REMONTÉE EN PUISSANCE : DÉFIS ET CHAUSSE-TRAPES
UUn peu plus d’un an après la présidentielle de 2017, la séquence d’appropriation des questions de défense par le nouveau gouvernement se poursuit, avec plusieurs réussites, mais aussi nombre d’interrogations, et quelques défis. Tour d’horizon.
La publication de la Revue stratégique, produite sous la houlette d’arnaud Danjean, en décembre 2017 a été un événement majeur, permettant d’objectiver la situation à laquelle les forces avaient à faire face, mais donnant également un certain nombre de pistes, en mettant notamment l’accent sur les fonctions stratégiques «connaissance et anticipation» et «prévention»(1). Belle synthèse des défis stratégiques à venir, le document a pu être ponctuellement critiqué pour être trop consensuel et prioriser trop d’éléments. La critique est, de ce point de vue, sévère : la France est une puissance moyenne sur une scène internationale particulièrement mouvante et l’on serait bien en peine de considérer tel ou tel élément cité dans la Revue comme n’étant pas prioritaire. De facto, le problème de la France est de devoir maîtriser un spectre opérationnel large en matière de degrés de violence potentielle – des opérations humanitaires jusqu’à la conduite d’opérations nucléaires – ; de modes de guerre (régulier, irrégulier, hybride); ou encore d’investissement des domaines stratégiques, c’est-à-dire tous : air, terre, mer, espace, cyberespace/espaces électroniques.
LE DÉFI DE L’EXÉCUTION DE LA LPM
L’impasse ne peut donc être faite sur aucun de ces domaines, sous peine de déclassement. C’est donc une gageure qui impose une planification serrée. D’où les attentes à l’endroit de la Loi de Programmation Militaire (LPM) 2019-2025 ayant suivi la Revue stratégique. Présenté début février, le projet de loi a été adopté le 27 mars par l’assemblée et le 29 mai par le Sénat. Fondamentalement, cette LPM valide les promesses de campagne du candidat Macron : l’atteinte des 2% du PIB en 2025, en misant sur une hausse progressive. Les crédits de paiement passent ainsi de 34,2 milliards en 2018 à 35,9 (2019), 37,6 (2020), 39,3 (2021), 41 (2022) et 44 (2023). La majeure partie de l’accroissement budgétaire intervient – et c’est là la critique majeure apportée à la loi – en 2024 et 2025, d’une manière plus floue et, surtout, au bon vouloir de la prochaine majorité gouvernementale. Car de fait, la LPM n’est qu’un chaînon de la libération effective des crédits : historiquement, rares ont été les années où les lois d’exécution suivaient les indications des LPM…
Reste également que l’enthousiasme autour de la nouvelle LPM, s’il est légitime, doit également être nuancé à plusieurs égards. D’une part, parce que toutes les promesses de campagne n’ont pas été honorées. Ainsi, la part du budget des opérations extérieures relevant du budget de défense a été accrue :
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La LPM a permis – chose rare – d’aller un peu plus loin que ce qui était prévu, avec des révisions à la hausse des cibles pour certains matériels. Mais, d’un autre côté, les délais „ ont été allongés pour plusieurs programmes.
si ce dernier augmente, les coûts qu’il devra assumer aussi. D’autre part, parce que les tâches sont immenses. L’augmentation budgétaire au long de la LPM devra non seulement permettre d’engager 6000 personnes supplémentaires, essentiellement dans les domaines cyber et du renseignement, mais aussi permettre la régénération d’équipements ayant particulièrement souffert dans les OPEX. À eux de tenir en attendant l’arrivée de la génération suivante, qu’il faut également acheter. En la matière, la LPM a permis – chose rare – d’aller un peu plus loin que ce qui était prévu, avec des révisions à la hausse des cibles pour certains matériels(2). Mais, d’un autre côté, les délais ont été allongés pour plusieurs programmes, comme le HIL (Hélicoptère Interarmées Léger), les ALSR de renseignement ou les Rafale. C’est sans encore compter qu’une partie des matériels devra être achetée ou entrer en service… après 2025 et la prochaine présidentielle.
RUSER POUR MONTER EN PUISSANCE
Par ailleurs, la remontée en puissance peut s’appuyer sur des succès en interne – et notamment la «bataille du recrutement» pour en arriver à ce que la Force opérationnelle terrestre atteigne les 77000 personnels –, mais aussi à l’extérieur. Il faut ajouter aux premières étapes de la concrétisation du SCAF (Système de Combat Aérien Futur) ou du MGCS (Main Ground Combat System) avec l’allemagne(3) différentes initiatives visant à relancer la défense européenne. Les essais diplomatiques de ces derniers mois ont abouti, mais reste cependant à voir leur destin : plus de 35 forces bi- et multinationales existent à présent en Europe, mais la prolifération observée depuis plus de vingt ans n’a pas entraîné d’accroissement des volumes des armées nationales. Paradoxalement, le nombre d'états-majors a augmenté – et avec eux, les besoins humains pour leur fonctionnement –, mais le nombre de brigades et autres unités qui leur sont affectées s’est réduit. Le risque reste donc de « mutualiser les déficits », en sachant cependant qu’à travers l’europe, les signes encourageants se multiplient : s’ils ne sont pas
nécessairement affectés à de nouvelles capacités, au moins les budgets tendent-ils à augmenter(4). S’il faut donc prendre garde à ne pas fétichiser ces coopérations, il n’en demeure pas moins qu’il est nombre de domaines dans lesquels elles sont efficaces, pour peu que leurs règles soient bien établies.
C’est historiquement le cas dans le domaine de l’armement et des logiques de pooling and sharing. Plusieurs succès ont été enregistrés, en particulier en ce qui concerne le ravitaillement en vol, sujet très sensible. La Multinational Multi-role Tanker Transport Fleet (MMF) comptera ainsi à terme de 8 à 12 A330MRTT commandés par les Pays-bas, le Luxembourg, l’allemagne, la Norvège et la Belgique. Sur la conception des armements à proprement parler, outre le SCAF, la question des drones MALE semble en voie de résolution. Par ailleurs, le jeu des regroupements industriels – dans le secteur terrestre notamment, avec KNDS – laissent augurer une consolidation du secteur. Au-delà, le fait que la Commission européenne lance son propre fonds, brisant ainsi ce qui était un tabou, est également un événement marquant. Certes, il ne faut pas y voir un substitut aux investissements nationaux – d’autant plus que les budgets européens… sont abondés par les États membres –, mais sans doute peut-on faire preuve d’un optimisme raisonné. En France, l’adoption de la thématique de l’innovation peut certes être vue comme superfétatoire dès lors que les armées comme l’industrie sont naturellement innovantes. Mais d’un autre côté, il faut aussi constater que certains processus étaient inadaptés, manquant de souplesse et de fluidité dans un environnement où la menace militaire comme la concurrence commerciale mutent rapidement. C’est tout le sens de la récente réforme de la DGA, qui promet plus d’interactivité dans un secteur où les PME, notamment, pouvaient avoir des difficultés à se faire entendre. Reste donc à voir si les promesses se concrétiseront : là non plus, les réformes ne sont pas un substitut aux investissements, en particulier dans des secteurs où la maturation des innovations peut prendre du temps et nécessiter une constance budgétaire…
UN NOUVEAU MONDE
Si ces évolutions vont dans le bon sens, sans doute peut-on également considérer qu’elles arrivent à point nommé. La structuration même des relations internationales évolue considérablement, dans une séquence de fragmentation. À l’annexion de la Crimée et au retour de l’emploi de la force sur le théâtre européen a succédé un Brexit qui, qu’on le veuille ou non, distendra les liens entre le continent et le Royaume-uni. L’arrivée au pouvoir de Donald Trump aux États-unis porte également en elle des défis majeurs. L’architecture « multilatérale » centrée sur la coopération et héritée des années 1990-2000 cède la place à une vision à la fois fragmentée et compétitive, entre guerre commerciale – dont il est difficile de penser qu’elle n’aura pas d’incidence sur la perception qu’ont les Européens des États-unis – et difficultés à utiliser des instances comme le G7 comme espaces de médiation. La moindre lisibilité du positionnement américain a des implications jusque dans la cohésion de L’OTAN, sur des questions comme la Russie ou encore les déploiements en Europe, sans même parler de la rudesse du président américain à l’égard des dirigeants canadien ou allemand. C’est sans encore compter les lignes de fracture en Europe elle-même, de plus en plus saillantes. L’espace atlantique est donc appelé à séparer plus qu’à rapprocher et c’est à une Amérique solitaire, pour paraphraser un ouvrage d’hervé Coutau-bégarie, qu’il faut se préparer (5). À cet égard, les récents changements de discours, en Allemagne notamment, pourraient témoigner d’un réel changement d’attitude quant au rapport à la coopération européenne de Berlin. D’autres États, comme la Pologne, pourraient y être forcés, manque d’implication et/ou incertitudes de Washington au regard de leur sécurité faisant. Le renforcement de la coopération franco-allemande intervient donc au bon moment, en sachant cependant qu’elle ne peut se suffire en ellemême. De facto, l’allemagne est devenue, à coups de coopérations bilatérales, un «hub sécuritaire » agrégeant autour d’elle plusieurs États. Reste aussi, par contrecoup, à voir quels seront les effets de cette coopération sur la politique de défense française.
En effet, si le positionnement international de Berlin évolue, sa culture stratégique reste, contrairement à celle de la France, marquée par la défense territoriale – au même titre que les États coopérant avec elle dans ce qui apparaît comme une « Mitteleuropa de la défense » (6). Lorsque nous avions utilisé ce terme pour la première fois, en 2013, la coopération battait son plein avec le Royaume-uni dans la foulée des accords de Lancaster House, le tandem franco-britannique étant alors clairement centré sur des logiques expéditionnaires. Si la coopération avec Londres n’est pas interrompue, elle passe cependant au second plan. Reste donc à voir quels sont les espaces de manoeuvre possibles avec Berlin au-delà des seuls accords sur l’armement et les coopérations industrielles. Fin juin, Florence Parly plaidait pour une culture stratégique commune aux Européens : peut-être avait-elle en tête le fait que ces cultures sédimentent des décennies – et dans le cas européen, des siècles – de pratique stratégique…
Notes
(1) Voir notamment Arnaud Danjean (interview), « Après la revue stratégique », Défense & Sécurité Internationale, no 133, janvier-février 2018.
(2) Quatre ravitailleurs au lieu de trois pour la Marine, 15 A330MRTT, 1 navire de renseignement supplémentaire, 8 ALSR (Avions Légers de Surveillance et de Renseignement) au lieu de deux, 150 Griffon et 52 Jaguar supplémentaires, 3 Atlantique 2 rénovés en plus (18 au lieu de 15)
(3) Voir l’article d’olivier Zajec dans ce hors-série.
(4) Voir les articles de Renaud Bellais dans ce hors-série.
(5) Hervé Coutau-bégarie, L’amérique solitaire. Les alliances militaires dans la stratégie des États-unis, Economica, Paris, 2009.
(6) Joseph Henrotin, « De la durabilité de la puissance militaire française », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 31, août-septembre 2013.