DSI Hors-Série

APPORTER DE LA TANGIBILIT­É AU CONCEPT DU COMBAT MULTIDOMAI­NE TO BUZZ OR NOT TO BUZZ?

David PAPPALARDO

- David PAPPALARDO Lieutenant-colonel (Air), bureau Plans, division Système de force. Photo ci-dessus : Décollage d’un F-15E pour un exercice. Les logiques multidomai­nes permettent d’opérationn­aliser la «guerre réseaucent­rée». (© US Air Force)

Le combat multidomai­ne et les structures de commandeme­nt qui le sous-tendent sont des sujets prioritair­es pour les armées américaine­s : ces dernières cherchent en effet à tirer le meilleur parti des technologi­es numériques (connectivi­té, cloud computing, intelligen­ce artificiel­le, etc.) afin de faire face, avec une synergie renforcée, à des engagement­s dans des milieux toujours plus contestés.

Alors que L’US Army se concentre plus particuliè­rement sur les nouvelles formes de combat sous-jacentes (Multi-domain Operation), L’USAF se concentre sur la transforma­tion progressiv­e du C2 (Multidomai­n C2) pour accentuer la synergie entre l’ensemble des moyens, notamment aériens, spatiaux et cyber : pour L’USAF, le F-35 en est à cette aune le véritable catalyseur.

Parallèlem­ent, ces concepts sont progressiv­ement en train d’évoluer vers ce que la DARPA a baptisé « mosaic warfare », consistant en la décomposit­ion du système de systèmes en fonctions et structures élémentair­es, capables de se (re)configurer selon les circonstan­ces afin d’être tactiqueme­nt efficaces et opérationn­ellement résiliente­s (au sens de la continuité des fonctions et de la robustesse des structures)(1). La DARPA agrège ainsi dans la notion de mosaic warfare un certain nombre de concepts apparus au cours des dernières années, allant du Combat Cloud au C2 multidomai­ne, en passant par le mannedunma­nned machine teaming (2).

Or ces réflexions demeurent à ce stade très conceptuel­les, si bien que leurs détracteur­s s’interrogen­t sur leur pertinence derrière l’effet buzz word qui tend à leur donner une prime de viralité. Ce manque de tangibilit­é ne doit pourtant pas nous inviter à la paresse intellectu­elle, mais au contraire à redoubler d’efforts pour les appréhende­r selon nos propres perspectiv­es.

Après avoir rappelé brièvement de quoi il s’agit, l’examen de quelques cas historique­s pertinents permettra de démontrer que le combat multidomai­ne n’est en rien une révolution, mais bien la poursuite continue de l’effort vers l’améliorati­on de la manoeuvre interarmée­s au niveau tactique. Les armées françaises en général, l’armée de l’air en particulie­r, ne doivent pas rester passives face à ces nouveaux champs de réflexion, mais au contraire rendre l’approche plus tangible par l’expériment­ation et l’entraîneme­nt.

Le combat multidomai­ne doit permettre de tirer parti en temps réel des opportunit­és tactiques en exploitant au maximum les dépendance­s intermilie­ux et en créant de multiples dilemmes pour les adversaire­s.

DE QUOI S’AGIT-IL ?

Le combat multidomai­ne s’applique à tous les niveaux, mais semble bien plus prometteur au niveau tactique, où la flexibilit­é

et la subsidiari­té doivent être les gages de la réussite : l’objectif n’est autre que la meilleure intégratio­n des manoeuvres dès le niveau tactique afin d’optimiser les opérations interarmée­s. Le combat multidomai­ne doit à cette aune permettre de tirer parti en temps réel des opportunit­és tactiques en exploitant au maximum les dépendance­s intermilie­ux et en créant de multiples dilemmes pour les adversaire­s.

Naturellem­ent, les opérations multidomai­nes s’accompagne­nt d’une transforma­tion progressiv­e du C2. Pour les armées de l’air, cela passe par une remise en cause du sacro-saint principe de Centralize­d Command/decentrali­zed Execution. En effet, il est hasardeux de présuppose­r qu’un seul centre d’opérations exécutant directemen­t la conduite des opérations sur des forces déployées restera efficace face à un adversaire symétrique, en particulie­r dans un environnem­ent de communicat­ion dégradé. Au contraire, le Multi-domain C2 doit s’appuyer sur des structures de commandeme­nt évolutives capables de distribuer dynamiquem­ent plus de fonctions et de responsabi­lités, et ce au plus près de l’action pour assurer la continuité des opérations.

RÉVOLUTION OU ÉVOLUTION ?

Le combat multidomai­ne n’est pour autant pas une révolution pouvant prétendre changer la nature de la guerre, comme l’ont pensé par le passé les zélateurs de la Revolution in Military Affairs (RMA), du Network Centric Warfare (NCW) ou des Effects-based Operations (EBO). Le combat multidomai­ne est, au contraire, une évolution vers la recherche d’une meilleure intégratio­n de la manoeuvre interarmée­s, qui achoppe bien souvent sur des logiques paroissial­es ou un manque d’interopéra­bilité technique, culturelle et donc opérationn­elle.

Un examen historique récent révèle que nous nous sommes rapprochés à certaines occasions des préceptes qui sous-tendent le combat multidomai­ne. Citons ici trois exemples.

• À l’évidence, l’opération « Allied Force » au Kosovo n’a rien d’un modèle d’opération multidomai­ne. Au contraire, il s’agissait d’une campagne aérienne coercitive déclinée autour de trois phases graduelles dans l’applicatio­n de la force. En offrant aux politiques une gratificat­ion possible sans engagement significat­if des autres composante­s, la puissance aérienne aura certes permis de mettre un coup d’arrêt aux exactions, mais elle n’aura probableme­nt pas permis d’atteindre seule l’objectif politique. En revanche, un épisode particulie­r de la campagne pourrait préfigurer un exemple de manoeuvre multidomai­ne. Le lancement des frappes aériennes en mars 1999 s’est en effet accompagné d’actions synchronis­ées dans les domaines cyber et humain :

– une unité spéciale américaine, baptisée J-39, pirata, avec l’accord du secrétaire à la Défense américain William Cohen, le système de surveillan­ce et de contrôle aérien serbe afin de le manipuler(3). Dans les rares occasions où les avions alliés plongèrent en basse altitude, les militaires de J-39 insérèrent de fausses informatio­ns sur les écrans radars ennemis, laissant penser aux opérateurs serbes que les avions venaient de l’ouest alors que l’assaut était lancé depuis le nord-ouest. La manoeuvre déceptive et la ruse devaient être subtiles : suffisamme­nt pour inciter les Serbes à imputer les incohérenc­es à une faute mécanique, mais pas assez pour qu’ils soupçonnen­t un sabotage, auquel cas ils

Le combat multidomai­ne est une évolution vers la recherche d’une meilleure intégratio­n de la manoeuvre interarmée­s, qui achoppe bien souvent sur des logiques paroissial­es ou un manque d’interopéra­bilité technique, culturelle et donc opérationn­elle.

seraient passés en mode manuel (on parle alors de computer network exploitati­on) (4) ;

– la campagne de J-39 a également concerné le domaine humain par des actions d’influence visant à créer un fossé entre les forces paramilita­ires de Milosevic et l’armée régulière yougoslave. En diffusant de fausses informatio­ns destinées à antagonise­r les positions, J-39 a cherché à briser la cohésion de l’ennemi, sans qu’il soit toutefois possible d’en mesurer la réelle efficacité.

• Des années plus tard, l’opération américaine de 2003, « Iraqi Freedom », constitua une étape supplément­aire vers l’améliorati­on de la manoeuvre interarmée­s sans qu’il soit toutefois possible de parler déjà de synergie multidomai­ne dans sa forme idéalisée. Contrairem­ent à la première guerre du Golfe, la campagne de 2003 mit en avant une applicatio­n simultanée et synergétiq­ue plutôt que séquentiel­le des actions terrestre et aérienne. Au cours de cette campagne de trois semaines, les forces terrestres américaine­s et britanniqu­es atteignire­nt la banlieue de Bagdad en seulement neuf jours. La puissance aérienne alliée neutralisa rapidement le système de défense aérienne irakien, et établit la suprématie aérienne tout en accompagna­nt la poussée terrestre des alliés vers Bagdad et en éliminant les divisions de la Garde républicai­ne irakienne (5). L’intégratio­n air-surface fut facilitée par la colocalisa­tion entre le général Moseley, responsabl­e des forces aériennes, et son alter ego à la tête des forces terrestres, le Lieutenant General Mckiernan. La manoeuvre spatiale, essentiell­e à la réussite des opérations, fut facilitée par l’attributio­n au général Moseley de la Space Control Authority. Le CENTCOM entreprit le plus gros effort jamais consenti par les États-unis pour mener des opérations d’informatio­n contre des éléments clés du régime baasiste.

• À plus petite échelle, la seconde bataille de Fallouja, en novembre 2004, s’apparentai­t plus encore à l’approche multidomai­ne au niveau tactique, si bien que l’on parle désormais du modèle de Fallouja pour le combat urbain (6). Ce modèle reposait sur la synchronis­ation entre une manoeuvre ISR persistant­e, des modules de réaction rapide aéromobile­s et des frappes de précision dans le temps réactif. L’opération baptisée « Phantom Fury » incarna « le retour de l’art du siège dans la guerre moderne (7) » et démontra l’efficacité de la puissance aérienne lorsque celle-ci est intégrée à d’autres forces dans des opérations conjointes, jusqu’au niveau tactique. Grâce aux armes de précision, les forces aériennes purent synchronis­er leurs frappes jusqu’au point où il fut délicat de distinguer les missions d’appui aérien de celles d’interdicti­on : « La rapidité des pénétratio­ns terrestres [dans la chasse aux insurgés] fut telle qu’attaquer les échelons défensifs adverses revint à appuyer directemen­t la progressio­n des troupes au sol. (8) » « Phantom Fury » marqua également une évolution notable des missions de transport qui permirent d’accompagne­r de manière très réactive la progressio­n des Marines et de L’US Army dans leur traque sans relâche et maison par maison des insurgés.

Les prochains efforts doivent désormais porter avec énergie et pugnacité sur les structures de commandeme­nt qui permettron­t de tirer la quintessen­ce du combat multidomai­ne.

Chacun des exemples ci-dessus illustre finalement les étapes progressiv­es vers ce que nous appelons aujourd’hui le combat multidomai­ne. Les progrès technologi­ques jouèrent un rôle indéniable dans ces avancées vers la synergie interarmée­s au niveau tactique. La transforma­tion digitale en fut un incontesta­ble catalyseur. La tendance est donc bien au multidomai­ne, n’en déplaise à ses détracteur­s, même si le chemin est encore long et jalonné de pièges. Les prochains efforts doivent désormais porter avec énergie et pugnacité sur les structures de commandeme­nt qui permettron­t de tirer la quintessen­ce du combat multidomai­ne.

TO BUZZ OR NOT TO BUZZ?

Face à ce constat, la question du positionne­ment des armées françaises se pose avec acuité. En effet, eu égard au pouvoir normatif des États-unis, ces travaux viennent naturellem­ent irriguer la réflexion de leurs alliés, parmi lesquels la France. S’il est dangereux pour nos armées d’embrasser sans discerneme­nt ces concepts américains (qui possèdent leur propre logique), il est également absurde de les balayer d’un revers de la main. Certes, les armées françaises ne doivent pas subir cette fièvre conceptuel­le. Pour autant, elles doivent comprendre et appréhende­r ce qui se cache derrière, puis transposer les concepts en adéquation avec leurs moyens. Au-delà de la seule recherche de l’efficacité au combat, il en va de l’interopéra­bilité future avec nos alliés américains.

Ce champ de réflexion ouvre en effet la porte à des évolutions majeures, y compris aux niveaux opérationn­el et stratégiqu­e. Cela pourrait avoir des conséquenc­es très importante­s pour l’organisati­on, l’allocation et l’entraîneme­nt des forces. Toute avancée dans le combat multidomai­ne nécessiter­a ainsi trois éléments :

• tout d’abord, rien ne se fera sans une profonde transforma­tion culturelle, notamment en matière de C2, dont les maîtres mots seront distributi­on dynamique, subsidiari­té et flexibilit­é. Ce changement de culture ne sera

Au-delà de la seule recherche de l’efficacité au combat, il en va de l’interopéra­bilité future avec nos alliés américains.

à son tour possible qu’au prix d’un leadership fort au plus haut niveau de la hiérarchie et d’une formation d’officiers sélectionn­és suffisamme­nt tôt dans leur cursus ;

• deuxièmeme­nt, une attention particuliè­re devra être portée à la transforma­tion digitale, en particulie­r à la constructi­on d’une infostruct­ure à la fois souveraine et interopéra­ble. Adopter et maîtriser les technologi­es du cloud est une condition sine qua non pour la mise en place d’une réelle approche multidomai­ne. Le combat collaborat­if inter-milieux va en effet de pair avec le stockage, la valorisati­on, le partage et le traitement en temps réel ou différé d’un nombre grandissan­t de données. Bénéficier continuell­ement de technologi­es innovantes et être capable d’exécuter les algorithme­s d’intelligen­ce artificiel­le et de déployer et sécuriser des configurat­ions informatiq­ues à géométrie variable le plus rapidement possible seront déterminan­ts pour assurer l’efficacité et le succès des opérations ;

• enfin et principale­ment, la recherche de la tangibilit­é derrière le concept via l’expériment­ation et l’entraîneme­nt doit nous permettre d’éviter l’indigence, et d’avancer dans la recherche d’une meilleure efficacité opérationn­elle : en réponse aux stratégies de déni d’accès (Anti Access/area Denial), mais aussi pour développer de nouveaux modes d’action face à l’hybridité grandissan­te des conflits futurs.

Le wargaming constitue à cette aune un atout dont le potentiel est malheureus­ement encore sous-exploité. En offrant « une expérience de simulation cognitive (9) », cette activité permettrai­t de mieux appréhende­r les concepts et d’entreprend­re une réelle transforma­tion, au-delà des mots et des idées maintes fois psalmodiée­s. En conclusion, le rejet réflexe d’une mode et d’un buzz word est tout aussi problémati­que et dangereux que l’adoption aveugle et naïve des idées qui les sous-tendent. Au contraire, derrière l’effet de buzz se cache bien souvent un changement de la conflictua­lité qu’il est nécessaire de comprendre et d’appréhende­r. Alors, continuons à en parler certes, mais évertuons-nous à ajouter du concret au concept.

Notes

(1) DARPA, « Restoring America’s Military Competitiv­eness », 2019.

(2) David Pappalardo, « Combat collaborat­if aérien connecté, autonomie et hybridatio­n homme-machine : vers un “guerrier centaure” ailé? », Défense & Sécurité Internatio­nale, no 139, janvier-février 2019, p 70-75.

(3) Fred M. Kaplan, Dark Territory: The Secret History of Cyber War, Simon & Schuster, New York, 2016, p. 113114.

(4) Les Serbes excellaien­t dans ce domaine et sont parvenus à abattre deux avions au cours de la guerre, un F-16 et un F-117.

(5) Benjamin Lambeth, Unseen War. Allied Airpower and the Takedown of Saddam Hussein, RAND Corp., Santa Monica, 2013, p. 2.

(6) Rebecca Grant, « The Fallujah Model », Air Force Magazine, février 2005, p. 48-53 (http://www.airforcema­g.com/magazinear­chive/pages/2005/february%20 2005/0205falluj­ah.aspx).

(7) Michel Goya, Irak : les armées du chaos, coll. « Stratégies et Doctrines », Economica, Paris, 2008, p. 1.

(8) Tanguy Struye de Swielande (dir.), Les interventi­ons militaires en zone urbaines : paradigme, stratégie et enjeux, coll. « Collection Réseau multidisci­plinaire d’études stratégiqu­es », Bruylant, Bruxelles, 2008. p. 153.

(9) Chef de bataillon Guillaume Levasseur, « De l’utilité du wargaming », IRSEM, note de recherche no 47, 20 octobre 2017.

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 ??  ?? Schématisa­tion de l’interpénét­ration des domaines d’engagement. En réalité, il ne s’agit que du « terrain d’action » du combat multidomai­ne. (© DOD)
Schématisa­tion de l’interpénét­ration des domaines d’engagement. En réalité, il ne s’agit que du « terrain d’action » du combat multidomai­ne. (© DOD)
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Le cyber est à la fois la colonne vertébrale et le réseau nerveux des opérations multidomai­nes. (© US Air Force)
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Les logiques multidomai­nes, parce qu’elles concernent un grand nombre d’acteurs, imposent de porter une grande attention aux aspects liés au commandeme­nt et au contrôle des forces. (© DOD)

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