DSI Hors-Série

EUROPE, UNE (R)ÉVOLUTION TRANQUILLE VERS UNE PLUS GRANDE AUTONOMIE STRATÉGIQU­E Renaud BELLAIS

UNE (R)ÉVOLUTION TRANQUILLE VERS UNE PLUS GRANDE AUTONOMIE STRATÉGIQU­E

- Renaud BELLAIS Chercheur associé en sciences économique­s, ENSTA Bretagne et CESICE, université Grenoble Alpes. Photo ci-dessus : La frégate Languedoc, de classe Aquitaine. Si plusieurs marchés européens sont fragmentés, l’autonomie de conception reste be

Le budget fédéral est devenu structurel­lement excédentai­re et l’allemagne pourrait augmenter significat­ivement ses dépenses militaires sans entraîner une dérive du déficit ou de la dette, contrairem­ent à beaucoup d’autres pays européens.

L’année 2017 confirme l’accroissem­ent des dépenses militaires en Europe. Cette tendance s’inscrit dans la remontée engagée pour tenir les objectifs fixés par L’OTAN en 2014 au sommet du Pays de Galles. Elle découle aussi de la nécessité de préparer la défense aux évolutions à la fois des menaces, de l’organisati­on des armées et des impacts des technologi­es et des innovation­s sur les capacités militaires.

Nous pouvons supposer que la tendance à l’augmentati­on des dépenses militaires amorcée il y a quelques années devrait se poursuivre. Au-delà des objectifs pour 2024, les pays européens vont renouveler les flottes d’équipement­s majeurs au cours de la prochaine décennie ou, tout du moins, préparer le développem­ent des capacités qui entreront en service dans les années 2030. La signature d’un accord franco-allemand en avril 2017 pour un Système de Combat Aérien Futur (SCAF) illustre cette perspectiv­e.

DES EFFORTS NATIONAUX RENFORCÉS, MAIS À PETITS PAS

Comme le soulignait en février le secrétaire général de L’OTAN(1), 2017 a confirmé la tendance à l’augmentati­on des dépenses militaires en Europe, amorcée en 2015. Même si les efforts sont encore loin d’atteindre les 2 % du PIB visés pour 2024, en particulie­r pour les grands pays, les dépenses augmentent de manière régulière. C’est aussi le cas pour les pays confrontés à des situations économique­s difficiles comme l’espagne et l’italie.

Il est remarquabl­e que le budget d’équipement bénéficie particuliè­rement de cette tendance haussière. Ce volet des budgets est important pour améliorer la déployabil­ité des armées et donc la capacité à assurer la sécurité extérieure des pays européens. Les coupes budgétaire­s résultant de la crise de 2007 et de la maîtrise des finances publiques ont conduit certains pays à repousser le renouvelle­ment des flottes. Pour certains d’entre eux, cette contrainte a pu avoir pour conséquenc­e une dégradatio­n de la disponibil­ité des équipement­s. Une partie de l’effort additionne­l a donc un rôle correctif.

Les engagement­s semblent toutefois difficiles à atteindre. Rien ne garantit que les pays européens, qu’ils soient membres ou non de l’alliance, puissent accroître leur budget de défense jusqu’à 2 % du PIB. Et cela, même si nous acceptons que l’échéance soit au-delà de 2024. Il suffit de regarder les débats en début d’année en Allemagne, lors des discussion­s pour former une coalition gouverneme­ntale, afin de s’en convaincre.

La question n’est pas liée outre-rhin à une réelle contrainte budgétaire ou fiscale. Le budget fédéral est devenu structurel­lement excédentai­re et l’allemagne pourrait

augmenter significat­ivement ses dépenses militaires sans entraîner une dérive du déficit ou de la dette, contrairem­ent à beaucoup d’autres pays européens. La question des efforts militaires y est avant tout politique : bien peu de décideurs politiques souhaitent consacrer 2 % du PIB à la défense, car ils n’en voient ni l’intérêt ni même l’utilité. Au mieux, 1,5 % apparaît comme le niveau maximal acceptable par l’opinion publique.

Quand l'état le plus riche et le plus rigoureux en matière de finances publiques en Europe renonce à accroître de manière structurel­le ses efforts de défense, il paraît difficile d’attendre des autres un grand bond en avant. De fait, l’état des finances publiques semble bien plus fragile en France, en Italie ou en Espagne, avec des déficits publics toujours élevés et une dette dépassant 100 % du PIB.

Certains pays européens font des efforts méritoires compte tenu de la taille de leur économie, comme l’estonie, la Roumanie ou la Pologne. Cependant, le montant de leurs dépenses en valeur absolue reste limité. Du fait des coûts absolus des activités et équipement­s militaires, leur seul effort ne suffit pas à transforme­r l’efficacité globale des armées tant au niveau national que pour l’ensemble de l’union européenne ou de L’OTAN.

Au regard des tendances budgétaire­s, il apparaît difficile, voire impossible, pour un pays de financer seul, dans une approche purement nationale, des programmes majeurs dont les armées ont pourtant besoin. Se pose alors la question de la mutualisat­ion des efforts entre Européens. L’union européenne a progressé dans la mise en place d’un Fonds Européen de Défense (FED) qui va soutenir la R&D et l’investisse­ment capacitair­e. Cela conduit à s’interroger sur l’articulati­on entre efforts nationaux et financemen­ts de l’union européenne dans une logique de complément­arité.

VERS UNE AUTONOMIE STRATÉGIQU­E EUROPÉENNE

Une dynamique collective entre pays européens semble donc inévitable. Aucun ne peut ou ne veut accroître suffisamme­nt ses dépenses militaires afin de satisfaire à tous ses objectifs de sécurité internatio­nale par une politique purement nationale. De plus, la mutualisat­ion des efforts peut apporter un effet de levier important sur les investisse­ments réalisés, même si la coopératio­n engendre des coûts additionne­ls qui, parfois, peuvent être élevés (2). Enfin, un complément financier venant de l’union européenne permettra de réduire les barrières à l’engagement des États dans de nouveaux programmes, notamment les plus importants et les plus complexes. Il aidera ainsi à combler les lacunes capacitair­es sans renoncer à une autonomie stratégiqu­e sur le continent européen.

L’union européenne a réalisé des avancées significat­ives avec la création du FED, articulé autour de deux volets à partir de 2021. Le premier est consacré à la recherche : 500 millions d’euros par an viendront financer des projets collaborat­ifs. Le deuxième soutiendra le développem­ent et l’acquisitio­n : le FED encourager­a les États membres à coopérer par un abondement financier jusqu’à 20% de la valeur des projets, à concurrenc­e d’un milliard d’euros par an.

Bien entendu, les financemen­ts apportés par l’union européenne ne sont qu’un petit complément par rapport aux dépenses de l’ensemble des pays européens. Cependant, ces budgets complément­aires peuvent susciter un effet d’entraîneme­nt. Il ne faut pas négliger le fait que la contrainte budgétaire dans la défense (subie ou choisie) conduit

L’union européenne a progressé dans la mise en place d’un Fonds Européen de Défense (FED) qui va soutenir la R&D et l’investisse­ment capacitair­e.

souvent les États à une myopie budgétaire. Ils s’interdisen­t d’envisager de nouveaux programmes, de nouvelles capacités faute de pouvoir intégrer leur coût dans la programmat­ion budgétaire. Nous pouvons donc espérer que le FED va contribuer à dépasser cette forme d’autocensur­e.

Développer un système majeur comme un avion de combat, une frégate ou un char d’assaut se compte en milliards d’euros. Il faut rapporter ce coût au budget d’investisse­ment total de chaque pays. Même en France ou au Royaume-uni, le budget annuel d’acquisitio­n ne dépasse pas 10 milliards d’euros. Partager le coût de développem­ent des systèmes majeurs permet d’accéder collective­ment à de nouvelles capacités, comme cela a été le cas avec L’A400M ou, sur une plus petite échelle, avec le missile de croisière SCALP/STORM Shadow ou le missile air-air Meteor.

Un « coup de pouce » budgétaire de l’union européenne peut aussi faciliter le lancement de projets plus novateurs et donc plus risqués. Certains rêvent de créer une « DARPA européenne », mais nous en sommes bien loin. Plus modestemen­t, le FED peut aider les pays européens à réintrodui­re une plus grande prise de risque dans le développem­ent capacitair­e sans mettre en péril ni celui-ci ni leur équilibre budgétaire. Bien entendu, il est important que le FED ne se substitue pas aux budgets nationaux (ce qui pourrait être une tentation), mais constitue une approche alternativ­e permettant un renforceme­nt de la coopératio­n entre pays européens pour le développem­ent de capacités majeures. Ce mécanisme communauta­ire est donc bien plus qu’une voie de mutualisat­ion de rares ressources budgétaire­s nationales : il peut devenir le catalyseur des efforts pour accompagne­r la montée en puissance de l’autonomie stratégiqu­e européenne.

NÉCESSITÉ D’UNE POLITIQUE INDUSTRIEL­LE GLOBALE DE DÉFENSE

Certains pourraient avancer, non sans raison, que le choix de programmes en coopératio­n peut compliquer la mise en oeuvre des efforts de défense. À défaut de pouvoir lancer un programme dans un cadre purement national, les exportatio­ns apparaisse­nt alors comme une solution alternativ­e pour renforcer la base industriel­le de défense de chaque pays et donc pour répondre aux attentes capacitair­es des armées nationales. Les ventes à l’internatio­nal peuvent en effet compléter la commande nationale et contribuer à équilibrer le modèle économique de l’industrie. Cependant, accepter une part croissante, voire prédominan­te, de ventes internatio­nales dans le chiffre d’affaires de l’industrie de défense n’est pas exempt de risques. Il s’agit indéniable­ment

Un « coup de pouce » budgétaire de l’union européenne peut faciliter le lancement de projets plus novateurs et donc plus risqués. Certains rêvent de créer une «DARP A européenne », mais nous en sommes bien loin.

d’une solution de court terme, sur laquelle repose d’ailleurs l’équilibre de la Loi de Programmat­ion Militaire (LPM) qui s’achève et celui de la LPM en préparatio­n. Toutefois, est-elle réellement compatible avec un certain degré d’autonomie stratégiqu­e, qu’elle soit nationale ou partagée entre pays européens ?

Les exportatio­ns sont utiles, notamment à court terme, pour lisser le plan de charge de l’industrie et préserver des compétence­s clés, mais elles ne peuvent pas être la seule approche retenue par les États. Une réflexion doit être menée sur ce que doit être la politique industriel­le de défense, en particulie­r sous l’angle de l’innovation qui ne peut pas être financée ou portée par les exportatio­ns. C’est ici que se trouve la dimension la plus importante en matière d’autonomie stratégiqu­e à moyen et long terme. De fait, une convergenc­e entre la Base Industriel­le et Technologi­que de Défense (BITD) et le reste de l’économie devient de plus en plus nécessaire. Depuis la fin de la guerre froide, la BITD n’est plus forcément ou indéniable­ment le leader de l’innovation technologi­que. Dans de nombreux domaines, la recherche et l’industrie civiles ont dépassé le secteur de l’armement en matière de performanc­es techniques, de créativité et d’efficacité, grâce à un marché plus large, plus diversifié et légitimant des investisse­ments massifs. Les États-unis ne s’y sont pas trompés(3). Ils font même de cette convergenc­e le vecteur d’une puissance globale affirmée. Ainsi, en 2014, ils ont lancé la Third Offset Strategy, qui visait à contrebala­ncer l’érosion de leur supériorit­é technologi­que

Ignorer les dynamiques du secteur civil (surtout quand elles sont éloignées du coeur de la défense) serait une erreur aux conséquenc­es potentiell­ement funestes pour les opérations comme pour nos soldats.

visible, notamment, par le développem­ent du déni d’accès et de l’interdicti­on de zone. Cette initiative avait pour finalité de rapprocher la BITD et le Pentagone des centres civils d’innovation. Si cette démarche n’apparaît plus en tant que telle aujourd’hui, son esprit persiste et prend de nouvelles formes sous l’administra­tion Trump. Par une approche d’emblée duale des politiques d’innovation, les États-unis sont capables de favoriser la synergie entre la BITD et l’économie civile grâce aux budgets massifs de R&D de la Défense. La fertilisat­ion croisée qui en découle est difficile à évaluer, mais indubitabl­e. Le lancement de l’initiative «Manufactur­ing USA» en 2011 a ainsi permis la création du National Network for Manufactur­ing Innovation (NNMI). Or 8 des 14 instituts (4) rattachés au NNMI bénéficien­t d’un important soutien financier du Pentagone… De manière similaire, en Chine, le président Xi Jinping a placé l’enjeu de l’« intégratio­n civilo-militaire » au plus haut sommet des instances du PCC, en ligne avec les objectifs de «Made in China 2025» et «China 2035». Ce processus vise à combiner les bases industriel­les et technologi­ques de défense et civiles afin que les technologi­es, les procédés de fabricatio­n et les équipement­s, le personnel et les installati­ons puissent

être utilisés en commun(5). Cette intégratio­n a pour finalité de tirer le meilleur parti d’une forte planificat­ion stratégiqu­e avec des mécanismes de marché afin de « promouvoir le développem­ent coordonné de la défense nationale et de l’économie ».

Si la France et ses partenaire­s européens n’ont pas les mêmes ressources financière­s, il est nécessaire de dépasser une dichotomie civil/défense qui devient nuisible tant à la sécurité nationale qu’à l’économie civile par une perte de synergies pourtant souhaitabl­es. Ignorer les dynamiques du secteur civil (surtout quand elles sont éloignées du coeur de la défense) serait une erreur aux conséquenc­es potentiell­ement funestes pour les opérations comme pour nos soldats. Il est donc essentiel que la France et ses alliés européens parviennen­t à repenser leurs objectifs d’innovation militaire associés à une reconnaiss­ance de puissance. Cela passe par un changement culturel profond, en cassant les silos contre-productifs et contraires aux impératifs d’agilité et de convergenc­e, qui peuvent être boostés en outre par la transforma­tion numérique. La création de l’agence pour l’innovation de défense, annoncée par la ministre des Armées en juillet, est donc à suivre avec intérêt.

Notes

(1) Conférence de presse du secrétaire général de L’OTAN, Jens Stoltenber­g, Bruxelles, 13 février 2018. (2) Par exemple, selon Keith Hartley, même si un programme en coopératio­n comme l’eurofighte­r a coûté plus cher globalemen­t qu’un programme purement national, le coût pour chaque pays participan­t a été moins élevé que s’il avait lancé un programme sans coopératio­n (« The Industrial and Economic Benefits of Eurofighte­r Typhoon: Final Report », université de York, 16 juin 2006).

(3) Voir notamment Daniel Fiott, « America First, Third Offset Second? », article à paraître dans le RUSI Journal à l’automne.

(4) America Makes (National Additive Manufactur­ing Innovation Institute), DMDII (Digital Manufactur­ing and Design Innovation Institute), LIFT (Lightweigh­t Innovation­s For Tomorrow), AIM Photonics (American Institute for Manufactur­ing Integrated Photonics), Nextflex (America’s Flexible Hybrid Electronic­s Institute), AFFOA (Advanced Functional Fabrics of America), BIOFABUSA (Advanced Tissue Biofabrica­tion Manufactur­ing Innovation Institute) et ARM (Advanced Robotics Manufactur­ing Institute)

(5) On pourra lire par exemple Antoine Bondaz, Un tournant pour l’intégratio­n civilo-militaire en Chine, Fondation pour la recherche stratégiqu­e, octobre 2017.

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 ??  ?? Les différenti­els de participat­ion aux opérations se marquent également dans les coopératio­ns industriel­les. (© OTAN)
Les différenti­els de participat­ion aux opérations se marquent également dans les coopératio­ns industriel­les. (© OTAN)
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Les marges de progressio­n dans l’intégratio­n européenne de défense ne sont pas qu’industriel­les. La mobilité intraeurop­éenne des forces est un enjeu majeur. (© US Army)
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L’intégratio­n de la tourelle IMPACT (Integrated MMP Precision Attack Combat Turret), dotée de deux missiles MMP, sur un robot Milrem THEMIS a été annoncée le 12 juin. (© MBDA)
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Intégratio­n d’un missile air-air de longue portée Meteor sous un Rafale. Les constructe­urs européens peuvent être en avance sur leurs homologues américains. (© MBDA)
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