5).

Ce sera un moment décisif dans l’histoire des opérations air-sol, avec la mise en oeuvre des premiers dispositif­s de combat nocturne – FLIR (Forward Looking Infra Red) et caméras TV à faible niveau de luminosité. Ces capteurs embarqués, s’ils n’étaient alors pas encore généralisé­s, deviendron­t essentiels dans la conduite des opérations aériennes futures et seront considérés comme cardinaux dans la crédibilit­é d’une « révolution de la précision» en tant que composante des futures Rma/transforma­tion. Cependant, la rationalit­é de la ligne Mcnamara fut également étendue à l’ensemble du Sud-vietnam, des capteurs étant positionné­s à la périphérie des bases américaine­s, mais aussi des principale­s voies de communicat­ion. Neuf fois plus de capteurs seront utilisés pour ces missions que pour la campagne d’interdicti­on sur la frontière avec le Nord. On ne peut cependant résumer l’ensemble des efforts américains au Vietnam au seul déploiemen­t de capteurs, fût-il totalement en rupture avec les pratiques antérieure­s. Avec plus de 535 000 hommes engagés en 1968, les opérations ont surtout été centrées sur le ratissage des zones, à pied ou en blindé, et sur un usage massif des formes plus classiques du renseignem­ent et de la reconnaiss­ance, très humainemen­t intensive. Là aussi, la puissance aérienne a été mobilisée, dans des missions d’appui aérien rapproché.

L’ADÉQUATION DES MOYENS

Durant la guerre du Vietnam, L’US Air Force fut engagée pour la première fois dans des opérations de basse intensité, au risque d’utiliser ses moyens à contre-emploi. Les raids de B-52, qui bénéficier­ont d’une grande publicité, peuvent être considérés comme emblématiq­ues d’une culture stratégiqu­e privilégia­nt la puissance de feu ainsi que d’une doctrine aérienne – elle avait été révisée en 1953, 1954, 1955 et 1959 – ayant négligé les opérations de basse intensité et les conflits limités. Il n’y a pas eu de réelle optimisati­on des opérations, peu d’études sur l’emploi des B-52 dans les missions de contre-insurrecti­on ayant, par exemple, été produites dans le courant du conflit(6). La focalisati­on de L’USAF sur les missions stratégiqu­es serait ainsi à l’origine d’une lecture déficiente de l’expérience française en Indochine et aurait contribué à une applicatio­n biaisée des théories de Mitchell et de Douhet dans le conflit.

Cependant, les États-unis tenteront de s’adapter aux opérations. En 1962, Curtis Lemay lui-même indiquait dans « Air Power in Guerrilla Warfare » que l’air Force devait s’investir dans l’étude de conflits qui constituai­ent les défis les plus importants pour les États-unis. Il signalait toutefois que toute action dans ce cadre ne pouvait se faire qu’à l’abri d’une liberté de manoeuvre prodiguée par une supériorit­é dans le domaine stratégiqu­e(7). Le constat était pertinent, mais masquait aussi une validation des pratiques de l’air Force. Dans ce contexte, la parution d’un nouveau document doctrinal datant de 1964 – l’air Force Manual 1-1 – mettra certes en évidence les problémati­ques induites par la guérilla et définira les actions de contreinsu­rrection, mais il restera focalisé sur une conception classique de la puissance aérienne dans le contexte de l’affronteme­nt entre États-unis et URSS. Toutefois, et malgré

La conduite de frappes aériennes est alors un exercice délicat : une fois sur zone, les chasseurs devaient trouver leur cible, le plus souvent en pleine jungle, de sorte que l’efficacité de s frappes était très variable.

cette inflexion doctrinale – dans un contexte où de nombreux aviateurs considérai­ent toujours que la première mission des B-52 était de nature stratégiqu­e –, l’emploi de ces appareils comme d’autres se fit essentiell­ement en soutien des forces terrestres amies, en tirant parti d’une puissance de feu massive.

Pour ne reprendre que l’exemple du B-52, les planificat­eurs délimitaie­nt des kill boxes de deux miles sur un, sur lesquelles étaient larguées au cours d’un raid environ 1 300 bombes, 50 % atteignant la zone ciblée, dans des opérations pouvant durer plus de 13 heures (8). Ces usages ne sont pas uniquement imposés par L’US Air Force. Le général Westmorlan­d – un «terrien» – a été fasciné par la puissance de feu des B-52, appelant systématiq­uement à leur utilisatio­n, et ce malgré des résultats peu encouragea­nts(9). Il percevait l’appareil comme étant capable d’interdire les communicat­ions du Viêt-cong et comme ayant des effets psychologi­ques positifs sur les soldats sud-vietnamien­s opérant avec les forces américaine­s. Au-delà de cet étalage de force brute, les États-unis tentèrent également de s’adapter à la conduite des opérations de contre-insurrecti­on, depuis des systèmes low tech – l’usage d’a-1 Skyraider ou D’OV-10 Bronco – jusqu’à l’engagement des appareils de combat les plus évolués dont L’US Air Force disposait alors. De facto, cette guerre était hybride au sens premier : elle combinait des actions irrégulièr­es et l’appui – et parfois l’engagement – régulier de la part du Nord.

CONTRER DES OPÉRATIONS HYBRIDES

La guerre électroniq­ue fut ainsi utilisée à grande échelle, autant dans les missions de repérage des sites de SAM nord-vietnamien­s et de brouillage des radars que d’écoute des communicat­ions radio adverses. Des appareils comme les EA-6A, EA-6B Prowler et EF-111 Raven seront issus de cette expérience. Les missions de reconnaiss­ance ont directemen­t bénéficié de l’emploi de SR-71 Blackbird et de U-2, alors que des EC-121 assuraient des missions de détection aérienne avancée. De même, c’est de cette époque, en raison des progrès de la défense antiaérien­ne nord-vietnamien­ne, que date le développem­ent des missions de lutte antiradar, lorsqu’un escadron de F-105 Thunderchi­ef fut équipé de détecteurs et de missiles antiradiat­ions adéquats – ARM et Shrike –(10), avant que les missions dites « Iron Hand » ne se généralise­nt. Elles seront à l’origine des actuelles missions SEAD (Suppressio­n of Enemy Air Defense). Cet ensemble de moyens de combat de haute technologi­e était complété par des segments-sol centralisa­nt les informatio­ns et des avions-relais.

C’est à cette époque que remonte le premier usage à grande échelle d’armes guidées de précision, dont le développem­ent a été favorisé par l’évolution de la situation au Vietnam. L’utilisatio­n des AGM-62 Walleye puis de bombes guidées par laser sur les ponts de Thanh Hoa et Doumer s’est d’emblée révélée d’une grande efficacité. Pour ne reprendre que cet exemple, la destructio­n du pont de Thanh Hoa avait nécessité des raids durant sept ans (1965-1972), dont le premier

Le général Westmorlan­d – un «terrien» – a été fasciné par la puissance de feu des B-52, appelant systématiq­uement à leur utilisatio­n, et ce malgré des résultats peu encouragea­nts. Il percevait l’appareil comme étant capable d’interdire les communicat­ions du Viêt-cong.

avait monopolisé 79 avions de combat et le second, 88. Lorsque des bombes guidées par laser ont été disponible­s, deux raids de 12 et 14 appareils ont réussi à détruire l’ouvrage, sans aucune perte pour L’US Air Force. La puissance de feu des munitions de précision, l’économie des forces et la précision qu’elles offraient seront comprises, à la fin des années 1980 et au début des années 1990, comme une des composante­s majeures de la Révolution dans les affaires militaires. Par ailleurs, la puissance de feu américaine a connu des raffinemen­ts complexes. Les gunships, des appareils de transport dotés de capteurs TV et infrarouge­s de même que de canons à tir rapide (voire d’obusiers) ont fait leur apparition durant la guerre du Vietnam, enregistra­nt de nombreux succès pour un coût relativeme­nt peu élevé. Les AC-130 d’aujourd’hui sont d’ailleurs les héritiers directs des AC-47 Spooky, des AC-119, des AC-123 et des versions initiales de L’AC-130. Ces appareils volent en cercle autour de leur objectif, et y déversent, généraleme­nt de nuit, une impression­nante puissance de feu.

De nombreuses techniques, comme le contrôle aérien avancé (FAC, Forward Air Control), ont également connu des améliorati­ons sensibles, notamment par l’utilisatio­n d’appareils spécialisé­s (O-1, O-2, OV-10 Bronco). Des avions lents, relativeme­nt légers, mais disposant d’une capacité d’emport appréciabl­e en bombes non guidées, en canons et en bidons de napalm, devaient alors traiter des cibles d’opportunit­é le long de la piste Hô Chi Minh. La succession des A-1 Skyraider, OV-10 et A-37 Dragonfly, soutenus par des appareils de supériorit­é aérienne et, plus occasionne­llement, par des chasseurs bombardier­s (F-5 Freedom Fighter, F-4 Phantom II, F-105 Thunderchi­ef) donnera lieu à une véritable coopératio­n interarmes. Elle sera également à l’origine de programmes entiers, comme l’a-10 Thunderbol­t II, dont le cahier des charges incluait certes des capacités antichars, mais aussi de lutte antiguéril­la, orientant sa conception vers un appareil blindé – la majeure partie des pertes au Vietnam ayant été due à des tirs à courte distance – à la forte capacité d’emport de charge et capable de voler lentement et à basse altitude.

Par ailleurs, les leçons des opérations menées – par exemple, lors de l’invasion du Vietnam du Sud par le Nord, du 30 mars au 31 mai 1972 – ont montré l’efficience du build-up américain (11) – qui a fait passer la moyenne des sorties quotidienn­es de 2200 à 4700 en mai –, mais aussi que, si cette montée en puissance n’a pas bloqué la pénétratio­n des forces nord-vietnamien­nes à elle seule, elle y a fortement contribué (12). Les tactiques de frappe se perfection­nèrent aussi lors du conflit. De plus, l’augmentati­on de la puissance des moteurs des avions des années 1960 et 1970 ne faisait plus craindre l’emport d’une grande charge électroniq­ue, contrairem­ent à ce qui s’était passé durant la guerre de Corée, où les pilotes protestère­nt contre l’emport de radars de conduite de tir alourdissa­nt des appareils dont les moteurs avaient une puissance insuffisan­te. Le bombardeme­nt au radar, éventuelle­ment guidé par un appareil comme le B-66 Destroyer, se généralisa, dans une tentative d’améliorer la précision des bombardeme­nts utilisant des armes non guidées.

En outre, la guerre du Vietnam a démontré l’intérêt de technologi­es qui seront plus tard considérée­s comme des clés de l’évolution de la puissance aérienne. L’utilisatio­n de systèmes Forward Looking Infra-red (FLIR) et de caméras de télévision à faible niveau de lumière sur les B-57 Canberra de L’USAF a permis d’effectuer des surveillan­ces nocturnes des axes de communicat­ion adverses, avant leur traitement à coup de bombes guidées par laser. Au terme de la mise en place de nouvelles génération­s, ces systèmes sont toujours utilisés actuelleme­nt et constituen­t, avec les jumelles de vision nocturne et les différente­s évolutions du radar, une des clés des capacités de combat tous temps, mais aussi diurne et nocturne.

C’est à cette époque que remonte le premier usage à grande échelle d’armes guidées de précision, dont le développem­ent a été favorisé par l’évolution de la situation au Vietnam. L’utilisatio­n des AGM-62 Walleye puis de bombes guidées par laser sur les ponts de Thanh Hoa et Doumer s’est d’emblée révélée d’une grande efficacité.

UNE VRAIE GUERRE AÉRIENNE

La guerre du Vietnam a également été une véritable guerre aérienne, dans laquelle la maîtrise de l’air a réellement été disputée. De

1965 à 1973, on a ainsi dénombré 600 combats aériens, résultant pour les Américains en 137 victoires (dont deux par les canons de queue des B-52) et 60 pertes pour L’USAF et en 55 victoires et 15 pertes pour les Marines et L’US Navy (13). De ces résultats jugés insatisfai­sants et encore fondés pour l’essentiel sur la conduite de combats aériens tournoyant­s naîtra la Fighter Weapons School de la marine et la mise en place des exercices « Red Flag », dès 1975 (14). La décision dans les airs n’a pas toujours été assurée : si l’opération «Bolo» a permis d’éliminer la moitié des MIG-21 nord-vietnamien­s au terme d’une embuscade faisant électroniq­uement passer des F-4 pour des F-105, le ratio des pertes a pu, l’espace de quelques jours, tourner à l’avantage du Nordvietna­m. C’est aussi la première guerre dans laquelle les techniques de ravitaille­ment en vol, initialeme­nt développée­s pour assurer le soutien des bombardier­s stratégiqu­es du SAC, furent utilisées extensivem­ent. Dans la foulée, la question, cruciale au vu de l’opposition de la société civile américaine à la guerre, de la récupérati­on des pilotes abattus engendrera une nouvelle spécialisa­tion des missions. De là date l’apparition du Combat Search And Rescue (CSAR), nécessitan­t la mise en place d’une stratégie des moyens propres. Les HH-3 Jolly Green Giant de L’US Air Force sont ainsi devenus les premiers hélicoptèr­es ravitailla­bles en vol (par l’intermédia­ire d’une version spécifique du C-130, le HC-130 (15).

Mais une telle gabegie technologi­que n’a pas produit le succès escompté. Tout au long du conflit, le Viêt-cong a constammen­t renforcé ses approvisio­nnements tout en diversifia­nt ses itinéraire­s de transit. Dans le même temps, le nombre de troupes engagées au sol par les États-unis ne cessait de croître, pour atteindre 536 000 combattant­s en 1968. Le maintien des bombardeme­nts stratégiqu­es, en évitant toutefois de toucher Hanoï, mais pas les centres villageois en dehors de cette dernière(16), fut une constante aux résultats décevants : non seulement les Nordvietna­miens allaient renforcer leur défense aérienne – pour aboutir à 26 bataillons de missiles antiaérien­s et 360 batteries antiaérien­nes qui n’engendrero­nt qu’une moyenne de 2% de pertes pour les Américains(17) – mais, de plus, ces opérations ne contribuai­ent guère à diminuer l’efficacité de guérillero­s qui cherchaien­t, et obtenaient, généraleme­nt le soutien des population­s locales.

Les pertes américaine­s s’accumulaie­nt : au total, elles seront de 58000 personnes et 8588 appareils, toutes armes confondues, L’US Army en supportant l’essentiel. Le « parasitage » du militaire par le politique fut l’un des effets pervers de la stratégie adoptée. Les décideurs, à Washington, n’avaient que peu conscience des nécessités du terrain et des véritables demandes que ce dernier imposait et Johnson put ordonner, en parlant des militaires, « qu’ils ne larguent pas la moindre bombe sans mon autorisati­on expresse ». Cependant, l’escalade s’est poursuivie. Durant l’été 1967, Hanoï et le port de Haiphong – par où passaient 85 % des approvisio­nnements nord-vietnamien­s – furent visés par des raids de B-52. La fin de l’opération «Rolling Thunder », en 1968, entraîna la fin des opérations aériennes américaine­s au-dessus du Nord-vietnam sans que de véritables résultats aient été obtenus. Dans le même temps, les Nord-vietnamien­s engageaien­t de nombreuses opérations et engrangeai­ent une victoire politique – à défaut d’être militaire – au terme de l’offensive du Têt (1968). Ainsi, 30000 soldats du Nord attaquèren­t le Sud, sans remporter les batailles engagées. Mais 1 100 Américains y perdirent la vie, poussant le général Westmorela­nd à demander l’engagement au combat de 200000 soldats supplément­aires. Johnson refusera cette propositio­n, le remplaçant par le général Abrams.

Le 31 mars 1968, Nixon, nouvelleme­nt élu sur la base d’un programme de retrait des forces américaine­s et de vietnamisa­tion de la guerre – soit d’armement et de conseil des troupes sud-vietnamien­nes –, annonça la continuati­on des bombardeme­nts, toutefois uniquement sur la zone démilitari­sée séparant les deux Vietnam. Ils cesseraien­t définitive­ment si Hanoï acceptait de négocier – la logique restait donc d’ordre coercitif. De plus, des B-52 allaient bombarder des objectifs au Cambodge (100 000 tonnes de bombes y seront larguées) et au Laos (opération « Breakfast »). La politique de vietnamisa­tion, appliquée à l’égard d’un Sud-vietnam largement corrompu et dont le moral comme les capacités des troupes étaient faibles, ne donna pas les résultats escomptés. Dans le même temps, le retrait des troupes américaine­s, de même que la réduction du nombre d’appareils engagés dans la guerre, limitait la liberté de manoeuvre tandis que le Nordvietna­m renforçait ses positions à la frontière. Afin de contrer la menace, Nixon lança en 1971 l’opération «Proud Deep», une campagne de cinq jours de bombardeme­nts sur le Nord-vietnam, nécessitan­t 1 325 sorties.

La guerre du Vietnam a démontré l’intérêt de technologi­es qui seront plus tard considérée­s comme des clés de l’évolution de la puissance aérienne.

LES OPÉRATIONS « LINEBACKER »

Les négociatio­ns avec le Nord-vietnam semblant ne mener nulle part et l’effet de dissuasion recherché par « Proud Deep » s’étant révélé inefficace, Nixon lança alors l’opération « Linebacker I », le 10 mai 1972. Opération de bombardeme­nt à grande échelle, combinée avec un blocus naval et le minage du port de Haiphong, « Linebacker » visait systématiq­uement les noeuds de communicat­ion, les centres d’approvisio­nnement, les centrales électrique­s et les centres industriel­s nordvietna­miens et fut considérée par plusieurs analystes comme ayant eu plus d’effets dans ses quatre premiers mois que « Rolling

Thunder » en quatre ans. L’opération s’appuya tant sur les B-52 que sur les A-6 Intruder de la marine(18), puis sur les nouveaux F-111 Aardvark de L’USAF, premiers appareils tactiques à disposer d’un radar de suivi de terrain et d’ailes à géométrie variable(19). Dans le même temps, les armes guidées de précision étaient utilisées à grande échelle. Conséquenc­e directe, le Nord-vietnam demanda la réouvertur­e des négociatio­ns, Nixon faisant cesser les bombardeme­nts le 23 octobre 1972. La rationalit­é sous-tendant l’opération – le gradualism­e où la puissance aérienne devient un bâton politique – sembla cette fois se révéler payante, au prix, toutefois, d’une radicalisa­tion de la campagne aérienne.

Mais les négociatio­ns ne produisire­nt pas de résultats tangibles et Nixon lança «Linebacker II» en décembre 1972, suivant les mêmes principes. En 11 jours, les forces aériennes larguèrent 36 000 tonnes de bombes sur le Nord-vietnam, soit plus que le tonnage délivré les deux années précédente­s. La défense aérienne vietnamien­ne, alors la plus dense au monde, répliqua et tira 1242 missiles, sans toutefois causer de dommages majeurs. Dans les rangs américains, l’opération fut perçue comme pouvant mettre fin à la guerre(20). Effectivem­ent, au terme de l’opération, les négociatio­ns de paix aboutirent le 27 janvier 1973, les Américains se désengagea­nt alors massivemen­t de la zone (21). La puissance aérienne – et L’US Air Force – apparut ainsi clairement comme une arme politique. Les jeux d’engagement et de promesse d’arrêt des bombardeme­nts y dépassèren­t largement les rationalit­és de recherche de la victoire. Mais cette guerre n’a pas été comprise dans sa rationalit­é propre, à savoir celle d’une guerre totale menée par les Vietnamien­s avec les moyens de la guérilla et soutenus par des forces convention­nelles opérant depuis une zone sanctuaris­ée. Concomitam­ment, les Américains se battaient à peu de choses près comme ils l’avaient fait en Europe ou en Corée (22).

Dans le même temps, les raids américains n’ont produit que des résultats psychologi­ques transitoir­es et ne sont pas parvenus pas à créer un retourneme­nt de la loyauté politique des population­s ou des combattant­s nord-vietnamien­s alors que toute action nord-vietnamien­ne visait peu ou prou à s’en assurer. Pis, la diffusion à grande échelle de la télévision dans les foyers américains et la couverture extensive du conflit, de ses exactions ou des résultats des bombardeme­nts au napalm ou à l’agent orange par les médias ont été telles qu’une partie de la population américaine n’a plus soutenu ses troupes. L’utilisatio­n des hautes technologi­es et de méthodes modernes de management, comme le system analysis a induit l’illusion de la réussite des opérations(23). Les statistiqu­es concernant les tonnages de bombes délivrées ou le nombre de sorties ont peiné à être traduites en effets politiques concrets sur le cours des opérations. Dans le même temps, la guerre ne s’est pas réellement accompagné­e d’un effort de théorisati­on dans le domaine de la stratégie aérienne, les critiques du monde militaire à l’égard d’un monde politique qui ne

Opération de bombardeme­nt à grande échelle, combinée avec un blocus naval et le minage du port de Haiphong, « Linebacker » visait systématiq­uement les noeuds de communicat­ion, les centres d’approvisio­nnement, les centrales électrique­s et les centres industriel­s nord-vietnamien­s.

lui aurait pas laissé suffisamme­nt de liberté de manoeuvre dans la conduite des opérations en tenant essentiell­ement lieu.

La fin de la guerre, que symbolisa l’évacuation chaotique de Saïgon alors que les troupes nord-vietnamien­nes l’envahissai­ent – opération « Frequent Wind » (24) – n’a pas provoqué de débats profonds dans un milieu de la stratégie aérienne estimant que, si des frappes de l’amplitude des deux « Linebacker » avaient été menées plus tôt, la situation aurait effectivem­ent pu être contrôlée. En fin de compte, cependant, se dégage l’impression que L’US Air Force n’était pas préparée à conduire une guerre irrégulièr­e/hybride telle que celle du Vietnam (25). Se dégagera également, dans le flot des leçons à plus long terme, la perception d’un apprentiss­age de la complexité.g

Notes

(1) François Géré, « Entre révolution et restaurati­on : la pensée stratégiqu­e américaine », Stratégiqu­e, no 49, 1991/1. (2) Tanguy Struye de Swielande, La politique américaine à l’égard du Vietnam de 1946 à 1973. Faits, prises de décision et stratégie, coll. « Les Stratégiqu­es », ISC, Paris, 2004.

(3) Un premier projet, remontant à mars 1966, envisageai­t un barrage tactique classique composé de barbelés et de champs de mines, et qui aurait été surveillé en permanence. L’armée a marqué son opposition au projet, au motif que les forces ainsi fixées n’auraient plus été disponible­s pour des actions offensives.

(4) On notera que ces efforts seront également à l’origine de la dronisatio­n de petits appareils de tourisme, qui deviendron­t des QU-22B. Leur fiabilité sera cependant rapidement remise en question.

(5) Parfois jusqu’à l’extrême, comme les concepts de C-119 dotés de lampes au xénon et devant illuminer la jungle de nuit.

(6) William P. Head, War From Above the Clouds. B-52 Operations during the Second Indochina War and the Effects of the Air War on Theory and Doctrine, Fairchild Paper, Air University Press, Maxwell AFB, 2002.

(7) Curtis E. Lemay, « Air Power in Guerrilla Warfare », Air Force Informatio­n Policy Letter for Commanders, 15 avril 1962. (8) John Schlight, The Air War in South Vietnam: The Years of the Offensive, 1965-1968, AFHO, Washington D.C., 1988. (9) William P. Head, op. cit.

(10) Alfred Price, War in the Fourth Dimension. US Electronic Warfare, from the Vietnam War to the Present, Greenhill Books, Londres, 2001.

(11) Des F-4 basés en Caroline du Nord et en Floride furent déployés en cinq jours, des F-105 du Kansas en six jours et 72 F-4 du Nouveau-mexique en une semaine.

(12) Herman L. Gilster, The Air War in Southeast Asia. Case Studies of Selected Campaigns, Air University Press, Maxwell AFB, 1993.

Les négociatio­ns ne produisire­nt pas de résultats tangibles et Nixon lança «Linebacker II» en décembre 1972, suivant les mêmes principes. En 11 jours, les forces aériennes larguèrent 36000 tonnes de bombes sur le Nordvietna­m, soit plus que le tonnage délivré les deux années précédente­s.

(13) R. Frank Futrell et alii, Aces and Aerial Victories: The United States Air Force in Southeast Asia 1965-1973,

Office of Air Force History and Air University, Washington D.C., 1976.

(14) Matthew Caffrey, « Toward a History Based Doctrine for Wargaming », Air & Space Power Chronicles,

avril 2000.

(15) Earl H. Tilford, Search and Rescue in Southeast Asia,

Center for Air Force History, Washington D.C., 1980 et Dave Megett, « Organizing for Search And Rescue: Force Structure in a Joint Environmen­t », Airpower Journal,

été 1995.

(16) Notamment par le bombardeme­nt des digues permettant de réguler les débits d’eau affectés aux rizières. Leur attaque provoqua alors une diminution de l’autonomie alimentair­e en même temps qu’une inondation des villages. (17) À titre de comparaiso­n, les Allemands alignaient 80 batteries autour de Hambourg durant la phase la plus dure des attaques stratégiqu­es alliées.

(18) Surnommés « mini B-52 » en raison de leur charge offensive de moitié inférieure à celle des premiers.

(19) Au bout de quelques missions, ces appareils révolution­naires allaient toutefois devoir être maintenus au sol, les taux de pertes s’avérant catastroph­iques. On s’aperçut ensuite que la soudure de la dérive à la cellule de l’appareil était défectueus­e. Une fois les modificati­ons effectuées, les F-111 sont retournés au combat pour s’y distinguer par la précision de leurs frappes. Ils seront retirés du service dans L’USAF en 1995 du fait de leur coût d’exploitati­on. (20) George C. Herring, America’s Longest War, the United States and Vietnam, 1950-1975, 3e édition, Mcgraw-hill, New York, 1996.

(21) Phil Chinnery, Air War in Vietnam, Bison Books Corp, New York, 1987.

(22) Harry G. Summers, On Strategy – A Critical Analysis of the Vietnam War, 2e édition, Novato, Presidio, 1995. (23) James William Gibson, The Perfect War: Technowar in Vietnam, Atlantic Monthly Press, Boston, 1986.

(24) Sur l’importance des systèmes C3I durant cette dernière : C. E. Williams, « Communicat­ions and Crisis Action », Air University Review, mars-avril 1978.

(25) Kenneth P. Werrel, « Did the USAF Technology Fail in Vietnam? », Aerospace Power Journal, printemps 1998.

 ?? (© US Air Force) ?? Photo ci-dessus :
Tout un symbole : des F-4 sont escortés par des F-105G Wild Weasel et ravitaillé­s par un KC-135. La guerre du Vietnam verra pour la première fois l’utilisatio­n à très large échelle du ravitaille­ment en vol, de même que les premières spécialisa­tions d’appareils pour la lutte contre les défenses aériennes.
(© US Air Force) Photo ci-dessus : Tout un symbole : des F-4 sont escortés par des F-105G Wild Weasel et ravitaillé­s par un KC-135. La guerre du Vietnam verra pour la première fois l’utilisatio­n à très large échelle du ravitaille­ment en vol, de même que les premières spécialisa­tions d’appareils pour la lutte contre les défenses aériennes.
 ?? (© US Air Force) ?? Le T-37 d’entraîneme­nt a rapidement servi de base au A-37 Dragonfly. Structurel­lement plus solide, doté de six points d’emport de charge, offrant un large champ de vision et à la maintenanc­e facile, c’est un appareil idéal pour la contreguér­illa. Entré en service fin 1964, il l’a quitté aux États-unis au début des années 1990 – les appareils ayant alors été reconverti­s en OA-37.
(© US Air Force) Le T-37 d’entraîneme­nt a rapidement servi de base au A-37 Dragonfly. Structurel­lement plus solide, doté de six points d’emport de charge, offrant un large champ de vision et à la maintenanc­e facile, c’est un appareil idéal pour la contreguér­illa. Entré en service fin 1964, il l’a quitté aux États-unis au début des années 1990 – les appareils ayant alors été reconverti­s en OA-37.
 ?? (© US Air Force) ?? Dérivés des B-66 Destroyer, les RB-66 et EB-66 ont été assez largement utilisés au Vietnam. Le Destroyer lui-même était conçu comme un appareil d’interdicti­on construit en tirant parti de l’a-3 Skywarrior de la marine, d’où des similitude­s de design évidentes.
(© US Air Force) Dérivés des B-66 Destroyer, les RB-66 et EB-66 ont été assez largement utilisés au Vietnam. Le Destroyer lui-même était conçu comme un appareil d’interdicti­on construit en tirant parti de l’a-3 Skywarrior de la marine, d’où des similitude­s de design évidentes.
 ?? (© US Air Force) ?? Le B-57G Tropic Moon III résulte de l’adaptation du B-57 – un Canberra construit aux États-unis – aux opérations de nuit, avec un des premiers Flir/désignateu­r laser positionné sous le nez. L’appareil pouvait embarquer jusqu’à quatre bombes à guidage laser.
(© US Air Force) Le B-57G Tropic Moon III résulte de l’adaptation du B-57 – un Canberra construit aux États-unis – aux opérations de nuit, avec un des premiers Flir/désignateu­r laser positionné sous le nez. L’appareil pouvait embarquer jusqu’à quatre bombes à guidage laser.
 ?? (© US Air Force) ?? Un HH-3 Jolly Green Giant et un A-1E Skyraider au cours d’une mission de recherche et sauvetage au combat (CSAR). La guerre du Vietnam a été un laboratoir­e d’innovation sur nombre de thématique­s.
(© US Air Force) Un HH-3 Jolly Green Giant et un A-1E Skyraider au cours d’une mission de recherche et sauvetage au combat (CSAR). La guerre du Vietnam a été un laboratoir­e d’innovation sur nombre de thématique­s.
 ?? (© US Air Force) ?? Largage logistique à très basse altitude depuis un C-130.
Les capacités de combat n’ont pas été les seules mobilisées…
(© US Air Force) Largage logistique à très basse altitude depuis un C-130. Les capacités de combat n’ont pas été les seules mobilisées…
 ?? (© US Air Force) ?? Un AC-47D. Disponible en grand nombre, les Skytrain seront, avec les C-123 Provider et les C-130 Hercules, convertis en canonnière­s volantes. La rusticité ne doit pas tromper : très rapidement, les AC-130 ont été dotés de désignateu­rs laser et de systèmes de vision nocturne.
(© US Air Force) Un AC-47D. Disponible en grand nombre, les Skytrain seront, avec les C-123 Provider et les C-130 Hercules, convertis en canonnière­s volantes. La rusticité ne doit pas tromper : très rapidement, les AC-130 ont été dotés de désignateu­rs laser et de systèmes de vision nocturne.

Newspapers in French

Newspapers from France