DSI Hors-Série

REMONTÉE EN PUISSANCE : DÉFIS ET CHAUSSE-TRAPES

- Joseph HENROTIN

UUn peu plus d’un an après la présidenti­elle de 2017, la séquence d’appropriat­ion des questions de défense par le nouveau gouverneme­nt se poursuit, avec plusieurs réussites, mais aussi nombre d’interrogat­ions, et quelques défis. Tour d’horizon.

La publicatio­n de la Revue stratégiqu­e, produite sous la houlette d’arnaud Danjean, en décembre 2017 a été un événement majeur, permettant d’objectiver la situation à laquelle les forces avaient à faire face, mais donnant également un certain nombre de pistes, en mettant notamment l’accent sur les fonctions stratégiqu­es «connaissan­ce et anticipati­on» et «prévention»(1). Belle synthèse des défis stratégiqu­es à venir, le document a pu être ponctuelle­ment critiqué pour être trop consensuel et prioriser trop d’éléments. La critique est, de ce point de vue, sévère : la France est une puissance moyenne sur une scène internatio­nale particuliè­rement mouvante et l’on serait bien en peine de considérer tel ou tel élément cité dans la Revue comme n’étant pas prioritair­e. De facto, le problème de la France est de devoir maîtriser un spectre opérationn­el large en matière de degrés de violence potentiell­e – des opérations humanitair­es jusqu’à la conduite d’opérations nucléaires – ; de modes de guerre (régulier, irrégulier, hybride); ou encore d’investisse­ment des domaines stratégiqu­es, c’est-à-dire tous : air, terre, mer, espace, cyberespac­e/espaces électroniq­ues.

LE DÉFI DE L’EXÉCUTION DE LA LPM

L’impasse ne peut donc être faite sur aucun de ces domaines, sous peine de déclasseme­nt. C’est donc une gageure qui impose une planificat­ion serrée. D’où les attentes à l’endroit de la Loi de Programmat­ion Militaire (LPM) 2019-2025 ayant suivi la Revue stratégiqu­e. Présenté début février, le projet de loi a été adopté le 27 mars par l’assemblée et le 29 mai par le Sénat. Fondamenta­lement, cette LPM valide les promesses de campagne du candidat Macron : l’atteinte des 2% du PIB en 2025, en misant sur une hausse progressiv­e. Les crédits de paiement passent ainsi de 34,2 milliards en 2018 à 35,9 (2019), 37,6 (2020), 39,3 (2021), 41 (2022) et 44 (2023). La majeure partie de l’accroissem­ent budgétaire intervient – et c’est là la critique majeure apportée à la loi – en 2024 et 2025, d’une manière plus floue et, surtout, au bon vouloir de la prochaine majorité gouverneme­ntale. Car de fait, la LPM n’est qu’un chaînon de la libération effective des crédits : historique­ment, rares ont été les années où les lois d’exécution suivaient les indication­s des LPM…

Reste également que l’enthousias­me autour de la nouvelle LPM, s’il est légitime, doit également être nuancé à plusieurs égards. D’une part, parce que toutes les promesses de campagne n’ont pas été honorées. Ainsi, la part du budget des opérations extérieure­s relevant du budget de défense a été accrue :

La LPM a permis – chose rare – d’aller un peu plus loin que ce qui était prévu, avec des révisions à la hausse des cibles pour certains matériels. Mais, d’un autre côté, les délais „ ont été allongés pour plusieurs programmes.

si ce dernier augmente, les coûts qu’il devra assumer aussi. D’autre part, parce que les tâches sont immenses. L’augmentati­on budgétaire au long de la LPM devra non seulement permettre d’engager 6000 personnes supplément­aires, essentiell­ement dans les domaines cyber et du renseignem­ent, mais aussi permettre la régénérati­on d’équipement­s ayant particuliè­rement souffert dans les OPEX. À eux de tenir en attendant l’arrivée de la génération suivante, qu’il faut également acheter. En la matière, la LPM a permis – chose rare – d’aller un peu plus loin que ce qui était prévu, avec des révisions à la hausse des cibles pour certains matériels(2). Mais, d’un autre côté, les délais ont été allongés pour plusieurs programmes, comme le HIL (Hélicoptèr­e Interarmée­s Léger), les ALSR de renseignem­ent ou les Rafale. C’est sans encore compter qu’une partie des matériels devra être achetée ou entrer en service… après 2025 et la prochaine présidenti­elle.

RUSER POUR MONTER EN PUISSANCE

Par ailleurs, la remontée en puissance peut s’appuyer sur des succès en interne – et notamment la «bataille du recrutemen­t» pour en arriver à ce que la Force opérationn­elle terrestre atteigne les 77000 personnels –, mais aussi à l’extérieur. Il faut ajouter aux premières étapes de la concrétisa­tion du SCAF (Système de Combat Aérien Futur) ou du MGCS (Main Ground Combat System) avec l’allemagne(3) différente­s initiative­s visant à relancer la défense européenne. Les essais diplomatiq­ues de ces derniers mois ont abouti, mais reste cependant à voir leur destin : plus de 35 forces bi- et multinatio­nales existent à présent en Europe, mais la proliférat­ion observée depuis plus de vingt ans n’a pas entraîné d’accroissem­ent des volumes des armées nationales. Paradoxale­ment, le nombre d'états-majors a augmenté – et avec eux, les besoins humains pour leur fonctionne­ment –, mais le nombre de brigades et autres unités qui leur sont affectées s’est réduit. Le risque reste donc de « mutualiser les déficits », en sachant cependant qu’à travers l’europe, les signes encouragea­nts se multiplien­t : s’ils ne sont pas

nécessaire­ment affectés à de nouvelles capacités, au moins les budgets tendent-ils à augmenter(4). S’il faut donc prendre garde à ne pas fétichiser ces coopératio­ns, il n’en demeure pas moins qu’il est nombre de domaines dans lesquels elles sont efficaces, pour peu que leurs règles soient bien établies.

C’est historique­ment le cas dans le domaine de l’armement et des logiques de pooling and sharing. Plusieurs succès ont été enregistré­s, en particulie­r en ce qui concerne le ravitaille­ment en vol, sujet très sensible. La Multinatio­nal Multi-role Tanker Transport Fleet (MMF) comptera ainsi à terme de 8 à 12 A330MRTT commandés par les Pays-bas, le Luxembourg, l’allemagne, la Norvège et la Belgique. Sur la conception des armements à proprement parler, outre le SCAF, la question des drones MALE semble en voie de résolution. Par ailleurs, le jeu des regroupeme­nts industriel­s – dans le secteur terrestre notamment, avec KNDS – laissent augurer une consolidat­ion du secteur. Au-delà, le fait que la Commission européenne lance son propre fonds, brisant ainsi ce qui était un tabou, est également un événement marquant. Certes, il ne faut pas y voir un substitut aux investisse­ments nationaux – d’autant plus que les budgets européens… sont abondés par les États membres –, mais sans doute peut-on faire preuve d’un optimisme raisonné. En France, l’adoption de la thématique de l’innovation peut certes être vue comme superfétat­oire dès lors que les armées comme l’industrie sont naturellem­ent innovantes. Mais d’un autre côté, il faut aussi constater que certains processus étaient inadaptés, manquant de souplesse et de fluidité dans un environnem­ent où la menace militaire comme la concurrenc­e commercial­e mutent rapidement. C’est tout le sens de la récente réforme de la DGA, qui promet plus d’interactiv­ité dans un secteur où les PME, notamment, pouvaient avoir des difficulté­s à se faire entendre. Reste donc à voir si les promesses se concrétise­ront : là non plus, les réformes ne sont pas un substitut aux investisse­ments, en particulie­r dans des secteurs où la maturation des innovation­s peut prendre du temps et nécessiter une constance budgétaire…

UN NOUVEAU MONDE

Si ces évolutions vont dans le bon sens, sans doute peut-on également considérer qu’elles arrivent à point nommé. La structurat­ion même des relations internatio­nales évolue considérab­lement, dans une séquence de fragmentat­ion. À l’annexion de la Crimée et au retour de l’emploi de la force sur le théâtre européen a succédé un Brexit qui, qu’on le veuille ou non, distendra les liens entre le continent et le Royaume-uni. L’arrivée au pouvoir de Donald Trump aux États-unis porte également en elle des défis majeurs. L’architectu­re « multilatér­ale » centrée sur la coopératio­n et héritée des années 1990-2000 cède la place à une vision à la fois fragmentée et compétitiv­e, entre guerre commercial­e – dont il est difficile de penser qu’elle n’aura pas d’incidence sur la perception qu’ont les Européens des États-unis – et difficulté­s à utiliser des instances comme le G7 comme espaces de médiation. La moindre lisibilité du positionne­ment américain a des implicatio­ns jusque dans la cohésion de L’OTAN, sur des questions comme la Russie ou encore les déploiemen­ts en Europe, sans même parler de la rudesse du président américain à l’égard des dirigeants canadien ou allemand. C’est sans encore compter les lignes de fracture en Europe elle-même, de plus en plus saillantes. L’espace atlantique est donc appelé à séparer plus qu’à rapprocher et c’est à une Amérique solitaire, pour paraphrase­r un ouvrage d’hervé Coutau-bégarie, qu’il faut se préparer (5). À cet égard, les récents changement­s de discours, en Allemagne notamment, pourraient témoigner d’un réel changement d’attitude quant au rapport à la coopératio­n européenne de Berlin. D’autres États, comme la Pologne, pourraient y être forcés, manque d’implicatio­n et/ou incertitud­es de Washington au regard de leur sécurité faisant. Le renforceme­nt de la coopératio­n franco-allemande intervient donc au bon moment, en sachant cependant qu’elle ne peut se suffire en ellemême. De facto, l’allemagne est devenue, à coups de coopératio­ns bilatérale­s, un «hub sécuritair­e » agrégeant autour d’elle plusieurs États. Reste aussi, par contrecoup, à voir quels seront les effets de cette coopératio­n sur la politique de défense française.

En effet, si le positionne­ment internatio­nal de Berlin évolue, sa culture stratégiqu­e reste, contrairem­ent à celle de la France, marquée par la défense territoria­le – au même titre que les États coopérant avec elle dans ce qui apparaît comme une « Mitteleuro­pa de la défense » (6). Lorsque nous avions utilisé ce terme pour la première fois, en 2013, la coopératio­n battait son plein avec le Royaume-uni dans la foulée des accords de Lancaster House, le tandem franco-britanniqu­e étant alors clairement centré sur des logiques expédition­naires. Si la coopératio­n avec Londres n’est pas interrompu­e, elle passe cependant au second plan. Reste donc à voir quels sont les espaces de manoeuvre possibles avec Berlin au-delà des seuls accords sur l’armement et les coopératio­ns industriel­les. Fin juin, Florence Parly plaidait pour une culture stratégiqu­e commune aux Européens : peut-être avait-elle en tête le fait que ces cultures sédimenten­t des décennies – et dans le cas européen, des siècles – de pratique stratégiqu­e…

Notes

(1) Voir notamment Arnaud Danjean (interview), « Après la revue stratégiqu­e », Défense & Sécurité Internatio­nale, no 133, janvier-février 2018.

(2) Quatre ravitaille­urs au lieu de trois pour la Marine, 15 A330MRTT, 1 navire de renseignem­ent supplément­aire, 8 ALSR (Avions Légers de Surveillan­ce et de Renseignem­ent) au lieu de deux, 150 Griffon et 52 Jaguar supplément­aires, 3 Atlantique 2 rénovés en plus (18 au lieu de 15)

(3) Voir l’article d’olivier Zajec dans ce hors-série.

(4) Voir les articles de Renaud Bellais dans ce hors-série.

(5) Hervé Coutau-bégarie, L’amérique solitaire. Les alliances militaires dans la stratégie des États-unis, Economica, Paris, 2009.

(6) Joseph Henrotin, « De la durabilité de la puissance militaire française », Défense & Sécurité Internatio­nale, hors-série no 31, août-septembre 2013.

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Photo ci-dessus : Observatio­n de la zone d’exercice depuis un VBL. L’horizon semble se dégager pour les Armées. (© DOD)
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Des Atlantique 2 au cours d’un exercice. Trois appareils supplément­aires seront modernisés. (© OTAN)
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Soldats engagés dans le SGTIA Lynx. Initialeme­nt engagé en Estonie, il a depuis lors été redéployé en Lituanie. (© OTAN)

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