LE F-35, CHAUSSE-TRAPPE OU ATOUT POUR L’US AIR FORCE ?
Yannick SMALDORE
Programme militaire le plus cher et le plus ambitieux de l’histoire, le F-35 a connu des déboires techniques, des retards et des surcoûts aux proportions jusqu’ici inédites. Vingt ans après le premier vol du démonstrateur X-35A de Lockheed Martin, près de 250 F-35A Lightning II ont été livrés à L’USAF. Pour autant, la pleine capacité opérationnelle (FOC) de l’appareil n’a pas encore été prononcée, et de nombreux problèmes techniques persistent, remettant en question sa véritable plus-value stratégique au sein de L’USAF.
PROMESSES ET RÉALITÉ
Au milieu des années 1990, les programmes de futurs avions tactiques de L’USAF, de L’USMC et de la Navy sont fusionnés au coeur du programme JSF (Joint Strike Fighter) qui donnera naissance aux différentes versions du F-35 Lightning II. En 2001, quand Lockheed Martin est retenu pour développer le nouveau chasseur, L’USAF ne manque pas de superlatifs pour évoquer son futur F-35A. L’appareil devra coûter moins de 50 millions de dollars, être plus furtif qu’un F-22, plus facile d’entretien qu’un F-16, et disposer d’une suite avionique révolutionnaire et évolutive, offrant à l’appareil des capacités de détection inégalées, une mise en réseau jusqu’alors inédite pour un appareil tactique, ainsi que des capacités de guerre électronique et de cyberattaque directement à partir de ses capteurs et équipements de communication embarqués. Le tout devant connaître, pour la version F-35A, une mise en service initiale (IOC) début 2013.
La réalité a cependant été bien différente. Ainsi, L’IOC ne fut déclarée qu’en août 2016, avec moins de fonctionnalités logicielles que prévu initialement, et des restrictions importantes sur le domaine de vol de l’avion qui, à ce moment-là, avait un prix unitaire de près de 100 millions de dollars, hors coûts de développement. Pis encore, cette IOC a été déclarée avant la fin des tests de développement, et sans évaluation opérationnelle. Cette phase du programme, L’IOT&E (Initial Operational Test & Evaluation), était encore récemment (1) attendue pour le milieu, puis pour la fin de l’année 2019. À l’automne dernier, toutefois, la responsable des acquisitions du Pentagone, Ellen Lord, évoquait la fin de L’IOT&E pour début 2021 (2) au plus tôt. Ce nouveau retard semble principalement causé par un changement radical de l’environnement de simulation de combat, jusqu’ici géré par Lockheed Martin, et récemment repris en main par le Pentagone. Le taux de disponibilité des appareils d’évaluation, qui plafonne, malgré d’intenses efforts de la part des opérateurs, à 73 % contre 80 % attendus, y a aussi contribué. La mise en avant de ces problèmes ne doit toutefois pas faire oublier
Cette phase du programme, L’IOT&E (Initial Operational Test & Evaluation), était encore récemment attendue pour le milieu, puis pour la fin de l’année 2019. À l’automne dernier, toutefois, la responsable des acquisitions du Pentagone, Ellen Lord, évoquait la fin de L’IOT&E pour début 2021.
Photo ci-dessus :
En remplaçant le F-16 et l’a-10, le F-35 est un programme dont dépendra, littéralement, la capacité de survie de L’US Air Force. (© US Air Force)
que l’évaluation opérationnelle du F-35 s’effectue sur des appareils dont la configuration n’est toujours pas définitivement figée, les centaines de défauts encore identifiés sur le Block 3F étant corrigés au fur et à mesure des essais, complexifiant d’autant les procédures d’évaluation et relativisant la capacité à pleinement valider tous les correctifs du Block 3F.
Pour L’USAF, ce nouveau retard est d’autant plus handicapant que L’IOT&E est une étape indispensable pour figer la configuration du F-35 et permettre aux chaînes de production d’atteindre leur plein régime. Ce n’est qu’à ce moment-là que L’USAF pourra légalement commander ses F-35A sur une base pluriannuelle, ce qui devrait théoriquement l’aider à maîtriser ses coûts d’acquisition et sa chaîne logistique.
Mais, même alors, il reste peu probable de voir le Lightning II atteindre sa pleine capacité opérationnelle avant le milieu de la décennie, au mieux, avec le standard Block 4. L’ensemble des fonctionnalités et équipements prévus pour le F-35, dont la bombe nucléaire B61-12 et les bombes planantes GBU-53/B Stormbreaker (EXSDB II), devraient alors enfin être intégrées. Le coût de développement et de déploiement du Block 4 est aujourd’hui estimé à environ 16 milliards de dollars, qui viennent s’ajouter à la facture déjà lourde du programme et qui ne sont pas inclus dans le prix unitaire des appareils déjà livrés. Dès lors, il n’est pas garanti que le rétrofit des quelques 500 F-35 alors livrés aux trois forces américaines apparaisse comme économiquement viable, alors même que la flotte de F-35A de L’USAF dépasse aujourd’hui celle des F-22, des F-15C, des F-15E ou encore des A-10C.
UNE FACTURE QUI INQUIÈTE À LONG TERME
La question du coût du programme reste d’ailleurs au coeur des priorités de L’USAF, qui n’a pas hésité à faire pression sur Lockheed Martin et le Pentagone en menaçant, ces dernières années, de réduire de 600 exemplaires ses commandes de F-35 en cas de non-respect des coûts de production et de maintenance(3). Ainsi, si le prix unitaire (hors coûts de développement) du F-35A est longtemps resté au-dessus des 100 millions de dollars l’unité, il est passé symboliquement sous la barre des 80 millions en 2019 et devrait continuer à baisser lorsque la production à pleine cadence sera autorisée. Ainsi, le prix unitaire des appareils de série n’est plus vraiment un problème majeur sur ce programme, les 77 millions de dollars à l’unité annoncés pour les F-35A commandés en 2020 n’étant pas très éloignés, inflation prise en compte, des 50 millions prévus en 2001. Ce prix, toutefois, n’inclut pas le coût des mises à jour aux standards ultérieurs, qui restent particulièrement floues, chaque lot de production disposant d’améliorations incrémentales qui modifient le spectre – et donc le coût – des modernisations logicielles et matérielles à effectuer sur chaque appareil.
Dans l’ensemble, c’est principalement de l’entretien à long terme et du Maintien en Condition Opérationnelle (MCO) que semblent provenir les surcoûts du programme F-35, le nouvel avion étant deux fois plus cher à entretenir que les F-16 et A-10. Son revêtement furtif, son électronique coûteuse et son réacteur encore fragile en font un appareil complexe et cher à entretenir, avec une faible disponibilité opérationnelle. Mais plus encore que la conception de l’appareil lui-même, c’est son système de gestion logistique intégré ALIS (Automated Logistics Information System) qui est particulièrement remis en cause. Au-delà de sa conception discutable, le système ALIS s’est avéré être une usine à gaz trop complexe, purement et simplement inutilisable par les opérateurs (4).
Ainsi, d’après la Cour des comptes américaine, une unique unité de L’USAF dépenserait l’équivalent de 45 000 heures de travail par an à contrôler, compléter et corriger manuellement les dysfonctionnements D’ALIS. Le Pentagone a finalement annoncé en janvier QU’ALIS allait disparaître au profit d’un nouveau système repensé autour de l’expérience utilisateur, déployé sous forme de cloud et mieux protégé contre les menaces cyber. Dénommé ODIN (Operational Data Integrated Network), cet outil logistique restera toutefois développé par Lockheed Martin sans surcoût grâce aux fonds déjà budgétés pour l’amélioration D’ALIS. ODIN devrait ainsi remplacer ALIS d’ici à la fin de 2022, un délai particulièrement serré qui pourrait laisser craindre que le nouveau système logistique ne soit fondamentalement qu’une version allégée et relookée D’ALIS sans que les principaux défauts du système, notamment vis-à-vis des menaces cyber, aient été réellement corrigés.
L’arrivée D’ODIN ne doit cependant pas cacher la mauvaise gestion industrielle de la maintenance du F-35, qui manque chroniquement de pièces détachées. Si les mauvais résultats de la maintenance prédictive D’ALIS
Le coût de développement et de déploiement du Block 4 est aujourd’hui estimé à environ 16 milliards de dollars, qui viennent s’ajouter à la facture déjà lourde du programme et qui ne sont pas inclus dans le prix unitaire des appareils déjà livrés.
sont souvent pointés du doigt, des voix s’élèvent régulièrement pour remettre en question le principe même de maintenance à flux tendu, qui permet théoriquement de réduire les coûts de MCO, mais suscite des interrogations sur sa pertinence pour des appareils déployés au combat.
Au bout du compte, si le programme F-35 est «trop gros pour échouer» dans son ensemble, L’USAF risque d’être durablement confrontée à des choix cornéliens à propos de sa flotte, dont la disponibilité au combat ne pourra être assurée qu’au prix d’une maintenance particulièrement coûteuse(5). De plus, les dizaines de milliards de dollars injectés chaque année pour opérer les F-35A pèseront nécessairement sur les programmes d’acquisition et sur l’exploitation d’autres appareils essentiels pour la conduite des opérations de L’USAF. Parmi les victimes indirectes des surcoûts des programmes de L’USAF, en particulier le F-35A et le KC-46, on peut ainsi citer le KC-Y destiné au remplacement des ravitailleurs de haute capacité KC-10 ou encore le F-22, dont la production s’est arrêtée en partie pour permettre de financer le F-35, l’a-10 n’échappant à la retraite anticipée que grâce au soutien du Congrès. La situation est d’autant plus ironique que le F-35, en tant que maillon d’un système de combat aérien interconnecté, perd considérablement de sa valeur tactique sans un important soutien de ravitailleurs et de chasseurs lourds de supériorité aérienne.
DES PROBLÈMES PERSISTANTS
Étant donné l’avancement du programme, avec des centaines d’appareils en service, il y a fort à parier qu’une grande partie des défauts de jeunesse du F-35 lui colleront à la peau tout au long de sa carrière. Si cela ne l’empêchera pas d’être déclaré opérationnel et de s’illustrer au combat, il est aujourd’hui illusoire de penser que le F-35 pourra un jour respecter toutes les promesses du programme JSF en matière de coûts et de performances. Si le Pentagone déploie des efforts notables pour en contrôler les coûts d’acquisition et en améliorer le MCO, certains problèmes restent cependant inhérents à la conception même de l’appareil, fondée sur des ruptures technologiques qui n’ont pas toutes tenu leurs promesses.
• Les principaux problèmes de motorisation semblent aujourd’hui en passe d’être maîtrisés, et le Block 3F ouvre enfin la voie à des évolutions à 9 G pour les appareils de L’USAF. Néanmoins, furtivité oblige, le F-35A reste un avion lourd (environ une tonne de moins qu’un F-15C) et sans grande finesse aérodynamique. Que ce soit pour atteindre les hautes vitesses ou engager un combat tournoyant, il sollicite toute la puissance de son réacteur Pratt & Whitney F135, ce qui en fait un monoréacteur très gourmand en carburant.
• En matière d’avionique, le bilan semble plus positif. Les capacités de détection, de discrimination et de classification du radar APG-81, de la suite de guerre électronique AN/ ASQ-239 et du système électro-optique AN/ AAQ-37 DAS (Distributed Aperture System)
Il est aujourd’hui illusoire de penser que le F-35 pourra un jour respecter toutes les promesses du programme JSF en matière de coûts et de performances.
semblent donner satisfaction dans le cadre des missions – restreintes – actuellement confiées au F-35A. Leur sensibilité, alliée à la furtivité de l’avion, semble en faire un véritable appareil de recueil de renseignement électronique sans commune mesure avec le reste de l’arsenal tactique américain, EA-18G Growler excepté. De quoi justifier pleinement l’intérêt de l’avion dans un contexte de combat infocentré. La fusion de données et les capacités de communication de l’appareil, éléments centraux du « système » F-35, semblent aussi donner pleine satisfaction à ses utilisateurs, dans les limites de leur champ d’application actuel.
• Malheureusement, le système de détection IR et de désignation laser EOTS (Electro-optical Targeting System) intégré sous le nez de l’avion continue de poser de sérieux problèmes de fiabilité. S’il n’y a là rien d’extraordinaire pour un système de désignation laser, le fait que L’EOTS soit un équipement interne et non un pod interchangeable pèse lourdement sur la disponibilité du F-35 en cas de dysfonctionnement du système optronique. Son agencement dans un volume restreint et son intégration au système d’armes compliquent également son amélioration incrémentale, contrairement au pod Sniper dont il dérive, qui est régulièrement mis à jour. Ainsi, les premiers tests de tirs sur cibles mobiles ont eu lieu l’année dernière, sans toutefois donner entière satisfaction.
• Sur le plan de l’avionique, reste encore la difficile question du casque avec système de visualisation intégré. Coûtant 400000 dollars, chaque casque est réalisé sur mesure et est une pièce à part entière de l’avionique de l’avion, remplaçant le HUD (Head Up Display) comme une partie des affichages traditionnels. Les pilotes de L’USAF ont déjà constaté de nombreux défauts d’affichage lors de l’utilisation du système de vision nocturne. En combat tournoyant, l’encombrant casque Gen III limiterait également le champ de vision latéral et arrière des pilotes, et donc leurs capacités à viser l’ennemi via l’interface intégrée au casque.
• Enfin, toutes les versions de l’appareil rencontreraient des problèmes aérodynamiques dans différentes phases de vol. Au-delà de 20° d’angle d’attaque, on note ainsi des problèmes de manoeuvrabilité et de vibration, qui viendraient notamment compliquer la précision des tirs. Des phénomènes vibratoires continueraient toujours d’apparaître en haut subsonique et en régime transsonique, réduisant d’autant la vitesse de croisière pratique de l’avion. L’utilisation de la postcombustion aurait aussi un impact négatif sur le revêtement furtif du F-35, tout comme les vols au-delà de Mach 1,2.
En d’autres temps, cette accumulation de problèmes techniques aurait conduit à la suspension ou à l’arrêt du programme il y a déjà des années. L’ampleur économique, politique et diplomatique du projet ainsi que les sommes déjà versées par les différents clients tendent cependant à rendre virtuellement impossible tout échec du programme. L’évaluation opérationnelle IOT&E, aujourd’hui attendue pour 2021, sera ainsi délivrée alors même qu’une partie des problèmes majeurs de l’appareil ne seront pas résolus. Cela permettra alors de lancer la production à grande échelle de l’appareil, quitte à reporter le coût des correctifs des avions déjà livrés sur les budgets des années à venir.
L’ampleur économique, politique et diplomatique du projet ainsi que les sommes déjà versées par les différents clients tendent cependant à rendre virtuellement impossible tout échec du programme.
UN AVION CONVAINCANT ?
L’étrange gestion du programme, où les mises en production précèdent les évaluations techniques et opérationnelles, fait du F-35 un curieux chasseur « de série en cours de développement ». Malgré tous ses défauts, l’avion est utilisé au combat depuis près de deux ans, à la fois par la force aérienne israélienne, les Marines et L’US Air Force, qui l’a utilisé lors de frappes en Irak. Mieux encore, le Lightning II semble véritablement séduire ses pilotes. Il impressionne surtout par les performances – et les promesses – de ses capteurs, ses capacités de communication en réseau et sa fusion de données, couplées à sa furtivité passive. Il démocratise certaines capacités qui étaient jusque-là réservées aux pilotes de F-22, tout en les élargissant aux missions air-sol. Ainsi, si la plupart des pilotes reconnaissent que les performances dynamiques de l’appareil ne dépassent guère celles des chasseurs actuels, ils ne tarissent pas d’éloges sur les systèmes embarqués qui lui offrent une supériorité informationnelle – et donc tactique – sur tous les adversaires rencontrés en exercice. Une supériorité ressentie qu’il convient cependant de relativiser.
• D’une part, en tant que premier représentant d’un nouveau type de chasseur numérique et connecté, le F-35 mène la plupart de ses exercices dans un contexte asymétrique. Il dispose aujourd’hui d’une supériorité technologique indéniable qui devrait s’étioler rapidement : de nouveaux appareils équipés de systèmes embarqués similaires commencent à entrer en service, et des tactiques seront rapidement mises en oeuvre pour réduire son avantage comparatif. Pis encore, les technologies antifurtivité tendent à se propager rapidement, risquant de rendre obsolète l’un des principaux arguments du F-35.
• D’autre part, les pilotes ne peuvent juger des qualités d’un appareil que lorsque celuici vole. Aussi extraordinaire que puisse être le F-35, ses coûts élevés et sa maintenance difficile imposent des réductions de flottes substantielles et une faible disponibilité opérationnelle, pour des capacités de combat globalement réduites.
« MOYEN EN TOUT, ET BON EN RIEN »
En cherchant à remplacer la quasi-totalité de sa flotte tactique par un unique appareil, aussi doué soit-il en matière de combat réseaucentré, L’USAF a pris le risque stratégique, étant donné l’ampleur du programme, de voir le F-35 mal adapté à la plupart des missions qui pourraient lui être confiées. Sur le papier, le F-35 est censé pouvoir mener aussi bien des missions de pénétration et d’interdiction que des missions de soutien aérien rapproché (CAS). On notera que ses faibles performances à haute vitesse et haute altitude ainsi que son emport réduit en missiles air-air limitent de facto ses capacités de supériorité aérienne, qui restent confiées aux – trop peu nombreux – F-22 et aux F-15. Dans les faits, le F-35A s’avère également mal adapté à ses missions principales, qui ont substantiellement évolué au cours des deux dernières décennies.
En matière de CAS, le débat fait rage au sein des forces armées elles-mêmes, le F-35A représentant sur certains points un véritable retour en arrière par rapport à L’A-10C. À tel
L’USAF a pris le risque stratégique, étant donné l’ampleur du programme, de voir le F-35 mal adapté à la plupart des missions qui pourraient lui être confiées.
point que le remplacement de ce dernier par le F-35A ou un nouvel appareil spécifique reste toujours en suspens(6). Dans tous les cas, le coûteux et furtif F-35 apparaît comme surdimensionné pour cette mission, tout en étant incapable, à l’heure actuelle, d’en maîtriser les bases, telles que le tir sur cibles mobiles ou le combat air-sol nocturne.
L’appareil est ainsi théoriquement plus à l’aise sur le terrain de la pénétration et de l’interdiction. Le F-35 pourra pleinement y exploiter sa suite de capteurs passifs et sa furtivité afin de percer les défenses adverses au profit de l’ensemble des forces aériennes alliées. Actuellement, la destruction des défenses adverses est d’ailleurs la principale – et quasi la seule – mission confiée aux F-35A. Cela répond à un vrai besoin de L’USAF, qui avait perdu cette capacité avec le retrait des F-117, mais permet également de s’adapter aux limitations actuelles de l’avion, notamment en matière de guidage d’armements laser. Pour ces missions, cependant, l’avion a été dimensionné à la fin des années 1990 en prenant en compte la possibilité d’opérer à moyenne portée aussi bien sur le théâtre européen qu’au Moyen-orient. Ce qui explique son impressionnant emport en carburant interne, qui ne lui confère cependant qu’un rayon d’action d’environ 1 000 km, la faute à une aérodynamique interdisant la supercroisière et limitant les emports sous voilure.
Entre temps, cependant, la posture stratégique des États-unis a évolué, avec un désengagement progressif du Moyen-orient et une réorientation des moyens vers la zone Asie-pacifique. Le contexte technique a aussi modifié en profondeur les doctrines d’utilisation de la force aérienne. Ainsi, les missions CAS sont généralement conduites dans un environnement permissif qui ne nécessite pas de moyens furtifs, et réalisées par des drones MALE et des avions de grande autonomie, comme l’a-10 ou le F-15E. À l’inverse, les opérations de frappe en profondeur doivent désormais tenir compte des systèmes de déni d’accès adverses, qu’ils soient antiaériens ou balistiques. Or ces derniers pourront à l’avenir frapper les bases de déploiement avancé de L’USAF dans le cadre d’un conflit régional, ce qui impose de déployer les chasseurs tactiques à plus longue portée pour éviter leur destruction au sol, où leur furtivité n’est d’aucun intérêt. Dans le cas du F-35, encore incapable d’emporter des réservoirs externes, la conduite des opérations impose alors de se reposer sur des flottes plus importantes de ravitailleurs, à l’heure même où le programme KC-46 connaît ses propres déboires.
QUELLE DOCTRINE CONSTRUIRE AVEC LE F-35A ?
Le F-35 n’est pas pour autant dénué de tout intérêt tactique. Comme le F-16 avant lui, son format et sa philosophie de conception en font théoriquement un appareil intermédiaire correct pour une force telle que L’USAF, nonobstant la résolution de ses principaux problèmes techniques. Épaulé sur le haut du spectre par une flotte de F-22 et de F-15X, et appuyant lui-même une flotte d’appareils d’attaque spécialisés dans le CAS, il pourrait parfaitement trouver sa place dans un dispositif interconnecté d’effecteurs de basses et de hautes performances soutenus par une importante flotte de ravitailleurs de haute capacité. Malheureusement pour L’USAF, il n’en sera sans doute rien. Les surcoûts du F-35 – ainsi que le choix politique d’acheter le Boeing KC-46 aux faibles capacités de ravitaillement – limitent aujourd’hui fortement sa stratégie des moyens. Si l’autonomie, la furtivité et les performances de l’appareil restent encore bien adaptées à une utilisation sur le théâtre européen, elles peinent aujourd’hui à convaincre sur le théâtre Asie-pacifique vers
Dans le cas du F-35, encore incapable d’emporter des réservoirs externes, la conduite des opérations impose alors de se reposer sur des flottes plus importantes de ravitailleurs, à l’heure même où le programme KC-46 connaît ses propres déboires.
lequel l’administration Trump déclare vouloir réorienter les moyens aujourd’hui déployés en Afrique et au Moyen-orient.
Pour s’adapter à l’évolution de la situation géopolitique, L’USAF pourrait en théorie consentir à remplacer uniquement sa flotte de F-16 – et éventuellement d'a-10 – par un millier de F-35A, tandis que cinq ou six cents F-15X dotés de solides capacités régionales viendraient remplacer à la fois les F-15C et les F-15E, en complément des F-22. Si les F-15X ne sont pas furtifs, ils disposent néanmoins d’une suite avionique comparable à celle du F-35, leur permettant d’agir comme des «réservoirs à missiles» au profit des F-22 et F-35 qui se chargeraient, eux, de la détection des cibles en toute discrétion. Le F-35 serait alors le cheval de bataille de l’air Force, alimentant par le biais de ses capteurs les réseaux tactiques et conduisant la plupart des frappes planifiées et ponctuelles, tandis que la capacité d’emport des F-15X fournirait un support aérien lourd à son profit, libérant les F-22 pour les missions d’escorte des futurs bombardiers B-21, que son autonomie ne lui permettra pas d’accompagner. Une segmentation des déploiements en fonction des théâtres d’opérations serait également possible, avec une masse suffisante de chasseurs modernes à long rayon d’action, furtifs et non furtifs, pour des opérations de moyenne et haute intensité dans la zone Pacifique, par exemple.
Malheureusement, en prévoyant d’acheter plus de la moitié des F-35 à construire dans les deux prochaines décennies, L’USAF est le principal garant de la stabilité du prix de l’appareil, élément essentiel à l’exportation. Cela rend toute réduction massive des commandes très improbable sur le plan politique, au moins au cours des prochaines années, considérées comme industriellement et commercialement cruciales pour Lockheed Martin, et pour la diplomatie américaine. En raison des retards du F-35, L’USAF s’est donc vue contrainte d’acheter quelques F-15X afin de commencer à remplacer les F-15C vieillissants. Si parlementaires et hauts gradés promettent aujourd’hui que le F-15X n’est pas une menace pour le F-35A, force est de constater que le chasseur lourd de Boeing représente un filet de sécurité en cas de nouvelle explosion des coûts du F-35, ou en cas de réduction drastique du budget d’acquisition de L’USAF, qui va devoir d’ici à 2040 gérer les programmes F-35, KC-46 et B-21, tout en travaillant sur un nouveau missile intercontinental, un ravitailleur lourd et un programme de chasseur de sixième génération. Si ce dernier prend réellement la forme du Next Generation Air Dominance (NGAD), il pourrait in fine conduire à l’annulation d’une partie des commandes de F-35. Après tout, les 1763 F-35A encore planifiés représentent plus d’avions tactiques que L’USAF n’en compte aujourd’hui, F-22 et A-10C compris, ce qui nécessitera à terme un budget de fonctionnement quasi doublé pour la partie «chasse». Ces 1763 commandes apparaissent donc difficilement compatibles avec le développement d’un nouveau chasseur, NGAD ou pas. Sur le théâtre Pacifique, face aux problèmes cumulés du F-35 et du KC-46, L’USAF n’aura pas d’autres choix à court terme que de procéder à des mesures palliatives afin de compenser les faiblesses du F-35, par exemple en développant et intégrant des réservoirs externes largables de 2200 litres, ou en portant de quatre à six missiles air-air la capacité d’emport interne de l’avion.
Notes
(1) Joseph Henrotin et Philippe Langloit, « F-35, le rêve aéronautique connaît toujours des déboires », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 66, juin-juillet 2019. (2) John A. Tirpak, « Thinking Past the F-35 », Air Force Magazine, vol. 102, no 12, décembre 2019.
(3) Officiellement, L’USAF prévoit toujours de commander 1763 F-35A.
(4) Joseph Henrotin et Philippe Langloit, « F-35 Lightning II : les déboires d’un rêve aéronautique », Défense & Sécurité Internationale, no 108, novembre 2014.
(5) Sur l’ensemble de la carrière opérationnelle, les coûts d’exploitation du F-35A sont estimés à 800 milliards de dollars. (6) Emmanuel Vivenot, « États-unis, le futur de l’attaque au sol », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 66, juin-juillet 2019.
En raison des retards du F-35, L’USAF s’est donc vue contrainte d’acheter quelques F-15X afin de commencer à remplacer les F-15C vieillissants. Si parlementaires et hauts gradés promettent aujourd’hui que le F-15X n’est pas une menace pour le F-35A, force est de constater que le chasseur lourd de Boeing représente un filet de sécurité.