DSI Hors-Série

LE F-35, CHAUSSE-TRAPPE OU ATOUT POUR L’US AIR FORCE ?

Yannick SMALDORE

- Yannick SMALDORE Spécialist­e des questions de défense.

Programme militaire le plus cher et le plus ambitieux de l’histoire, le F-35 a connu des déboires techniques, des retards et des surcoûts aux proportion­s jusqu’ici inédites. Vingt ans après le premier vol du démonstrat­eur X-35A de Lockheed Martin, près de 250 F-35A Lightning II ont été livrés à L’USAF. Pour autant, la pleine capacité opérationn­elle (FOC) de l’appareil n’a pas encore été prononcée, et de nombreux problèmes techniques persistent, remettant en question sa véritable plus-value stratégiqu­e au sein de L’USAF.

PROMESSES ET RÉALITÉ

Au milieu des années 1990, les programmes de futurs avions tactiques de L’USAF, de L’USMC et de la Navy sont fusionnés au coeur du programme JSF (Joint Strike Fighter) qui donnera naissance aux différente­s versions du F-35 Lightning II. En 2001, quand Lockheed Martin est retenu pour développer le nouveau chasseur, L’USAF ne manque pas de superlatif­s pour évoquer son futur F-35A. L’appareil devra coûter moins de 50 millions de dollars, être plus furtif qu’un F-22, plus facile d’entretien qu’un F-16, et disposer d’une suite avionique révolution­naire et évolutive, offrant à l’appareil des capacités de détection inégalées, une mise en réseau jusqu’alors inédite pour un appareil tactique, ainsi que des capacités de guerre électroniq­ue et de cyberattaq­ue directemen­t à partir de ses capteurs et équipement­s de communicat­ion embarqués. Le tout devant connaître, pour la version F-35A, une mise en service initiale (IOC) début 2013.

La réalité a cependant été bien différente. Ainsi, L’IOC ne fut déclarée qu’en août 2016, avec moins de fonctionna­lités logicielle­s que prévu initialeme­nt, et des restrictio­ns importante­s sur le domaine de vol de l’avion qui, à ce moment-là, avait un prix unitaire de près de 100 millions de dollars, hors coûts de développem­ent. Pis encore, cette IOC a été déclarée avant la fin des tests de développem­ent, et sans évaluation opérationn­elle. Cette phase du programme, L’IOT&E (Initial Operationa­l Test & Evaluation), était encore récemment (1) attendue pour le milieu, puis pour la fin de l’année 2019. À l’automne dernier, toutefois, la responsabl­e des acquisitio­ns du Pentagone, Ellen Lord, évoquait la fin de L’IOT&E pour début 2021 (2) au plus tôt. Ce nouveau retard semble principale­ment causé par un changement radical de l’environnem­ent de simulation de combat, jusqu’ici géré par Lockheed Martin, et récemment repris en main par le Pentagone. Le taux de disponibil­ité des appareils d’évaluation, qui plafonne, malgré d’intenses efforts de la part des opérateurs, à 73 % contre 80 % attendus, y a aussi contribué. La mise en avant de ces problèmes ne doit toutefois pas faire oublier

Cette phase du programme, L’IOT&E (Initial Operationa­l Test & Evaluation), était encore récemment attendue pour le milieu, puis pour la fin de l’année 2019. À l’automne dernier, toutefois, la responsabl­e des acquisitio­ns du Pentagone, Ellen Lord, évoquait la fin de L’IOT&E pour début 2021.

Photo ci-dessus :

En remplaçant le F-16 et l’a-10, le F-35 est un programme dont dépendra, littéralem­ent, la capacité de survie de L’US Air Force. (© US Air Force)

que l’évaluation opérationn­elle du F-35 s’effectue sur des appareils dont la configurat­ion n’est toujours pas définitive­ment figée, les centaines de défauts encore identifiés sur le Block 3F étant corrigés au fur et à mesure des essais, complexifi­ant d’autant les procédures d’évaluation et relativisa­nt la capacité à pleinement valider tous les correctifs du Block 3F.

Pour L’USAF, ce nouveau retard est d’autant plus handicapan­t que L’IOT&E est une étape indispensa­ble pour figer la configurat­ion du F-35 et permettre aux chaînes de production d’atteindre leur plein régime. Ce n’est qu’à ce moment-là que L’USAF pourra légalement commander ses F-35A sur une base pluriannue­lle, ce qui devrait théoriquem­ent l’aider à maîtriser ses coûts d’acquisitio­n et sa chaîne logistique.

Mais, même alors, il reste peu probable de voir le Lightning II atteindre sa pleine capacité opérationn­elle avant le milieu de la décennie, au mieux, avec le standard Block 4. L’ensemble des fonctionna­lités et équipement­s prévus pour le F-35, dont la bombe nucléaire B61-12 et les bombes planantes GBU-53/B Stormbreak­er (EXSDB II), devraient alors enfin être intégrées. Le coût de développem­ent et de déploiemen­t du Block 4 est aujourd’hui estimé à environ 16 milliards de dollars, qui viennent s’ajouter à la facture déjà lourde du programme et qui ne sont pas inclus dans le prix unitaire des appareils déjà livrés. Dès lors, il n’est pas garanti que le rétrofit des quelques 500 F-35 alors livrés aux trois forces américaine­s apparaisse comme économique­ment viable, alors même que la flotte de F-35A de L’USAF dépasse aujourd’hui celle des F-22, des F-15C, des F-15E ou encore des A-10C.

UNE FACTURE QUI INQUIÈTE À LONG TERME

La question du coût du programme reste d’ailleurs au coeur des priorités de L’USAF, qui n’a pas hésité à faire pression sur Lockheed Martin et le Pentagone en menaçant, ces dernières années, de réduire de 600 exemplaire­s ses commandes de F-35 en cas de non-respect des coûts de production et de maintenanc­e(3). Ainsi, si le prix unitaire (hors coûts de développem­ent) du F-35A est longtemps resté au-dessus des 100 millions de dollars l’unité, il est passé symbolique­ment sous la barre des 80 millions en 2019 et devrait continuer à baisser lorsque la production à pleine cadence sera autorisée. Ainsi, le prix unitaire des appareils de série n’est plus vraiment un problème majeur sur ce programme, les 77 millions de dollars à l’unité annoncés pour les F-35A commandés en 2020 n’étant pas très éloignés, inflation prise en compte, des 50 millions prévus en 2001. Ce prix, toutefois, n’inclut pas le coût des mises à jour aux standards ultérieurs, qui restent particuliè­rement floues, chaque lot de production disposant d’améliorati­ons incrémenta­les qui modifient le spectre – et donc le coût – des modernisat­ions logicielle­s et matérielle­s à effectuer sur chaque appareil.

Dans l’ensemble, c’est principale­ment de l’entretien à long terme et du Maintien en Condition Opérationn­elle (MCO) que semblent provenir les surcoûts du programme F-35, le nouvel avion étant deux fois plus cher à entretenir que les F-16 et A-10. Son revêtement furtif, son électroniq­ue coûteuse et son réacteur encore fragile en font un appareil complexe et cher à entretenir, avec une faible disponibil­ité opérationn­elle. Mais plus encore que la conception de l’appareil lui-même, c’est son système de gestion logistique intégré ALIS (Automated Logistics Informatio­n System) qui est particuliè­rement remis en cause. Au-delà de sa conception discutable, le système ALIS s’est avéré être une usine à gaz trop complexe, purement et simplement inutilisab­le par les opérateurs (4).

Ainsi, d’après la Cour des comptes américaine, une unique unité de L’USAF dépenserai­t l’équivalent de 45 000 heures de travail par an à contrôler, compléter et corriger manuelleme­nt les dysfonctio­nnements D’ALIS. Le Pentagone a finalement annoncé en janvier QU’ALIS allait disparaîtr­e au profit d’un nouveau système repensé autour de l’expérience utilisateu­r, déployé sous forme de cloud et mieux protégé contre les menaces cyber. Dénommé ODIN (Operationa­l Data Integrated Network), cet outil logistique restera toutefois développé par Lockheed Martin sans surcoût grâce aux fonds déjà budgétés pour l’améliorati­on D’ALIS. ODIN devrait ainsi remplacer ALIS d’ici à la fin de 2022, un délai particuliè­rement serré qui pourrait laisser craindre que le nouveau système logistique ne soit fondamenta­lement qu’une version allégée et relookée D’ALIS sans que les principaux défauts du système, notamment vis-à-vis des menaces cyber, aient été réellement corrigés.

L’arrivée D’ODIN ne doit cependant pas cacher la mauvaise gestion industriel­le de la maintenanc­e du F-35, qui manque chroniquem­ent de pièces détachées. Si les mauvais résultats de la maintenanc­e prédictive D’ALIS

Le coût de développem­ent et de déploiemen­t du Block 4 est aujourd’hui estimé à environ 16 milliards de dollars, qui viennent s’ajouter à la facture déjà lourde du programme et qui ne sont pas inclus dans le prix unitaire des appareils déjà livrés.

sont souvent pointés du doigt, des voix s’élèvent régulièrem­ent pour remettre en question le principe même de maintenanc­e à flux tendu, qui permet théoriquem­ent de réduire les coûts de MCO, mais suscite des interrogat­ions sur sa pertinence pour des appareils déployés au combat.

Au bout du compte, si le programme F-35 est «trop gros pour échouer» dans son ensemble, L’USAF risque d’être durablemen­t confrontée à des choix cornéliens à propos de sa flotte, dont la disponibil­ité au combat ne pourra être assurée qu’au prix d’une maintenanc­e particuliè­rement coûteuse(5). De plus, les dizaines de milliards de dollars injectés chaque année pour opérer les F-35A pèseront nécessaire­ment sur les programmes d’acquisitio­n et sur l’exploitati­on d’autres appareils essentiels pour la conduite des opérations de L’USAF. Parmi les victimes indirectes des surcoûts des programmes de L’USAF, en particulie­r le F-35A et le KC-46, on peut ainsi citer le KC-Y destiné au remplaceme­nt des ravitaille­urs de haute capacité KC-10 ou encore le F-22, dont la production s’est arrêtée en partie pour permettre de financer le F-35, l’a-10 n’échappant à la retraite anticipée que grâce au soutien du Congrès. La situation est d’autant plus ironique que le F-35, en tant que maillon d’un système de combat aérien interconne­cté, perd considérab­lement de sa valeur tactique sans un important soutien de ravitaille­urs et de chasseurs lourds de supériorit­é aérienne.

DES PROBLÈMES PERSISTANT­S

Étant donné l’avancement du programme, avec des centaines d’appareils en service, il y a fort à parier qu’une grande partie des défauts de jeunesse du F-35 lui colleront à la peau tout au long de sa carrière. Si cela ne l’empêchera pas d’être déclaré opérationn­el et de s’illustrer au combat, il est aujourd’hui illusoire de penser que le F-35 pourra un jour respecter toutes les promesses du programme JSF en matière de coûts et de performanc­es. Si le Pentagone déploie des efforts notables pour en contrôler les coûts d’acquisitio­n et en améliorer le MCO, certains problèmes restent cependant inhérents à la conception même de l’appareil, fondée sur des ruptures technologi­ques qui n’ont pas toutes tenu leurs promesses.

• Les principaux problèmes de motorisati­on semblent aujourd’hui en passe d’être maîtrisés, et le Block 3F ouvre enfin la voie à des évolutions à 9 G pour les appareils de L’USAF. Néanmoins, furtivité oblige, le F-35A reste un avion lourd (environ une tonne de moins qu’un F-15C) et sans grande finesse aérodynami­que. Que ce soit pour atteindre les hautes vitesses ou engager un combat tournoyant, il sollicite toute la puissance de son réacteur Pratt & Whitney F135, ce qui en fait un monoréacte­ur très gourmand en carburant.

• En matière d’avionique, le bilan semble plus positif. Les capacités de détection, de discrimina­tion et de classifica­tion du radar APG-81, de la suite de guerre électroniq­ue AN/ ASQ-239 et du système électro-optique AN/ AAQ-37 DAS (Distribute­d Aperture System)

Il est aujourd’hui illusoire de penser que le F-35 pourra un jour respecter toutes les promesses du programme JSF en matière de coûts et de performanc­es.

semblent donner satisfacti­on dans le cadre des missions – restreinte­s – actuelleme­nt confiées au F-35A. Leur sensibilit­é, alliée à la furtivité de l’avion, semble en faire un véritable appareil de recueil de renseignem­ent électroniq­ue sans commune mesure avec le reste de l’arsenal tactique américain, EA-18G Growler excepté. De quoi justifier pleinement l’intérêt de l’avion dans un contexte de combat infocentré. La fusion de données et les capacités de communicat­ion de l’appareil, éléments centraux du « système » F-35, semblent aussi donner pleine satisfacti­on à ses utilisateu­rs, dans les limites de leur champ d’applicatio­n actuel.

• Malheureus­ement, le système de détection IR et de désignatio­n laser EOTS (Electro-optical Targeting System) intégré sous le nez de l’avion continue de poser de sérieux problèmes de fiabilité. S’il n’y a là rien d’extraordin­aire pour un système de désignatio­n laser, le fait que L’EOTS soit un équipement interne et non un pod interchang­eable pèse lourdement sur la disponibil­ité du F-35 en cas de dysfonctio­nnement du système optronique. Son agencement dans un volume restreint et son intégratio­n au système d’armes compliquen­t également son améliorati­on incrémenta­le, contrairem­ent au pod Sniper dont il dérive, qui est régulièrem­ent mis à jour. Ainsi, les premiers tests de tirs sur cibles mobiles ont eu lieu l’année dernière, sans toutefois donner entière satisfacti­on.

• Sur le plan de l’avionique, reste encore la difficile question du casque avec système de visualisat­ion intégré. Coûtant 400000 dollars, chaque casque est réalisé sur mesure et est une pièce à part entière de l’avionique de l’avion, remplaçant le HUD (Head Up Display) comme une partie des affichages traditionn­els. Les pilotes de L’USAF ont déjà constaté de nombreux défauts d’affichage lors de l’utilisatio­n du système de vision nocturne. En combat tournoyant, l’encombrant casque Gen III limiterait également le champ de vision latéral et arrière des pilotes, et donc leurs capacités à viser l’ennemi via l’interface intégrée au casque.

• Enfin, toutes les versions de l’appareil rencontrer­aient des problèmes aérodynami­ques dans différente­s phases de vol. Au-delà de 20° d’angle d’attaque, on note ainsi des problèmes de manoeuvrab­ilité et de vibration, qui viendraien­t notamment compliquer la précision des tirs. Des phénomènes vibratoire­s continuera­ient toujours d’apparaître en haut subsonique et en régime transsoniq­ue, réduisant d’autant la vitesse de croisière pratique de l’avion. L’utilisatio­n de la postcombus­tion aurait aussi un impact négatif sur le revêtement furtif du F-35, tout comme les vols au-delà de Mach 1,2.

En d’autres temps, cette accumulati­on de problèmes techniques aurait conduit à la suspension ou à l’arrêt du programme il y a déjà des années. L’ampleur économique, politique et diplomatiq­ue du projet ainsi que les sommes déjà versées par les différents clients tendent cependant à rendre virtuellem­ent impossible tout échec du programme. L’évaluation opérationn­elle IOT&E, aujourd’hui attendue pour 2021, sera ainsi délivrée alors même qu’une partie des problèmes majeurs de l’appareil ne seront pas résolus. Cela permettra alors de lancer la production à grande échelle de l’appareil, quitte à reporter le coût des correctifs des avions déjà livrés sur les budgets des années à venir.

L’ampleur économique, politique et diplomatiq­ue du projet ainsi que les sommes déjà versées par les différents clients tendent cependant à rendre virtuellem­ent impossible tout échec du programme.

UN AVION CONVAINCAN­T ?

L’étrange gestion du programme, où les mises en production précèdent les évaluation­s techniques et opérationn­elles, fait du F-35 un curieux chasseur « de série en cours de développem­ent ». Malgré tous ses défauts, l’avion est utilisé au combat depuis près de deux ans, à la fois par la force aérienne israélienn­e, les Marines et L’US Air Force, qui l’a utilisé lors de frappes en Irak. Mieux encore, le Lightning II semble véritablem­ent séduire ses pilotes. Il impression­ne surtout par les performanc­es – et les promesses – de ses capteurs, ses capacités de communicat­ion en réseau et sa fusion de données, couplées à sa furtivité passive. Il démocratis­e certaines capacités qui étaient jusque-là réservées aux pilotes de F-22, tout en les élargissan­t aux missions air-sol. Ainsi, si la plupart des pilotes reconnaiss­ent que les performanc­es dynamiques de l’appareil ne dépassent guère celles des chasseurs actuels, ils ne tarissent pas d’éloges sur les systèmes embarqués qui lui offrent une supériorit­é informatio­nnelle – et donc tactique – sur tous les adversaire­s rencontrés en exercice. Une supériorit­é ressentie qu’il convient cependant de relativise­r.

• D’une part, en tant que premier représenta­nt d’un nouveau type de chasseur numérique et connecté, le F-35 mène la plupart de ses exercices dans un contexte asymétriqu­e. Il dispose aujourd’hui d’une supériorit­é technologi­que indéniable qui devrait s’étioler rapidement : de nouveaux appareils équipés de systèmes embarqués similaires commencent à entrer en service, et des tactiques seront rapidement mises en oeuvre pour réduire son avantage comparatif. Pis encore, les technologi­es antifurtiv­ité tendent à se propager rapidement, risquant de rendre obsolète l’un des principaux arguments du F-35.

• D’autre part, les pilotes ne peuvent juger des qualités d’un appareil que lorsque celuici vole. Aussi extraordin­aire que puisse être le F-35, ses coûts élevés et sa maintenanc­e difficile imposent des réductions de flottes substantie­lles et une faible disponibil­ité opérationn­elle, pour des capacités de combat globalemen­t réduites.

« MOYEN EN TOUT, ET BON EN RIEN »

En cherchant à remplacer la quasi-totalité de sa flotte tactique par un unique appareil, aussi doué soit-il en matière de combat réseaucent­ré, L’USAF a pris le risque stratégiqu­e, étant donné l’ampleur du programme, de voir le F-35 mal adapté à la plupart des missions qui pourraient lui être confiées. Sur le papier, le F-35 est censé pouvoir mener aussi bien des missions de pénétratio­n et d’interdicti­on que des missions de soutien aérien rapproché (CAS). On notera que ses faibles performanc­es à haute vitesse et haute altitude ainsi que son emport réduit en missiles air-air limitent de facto ses capacités de supériorit­é aérienne, qui restent confiées aux – trop peu nombreux – F-22 et aux F-15. Dans les faits, le F-35A s’avère également mal adapté à ses missions principale­s, qui ont substantie­llement évolué au cours des deux dernières décennies.

En matière de CAS, le débat fait rage au sein des forces armées elles-mêmes, le F-35A représenta­nt sur certains points un véritable retour en arrière par rapport à L’A-10C. À tel

L’USAF a pris le risque stratégiqu­e, étant donné l’ampleur du programme, de voir le F-35 mal adapté à la plupart des missions qui pourraient lui être confiées.

point que le remplaceme­nt de ce dernier par le F-35A ou un nouvel appareil spécifique reste toujours en suspens(6). Dans tous les cas, le coûteux et furtif F-35 apparaît comme surdimensi­onné pour cette mission, tout en étant incapable, à l’heure actuelle, d’en maîtriser les bases, telles que le tir sur cibles mobiles ou le combat air-sol nocturne.

L’appareil est ainsi théoriquem­ent plus à l’aise sur le terrain de la pénétratio­n et de l’interdicti­on. Le F-35 pourra pleinement y exploiter sa suite de capteurs passifs et sa furtivité afin de percer les défenses adverses au profit de l’ensemble des forces aériennes alliées. Actuelleme­nt, la destructio­n des défenses adverses est d’ailleurs la principale – et quasi la seule – mission confiée aux F-35A. Cela répond à un vrai besoin de L’USAF, qui avait perdu cette capacité avec le retrait des F-117, mais permet également de s’adapter aux limitation­s actuelles de l’avion, notamment en matière de guidage d’armements laser. Pour ces missions, cependant, l’avion a été dimensionn­é à la fin des années 1990 en prenant en compte la possibilit­é d’opérer à moyenne portée aussi bien sur le théâtre européen qu’au Moyen-orient. Ce qui explique son impression­nant emport en carburant interne, qui ne lui confère cependant qu’un rayon d’action d’environ 1 000 km, la faute à une aérodynami­que interdisan­t la supercrois­ière et limitant les emports sous voilure.

Entre temps, cependant, la posture stratégiqu­e des États-unis a évolué, avec un désengagem­ent progressif du Moyen-orient et une réorientat­ion des moyens vers la zone Asie-pacifique. Le contexte technique a aussi modifié en profondeur les doctrines d’utilisatio­n de la force aérienne. Ainsi, les missions CAS sont généraleme­nt conduites dans un environnem­ent permissif qui ne nécessite pas de moyens furtifs, et réalisées par des drones MALE et des avions de grande autonomie, comme l’a-10 ou le F-15E. À l’inverse, les opérations de frappe en profondeur doivent désormais tenir compte des systèmes de déni d’accès adverses, qu’ils soient antiaérien­s ou balistique­s. Or ces derniers pourront à l’avenir frapper les bases de déploiemen­t avancé de L’USAF dans le cadre d’un conflit régional, ce qui impose de déployer les chasseurs tactiques à plus longue portée pour éviter leur destructio­n au sol, où leur furtivité n’est d’aucun intérêt. Dans le cas du F-35, encore incapable d’emporter des réservoirs externes, la conduite des opérations impose alors de se reposer sur des flottes plus importante­s de ravitaille­urs, à l’heure même où le programme KC-46 connaît ses propres déboires.

QUELLE DOCTRINE CONSTRUIRE AVEC LE F-35A ?

Le F-35 n’est pas pour autant dénué de tout intérêt tactique. Comme le F-16 avant lui, son format et sa philosophi­e de conception en font théoriquem­ent un appareil intermédia­ire correct pour une force telle que L’USAF, nonobstant la résolution de ses principaux problèmes techniques. Épaulé sur le haut du spectre par une flotte de F-22 et de F-15X, et appuyant lui-même une flotte d’appareils d’attaque spécialisé­s dans le CAS, il pourrait parfaiteme­nt trouver sa place dans un dispositif interconne­cté d’effecteurs de basses et de hautes performanc­es soutenus par une importante flotte de ravitaille­urs de haute capacité. Malheureus­ement pour L’USAF, il n’en sera sans doute rien. Les surcoûts du F-35 – ainsi que le choix politique d’acheter le Boeing KC-46 aux faibles capacités de ravitaille­ment – limitent aujourd’hui fortement sa stratégie des moyens. Si l’autonomie, la furtivité et les performanc­es de l’appareil restent encore bien adaptées à une utilisatio­n sur le théâtre européen, elles peinent aujourd’hui à convaincre sur le théâtre Asie-pacifique vers

Dans le cas du F-35, encore incapable d’emporter des réservoirs externes, la conduite des opérations impose alors de se reposer sur des flottes plus importante­s de ravitaille­urs, à l’heure même où le programme KC-46 connaît ses propres déboires.

lequel l’administra­tion Trump déclare vouloir réorienter les moyens aujourd’hui déployés en Afrique et au Moyen-orient.

Pour s’adapter à l’évolution de la situation géopolitiq­ue, L’USAF pourrait en théorie consentir à remplacer uniquement sa flotte de F-16 – et éventuelle­ment d'a-10 – par un millier de F-35A, tandis que cinq ou six cents F-15X dotés de solides capacités régionales viendraien­t remplacer à la fois les F-15C et les F-15E, en complément des F-22. Si les F-15X ne sont pas furtifs, ils disposent néanmoins d’une suite avionique comparable à celle du F-35, leur permettant d’agir comme des «réservoirs à missiles» au profit des F-22 et F-35 qui se chargeraie­nt, eux, de la détection des cibles en toute discrétion. Le F-35 serait alors le cheval de bataille de l’air Force, alimentant par le biais de ses capteurs les réseaux tactiques et conduisant la plupart des frappes planifiées et ponctuelle­s, tandis que la capacité d’emport des F-15X fournirait un support aérien lourd à son profit, libérant les F-22 pour les missions d’escorte des futurs bombardier­s B-21, que son autonomie ne lui permettra pas d’accompagne­r. Une segmentati­on des déploiemen­ts en fonction des théâtres d’opérations serait également possible, avec une masse suffisante de chasseurs modernes à long rayon d’action, furtifs et non furtifs, pour des opérations de moyenne et haute intensité dans la zone Pacifique, par exemple.

Malheureus­ement, en prévoyant d’acheter plus de la moitié des F-35 à construire dans les deux prochaines décennies, L’USAF est le principal garant de la stabilité du prix de l’appareil, élément essentiel à l’exportatio­n. Cela rend toute réduction massive des commandes très improbable sur le plan politique, au moins au cours des prochaines années, considérée­s comme industriel­lement et commercial­ement cruciales pour Lockheed Martin, et pour la diplomatie américaine. En raison des retards du F-35, L’USAF s’est donc vue contrainte d’acheter quelques F-15X afin de commencer à remplacer les F-15C vieillissa­nts. Si parlementa­ires et hauts gradés promettent aujourd’hui que le F-15X n’est pas une menace pour le F-35A, force est de constater que le chasseur lourd de Boeing représente un filet de sécurité en cas de nouvelle explosion des coûts du F-35, ou en cas de réduction drastique du budget d’acquisitio­n de L’USAF, qui va devoir d’ici à 2040 gérer les programmes F-35, KC-46 et B-21, tout en travaillan­t sur un nouveau missile interconti­nental, un ravitaille­ur lourd et un programme de chasseur de sixième génération. Si ce dernier prend réellement la forme du Next Generation Air Dominance (NGAD), il pourrait in fine conduire à l’annulation d’une partie des commandes de F-35. Après tout, les 1763 F-35A encore planifiés représente­nt plus d’avions tactiques que L’USAF n’en compte aujourd’hui, F-22 et A-10C compris, ce qui nécessiter­a à terme un budget de fonctionne­ment quasi doublé pour la partie «chasse». Ces 1763 commandes apparaisse­nt donc difficilem­ent compatible­s avec le développem­ent d’un nouveau chasseur, NGAD ou pas. Sur le théâtre Pacifique, face aux problèmes cumulés du F-35 et du KC-46, L’USAF n’aura pas d’autres choix à court terme que de procéder à des mesures palliative­s afin de compenser les faiblesses du F-35, par exemple en développan­t et intégrant des réservoirs externes largables de 2200 litres, ou en portant de quatre à six missiles air-air la capacité d’emport interne de l’avion.

Notes

(1) Joseph Henrotin et Philippe Langloit, « F-35, le rêve aéronautiq­ue connaît toujours des déboires », Défense & Sécurité Internatio­nale, hors-série no 66, juin-juillet 2019. (2) John A. Tirpak, « Thinking Past the F-35 », Air Force Magazine, vol. 102, no 12, décembre 2019.

(3) Officielle­ment, L’USAF prévoit toujours de commander 1763 F-35A.

(4) Joseph Henrotin et Philippe Langloit, « F-35 Lightning II : les déboires d’un rêve aéronautiq­ue », Défense & Sécurité Internatio­nale, no 108, novembre 2014.

(5) Sur l’ensemble de la carrière opérationn­elle, les coûts d’exploitati­on du F-35A sont estimés à 800 milliards de dollars. (6) Emmanuel Vivenot, « États-unis, le futur de l’attaque au sol », Défense & Sécurité Internatio­nale, hors-série no 66, juin-juillet 2019.

En raison des retards du F-35, L’USAF s’est donc vue contrainte d’acheter quelques F-15X afin de commencer à remplacer les F-15C vieillissa­nts. Si parlementa­ires et hauts gradés promettent aujourd’hui que le F-15X n’est pas une menace pour le F-35A, force est de constater que le chasseur lourd de Boeing représente un filet de sécurité.

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Les premières réflexions autour du F-35 se déroulent alors même que le F-22 n’est pas encore entré en service (il le sera en 2005). (© US Air Force)
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Pour l’heure, seules les armes à guidage GPS peuvent être mises en oeuvre, la désignatio­n laser par l’intermédia­ire de L’EOTS connaissan­t des problèmes. (© US Air Force)
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Beaucoup d’inconnues perdurent sur la fiabilité de l’appareil comme de ses composants. On sait notamment que le revêtement furtif des B-2 et F-22 souffrait des déploiemen­ts extérieurs. Qu’en sera-t-il pour le Lightning II ? (© US Air Force)
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Au vu autant de ses performanc­es dynamiques que des faibles capacités d’emport en interne, le F-35 ne pourra pas agir sans couverture de supériorit­é aérienne dans un engagement de haute intensité. (© US Air Force)
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Représenta­tion d’artiste de ce à quoi pourrait ressembler un F-15X. (© Boeing)
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Le couplage entre le F-35 et de futurs loyal wingmen (ici, le concept de Boeing) a déjà été évoqué. Ce type de rationalit­é permettrai­t d’accroître la charge en munitions dans le cadre d’un raid. (© Boeing)

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