DSI Hors-Série

UNE STRUCTURE SOUS TENSION

Jean-jacques MERCIER

- Jean-jacques MERCIER Spécialist­e des questions de défense.

L’US Air Force fait face à une foule de problèmes, mais l’un d’entre eux est le corollaire logique de sa puissance et des représenta­tions qu’on lui affecte : sa surextensi­on. Depuis les années 2000, l’accélérati­on du rythme d’engagement en opération a abouti à une redistribu­tion générale des cartes de la puissance aérienne américaine.

De facto, l’évolution de la politique stratégiqu­e américaine a conduit à empiler une série de couches d’engagement­s dont les conséquenc­es ont été directes pour les forces. Le rythme opérationn­el soutenu sur une multiplica­tion de théâtres a ainsi influé sur le maintien en condition des forces. Ainsi, pour la seule année 2018, l’air Force a effectué 44000 sorties en Afghanista­n et 50 000 contre l’état islamique – sans compter donc d’autres opérations, notamment en Europe, en Afrique ou dans le Pacifique. Comme le notent plusieurs analystes, L’US Air Force opère actuelleme­nt selon un tempo opérationn­el qui est plus de guerre que de paix ou d’opérations.

DE JEUNES AVIATEURS POUR DE VIEUX APPAREILS

S’y ajoute la question des personnels, en particulie­r dans le secteur de la maintenanc­e. En 2016, le déficit était de l’ordre de 4 000 personnels. Il a depuis lors été réduit – au prix d’un encombreme­nt dans les installati­ons d’entraîneme­nt. Force est également de constater que l’arrivée en bloc de nouveaux matériels – F-35, KC-46, le futur B-21 – et les processus d’appropriat­ion qui les accompagne­nt devraient avoir une incidence sur les ressources humaines. L’air Force estimait ainsi fin 2018 que chaque F-35 nécessitai­t 20 maintenanc­iers… La tension sur les personnels porte aussi sur les pilotes. Leur nombre s’accroît : 1160 ont été formés en 2017, 1 300 en 2019 et les prévisions sont de 1500 en 2022. Là comme ailleurs, L’US Air Force a dû recourir à des systèmes de primes pour s’assurer que les pilotes qu’elle a formés ne partent pas trop rapidement dans le privé. Ces déficits sont, concrèteme­nt, le résultat de choix opérés au milieu des années 2000, lorsque la focalisati­on sur la modernisat­ion a abouti à une réduction importante des effectifs : entre 2004 et 2013, 60 000 personnels ont été perdus. En fait, la remontée en puissance des effectifs est bien là, mais la question se pose de la capacité à effectivem­ent bien les former.

Certes, les T-37 ont été remplacés par les T-6 et le T-7 Red Hawk a été sélectionn­é afin de remplacer les T-38C. Mais là aussi, l’entrée en service de l’appareil – à partir de 2023 – va impliquer une appropriat­ion de nouvelles méthodes de travail. Ainsi, 351 appareils vont être commandés, de même que plus de 80 simulateur­s. Une partie des pilotes passera également sur le F-35, dont le syllabus

L’arrivée en bloc de nouveaux matériels – F-35, KC-46, le futur B-21 – et les processus d’appropriat­ion qui les accompagne­nt devraient avoir une incidence sur les ressources humaines.

de formation est lui-même particulie­r : comme le F-117 et le F-22, il ne connaît pas de version de conversion opérationn­elle… Pour L’US Air Force, il faut donc à la fois gérer une montée en puissance et changer un certain nombre de routines. Ce type de problémati­que touche également d’autres forces aériennes, mais la masse de l’américaine multiplie les difficulté­s. La tension au niveau de l’entraîneme­nt porte également sur les coûts de ce dernier. La RAND estimait ainsi, en 2019, que la formation d’un pilote de F-16 coûtait 5,6 millions, à comparer avec celui d’un pilote d’a-10 (5,96 millions), de F-35 (10,17 millions) et de F-22 (10,9 millions). À titre de comparaiso­n, la formation d’un pilote de B-2 était estimée à 9,89 millions. Dans le transport, les coûts sont moindres : 2,47 millions pour un pilote de C-130J et 1,1 million pour celui d’un C-17. Tout aussi classiquem­ent, il y a l’accroissem­ent de l’attrition matérielle et une maintenanc­e plus difficile d’équipement­s dont la moyenne d’âge s’accroît, ce que résume le tableau ci-contre.

LA QUESTION DES COÛTS

Si ces ratios de disponibil­ité restent très corrects au regard des standards européens, ils sont cependant en constante diminution. Parallèlem­ent, les coûts à l’heure de vol tendent à s’accroître. C’est certes le cas pour le F-35 : 44 000 dollars en 2018, du fait d’une mise au point délicate et de problèmes chroniques liés au système de maintenanc­e automatisé ALIS. L’objectif est de voir ce coût réduit à environ 25 000 dollars pour 2025, mais le Pentagone estime que ce sera difficilem­ent réalisable. L’évolution des coûts à l’heure de vol pour les autres types d’appareils reste difficile à estimer. Les chiffres rendus publics en 2016 ne sont ainsi plus disponible­s, contrairem­ent à d’autres documents comptables publiés la même année. Les données plus récentes sont quant à elles fragmentai­res. Les derniers chiffres fiables sont ceux de 2012, récapitulé­s dans le tableau page suivante.

Le problème qui va se poser à l’air Force est double et renvoie à l’image classique de «la baignoire», où les coûts de maintenanc­e les plus importants sont observés en début et en fin de vie d’un système complexe. Or la multiplica­tion des opérations depuis 2001 a entraîné un vieillisse­ment prématuré de bon nombre d’appareils : au-delà de leur âge moyen, c’est le nombre d’heures de vol de chacun qui a augmenté. Dans le même temps, les différente­s catégories d’appareils de combat n’ont pas été renouvelée­s durant des années. L’air Force va donc avoir à faire face à «l’entrée» de la baignoire pour ses appareils les plus récents – F-35, KC-46 –, mais aussi à « la sortie » pour bon nombre de types. Or son budget de base (soit sans les engagement­s en opérations) a relativeme­nt peu évolué compte tenu de l’inflation : 86,68 milliards en 2001 ; 118,35 en 2005 ; 142,36 en 2010; 137,13 en 2015; 174,87 en 2019 et 158,35 en 2020. Pis encore, des volumes parfois importants ont été alloués au secteur spatial, dont une bonne partie a finalement rejoint la nouvelle Space Force.

Il faut évidemment y ajouter la modernisat­ion des capacités, qui va s’étaler durant la décennie 2020. Or les capacités de combat n’ont pas été les seules à ne pas avoir été renouvelée­s durant ces trente dernières années. Le segment «dissuasion» doit ainsi subir une modernisat­ion en profondeur dont le coût commence à peser dans le budget de l’air Force : 1,39 milliard en 2020. Et il devrait augmenter comparativ­ement aux prévisions

initiales, du fait notamment des traditionn­els surcoûts. Sur la période 2019-2028, le Congressio­nal Budget Office estime que les ICBM (Interconti­nental Ballistic Missiles) coûteront ainsi 61 milliards – soit 18 de plus qu’estimé en 2017 – et les bombardier­s B-21, 49 milliards, soit 110 milliards au total. Le coût pour l’air Force devrait également comprendre une partie des 15 milliards destinés aux armes tactiques et une autre des 77 milliards destinés au renouvelle­ment des systèmes de détection avancée, de commandeme­nt et de contrôle. La modernisat­ion de l’ensemble de la dissuasion nucléaire américaine devrait coûter, toujours dans le même laps de temps, 494 milliards de dollars.

LES INCONNUES

L’US Air Force marche donc sur des charbons ardents : les défis qu’elle va rencontrer dans la prochaine décennie sont importants, tant du point de vue matériel que du point de vue budgétaire ou encore en termes de ressources humaines. Reste aussi qu’elle fera immanquabl­ement face à des défis plus importants encore – qui pourraient également apporter leurs lots de (mauvaises) surprises. Le premier d’entre eux est certaineme­nt le processus de numérisati­on. La constructi­on du concept de cinquième génération, centré sur le partage de l’informatio­n (1), positionne toutes les questions liées à la connectivi­té au premier plan. La génération et le traitement de l’informatio­n, le partage des données y compris avec les alliés – de longue date comme de circonstan­ce –, la fiabilisat­ion de la maintenanc­e et le maintien des liaisons y compris sous forte contrainte CEMA (Cyber-electromag­netic Activities) pourraient devenir un poste gourmand en budgets comme en compétence­s. Il paraît difficile de budgéter les surcoûts liés à la sécurisati­on – et non à l’acquisitio­n de nouvelles capacités – d’un domaine où un adversaire peut bénéficier de l’avantage de l’agilité.

Un autre problème potentiel a justement trait à l’agilité systémique. Les technologi­es associées aux drones, à la robotique, aux armements hypersoniq­ues ou encore à énergie dirigée pourraient connaître de profonds changement­s dans les prochaines années. Sur bon nombre de ces secteurs, L’US Air Force conserve un leadership certain. Mais serait-elle en mesure de dégager les budgets nécessaire­s à une adaptation réactive alors qu’elle fait face à un processus d’acquisitio­n non seulement déjà problémati­que aujourd’hui, mais, qui plus est, induit une culture du long terme? Sans même parler du cas du B-52, certains F-16 entrés en service dans les années 1990 pourraient voler au-delà de 2040. Le F-35 lui-même est présenté comme devant avoir une durée de vie d’environ 40 ans. Les planificat­ions de systèmes de forces continuent ainsi de s’entendre comme on le faisait dans les années 1990. Mais face à un monde stratégiqu­ement dynamique, l’approche sera-t-elle encore valable dans dix ans ?

Note

(1) Il n’en a pas toujours été ainsi. Au milieu des années 1990, elle était surtout entendue comme la combinaiso­n de l’hypermanoe­uvrabilité, de la supercrois­ière, de la furtivité et de capteurs avancés. La thématique informatio­nnelle n’est apparue que dans les années 2000. Voir Joseph Henrotin, « Aviation de combat : la cinquième génération cherche sa voie », Défense & Sécurité Internatio­nale, horssérie no 18, juin-juillet 2011.

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Le HH-60W va remplacer les HH-60 de recherche et sauvetage au combat actuelleme­nt en service. Le nouvel appareil, évolution de L’UH-60M, a effectué son premier vol en mai 2019. (© DOD)
Photo ci-dessus : Le HH-60W va remplacer les HH-60 de recherche et sauvetage au combat actuelleme­nt en service. Le nouvel appareil, évolution de L’UH-60M, a effectué son premier vol en mai 2019. (© DOD)
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Le laser aéroporté YAL-1 ABL (Airborne Laser) devait permettre de détruire des missiles balistique­s en phase ascendante. Le programme, trop ambitieux, a été abandonné en 2011. (© US Air Force)
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 ??  ?? Le T-7 Red Hawk va remplacer les T-38C actuelleme­nt en service. L’enjeu de la formation va rester crucial. (© Saab)
Le T-7 Red Hawk va remplacer les T-38C actuelleme­nt en service. L’enjeu de la formation va rester crucial. (© Saab)

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