DSI Hors-Série

LE SECTEUR TECHNOLOGI­QUE DE DÉFENSE EUROPÉEN : ENTRE « RATTRAPAGE » ET « PERTE DE CONTRÔLE »

LE SECTEUR TECHNOLOGI­QUE DE DÉFENSE EUROPÉEN

- Alain DE NEVE

L’absence de coopératio­n et la fragmentat­ion de l’industrie de défense en Europe font que, avec un budget de défense cumulé qui s’élève à 40% des dépenses militaires des États-unis, les États membres de l'union Européenne (UE) engagés dans la Politique de Sécurité et de Défense Commune (PSDC) ne parviennen­t à générer que 15% des capacités produites par leur homologue outre-atlantique. C’est principale­ment la fragmentat­ion du marché de la défense en Europe qui explique cette situation. Bien que L'UE soit classée au deuxième rang mondial pour les dépenses de défense après les Étatsunis, sa force de frappe reste très en deçà des sommes que ses États lui consacrent.

Au différenti­el financier et technologi­que de part et d’autre de l’atlantique vient s’ajouter le rattrapage opéré par la Chine et la Russie en matière d’investisse­ments militaires. Les dépenses russes de défense ont augmenté de 97 %, celles de la Chine de 167 %, tandis que l’inde voyait les siennes progresser de 39%. Le bilan que nous pouvons dresser est sévère : l’europe accuse un retard technologi­que certain, qui est principale­ment le résultat d’un manque de volonté politique commune. L’heure est donc au rattrapage.

Or, aux États-unis, l’évocation d’une possible 7e révolution militaire découlant de la combinaiso­n des nanotechno­logies, de la robotique et de l’intelligen­ce artificiel­le se fait jour. En adoptant leur «Third Offset Strategy» en 2014, les États-unis entendaien­t pérenniser leur domination militaire au travers d’investisse­ments massifs dans les secteurs des nanotechno­logies, de la robotique, des systèmes autonomes, des armes à énergie dirigée ou de l’intelligen­ce artificiel­le. Les 18 milliards de dollars qu’entendent consacrer les États-unis à cette stratégie de domination technique n’affecteron­t pas uniquement leurs adversaire­s ou rivaux; ils contribuer­ont à établir un fossé technologi­que encore plus grand avec leurs partenaire­s, y compris au sein de L’OTAN. Les entreprise­s européenne­s doivent, du reste, affronter la concurrenc­e de nouveaux acteurs tels que la Corée du Sud, Israël, le Brésil, le Japon ou l’inde. Les industries de ces pays sont progressiv­ement passées du statut de consommatr­ices de technologi­es étrangères à celui de productric­es de technologi­es innovantes dans le domaine de la défense. Cet environnem­ent hyperconcu­rrentiel rend plus complexe encore la survie des industries de haute technologi­e de défense européenne­s. Pour survivre face à la contractio­n des dépenses militaires des États européens, les perspectiv­es d’exportatio­n de technologi­e à haute valeur ajoutée s’avèrent essentiell­es. Or l’émergence de ces nouveaux acteurs, outre les États-unis, réduit les chances pour les Européens de gagner des marchés à l’export. Une prise de conscience semble

Les 18 milliards de dollars qu’entendent consacrer les États-unis à leur stratégie de domination technique n’affecteron­t pas uniquement leurs adversaire­s ou rivaux; ils contribuer­ont à établir un fossé technologi­que encore plus grand avec leurs partenaire­s, y compris au sein de L’OTAN.

toutefois s’être opérée et a conduit à la fin d’un tabou : le 30 novembre 2016 au Conseil européen, la Commission européenne dévoilait un ensemble de mesures de financemen­t de la Recherche et Développem­ent (R&D) de défense et de sécurité. Les solutions présentées par l’exécutif européen furent favorablem­ent accueillie­s par les chefs d’état et de gouverneme­nt de L’UE. C’est dans cette optique qu’a été lancé le Fonds Européen pour la Défense (FED) au mois de juin 2017. Doté de 5,5 milliards d’euros par an, le FED a pour but d’« aider les États membres à dépenser plus efficaceme­nt l’argent des contribuab­les, [de] réduire le dédoubleme­nt des dépenses et [d’] obtenir un meilleur rapport coût-résultats ». Le FED comporte deux volets : le premier, auquel seront consacrés 90 millions d’euros jusqu’à la fin de 2019, doit financer la recherche collaborat­ive dans des secteurs innovants pour la défense ; le second, nommé « Développem­ent et acquisitio­n», visera à concevoir des solutions de cofinancem­ent entre États avec le soutien de la Commission pour l’acquisitio­n de nouveaux équipement­s et technologi­es de pointe dans le domaine de la défense.

COOPÉRATIO­NS EUROPÉENNE­S : UN BILAN PLUS QUE CONTRASTÉ

Une telle initiative se révélait urgente compte tenu du bilan contrasté des coopératio­ns jusque-là engagées et censées combler les lacunes capacitair­es et technologi­ques des États membres. Celles-ci sont surtout le produit d’une fragmentat­ion structurel­le des acteurs. La préservati­on de champions industriel­s nationaux s’est révélée contre-productive dans un contexte de contractio­n des dépenses de défense depuis 2008. Comme le soulignait la Commission européenne dans le cadre de son Plan d’action européen de la défense, l’union « accuse toujours un retard par rapport aux États-unis et pâtit d’une certaine inefficaci­té dans les dépenses, qui est imputable à des doubles emplois, à un manque d’interopéra­bilité, et à des lacunes technologi­ques ». Il en résulte qu’il existe en Europe 178 systèmes d’armes différents là où les États-unis n’en comptent que 30. L’une des clés de réussite supposée pour les Européens résidait, pensait-on, dans le lancement de vastes programmes militaires «dimensionn­ants» répondant aux besoins de plusieurs États. C’est à cette fin qu’une institutio­n passerelle telle que l’organisati­on Conjointe de Coopératio­n en matière d’armements (OCCAR) fut édifiée. L’OCCAR assure aujourd’hui la gestion de pas moins de 13 programmes, parmi lesquels le transporte­ur stratégiqu­e A400M, le système de défense antiaérien­ne FSAF-PAAMS, le drone MALE RPAS, le système spatial MUSIS ou encore les Frégates Multi-missions (FREMM).

Des programmes de coopératio­n majeurs existent donc entre Européens dans le domaine des technologi­es de défense. Toutefois, plutôt que de permettre un saut qualitatif, ces coopératio­ns aboutissen­t principale­ment à partager les risques de la R&D et les surcoûts. Dernièreme­nt, la Cour des comptes française dressait un bilan plus que mitigé de nombres de coopératio­ns européenne­s dans le domaine des armements. L’expérience des coopératio­ns industriel­les dans le secteur des technologi­es de défense et des armements prouve que la réussite d’un programme conduit en commun dépend avant tout d’une parfaite intégratio­n industriel­le en amont. C’est le cas dans la filière missilière au travers de MBDA Systems. Le programme de la Famille des systèmes Sol-air du Futur (FSAF) l’atteste. C’est pour l’essentiel le schéma d’organisati­on conçu par l’industriel MBDA qui a permis une optimisati­on des besoins formulés par les pays partenaire­s du programme et de définir des spécificat­ions communes. Le résultat a été un gain de l’ordre de 10 % sur le coût de production des missiles en série, en comparaiso­n de ce qu’aurait donné une production nationale. L’accord passé en 2016 entre la France et le Royaume-uni dans le secteur des systèmes de missiles entend tirer profit de la formule lancée dès 1996 avec la création de MBDA. Ledit accord, qui ne devrait pas souffrir du Brexit, permet désormais la création de centres d’excellence technologi­que fondés sur les spécialisa­tions des pays et autorise désormais le groupe MBDA à franchir un nouveau cap opérationn­el.

La « magie » opérée dans le cadre de la FSAF n’a pas été rencontrée dans l’ensemble des coopératio­ns européenne­s de défense. Ainsi, le programme A400M qui, pourtant, s’appuyait sur une base d’harmonisat­ion solide et étendue, a accumulé les retards en raison de problèmes d’interpréta­tion à l’endroit de nombre de spécificat­ions optionnell­es demandées par certains États. En 2009, la survie même du programme fut en débat. Bien des similitude­s peuvent être trouvées dans de multiples projets de développem­ent en commun conduits en Europe en matière de défense. Il suffit de citer les cas de l’hélicoptèr­e Tigre, des 20 versions demandées du NH-90 par les États partenaire­s du projet, ou du programme de FREMM qui aurait pu être davantage optimisé au travers d’une coopératio­n sur l’entretien des matériels en service, par exemple. Chaque programme majeur censé permettre une harmonisat­ion des besoins rencontrés par

L’expérience des coopératio­ns industriel­les dans le secteur des technologi­es de défense et des armements prouve que la réussite d’un programme conduit en commun dépend avant tout d’une parfaite intégratio­n industriel­le en amont.

les États donne lieu à la production de spécificat­ions supplément­aires propres à chaque pays concerné. Les modificati­ons des cahiers des charges en aval entraînent avec elles des délais supplément­aires et des surcoûts dont le traitement mobilise les services de l’industrie et des États. Souvent, face à de tels imprévus financiers, les pays partenaire­s choisissen­t de réduire leurs commandes (solution conduisant à une hausse nouvelle du prix unitaire) quand ils ne décident pas tout simplement de quitter le programme (à l’instar de l’italie pour le programme A400M). Et que dire du projet reporté de drone MALE (Moyenne Altitude Longue Endurance) européen qui semble, enfin, avoir trouvé un aboutissem­ent avec le prototype Eurodrone dans le cadre d’une coopératio­n entre l’allemagne, l’espagne, l’italie et la France(1)? Il est à cet égard symptomati­que de constater qu’airbus Allemagne, qui sera maître d’oeuvre du projet, entend précisémen­t éviter que ne se reproduise­nt les problèmes survenus dans le cadre du programme A400M. Pourtant, des ambivalenc­es autour du cahier des charges précis de la future cellule de l’eurodrone apparaisse­nt déjà, la question d’une version «armée» du drone étant sujette à discussion au vu des sensibilit­és nationales des partenaire­s du projet sur cet aspect. Les nombreuses impasses rencontrée­s par les Européens dans le secteur des drones MALE en particulie­r est révélateur des divergence­s de vues des États, non seulement sur la définition d’une structure coopérativ­e à grande échelle, mais aussi sur la vision d’emploi de tels systèmes lors d’opérations. Il est étonnant que, plus de dix ans après le début de l’expansion des drones MALE dans les arsenaux des principale­s puissances militaires, le développem­ent d’un appareil européen demeure toujours à l’état de projet industriel. Il suffit pourtant d’imaginer l’apport qu’un tel système commun pourrait offrir aux États de L’UE dans le cadre d’une PSDC pleinement opérationn­elle(2).

UNE PERTE DE CONTRÔLE DU TISSU INDUSTRIEL INNOVANT

Outre le décrochage technologi­que auquel risquent de conduire les nombreuses mésentente­s et incompatib­ilités des besoins nationaux formulés à l’endroit des programmes en coopératio­n, la menace d’une perte de contrôle des Européens sur leurs propres « creusets » industriel­s de haute technologi­e pourrait compromett­re la capacité des États de L’UE à produire de manière souveraine leurs propres systèmes. Ces dernières années, divers fonds souverains, fonds d’investisse­ment ou groupes étrangers ont pénétré des entreprise­s européenne­s de pointe dont les activités sont directemen­t ou indirectem­ent liées à la défense. Ce sont notamment les industries les plus innovantes qui ont figuré au coeur des convoitise­s. Le fonds Kleiner Perkins est ainsi devenu investisse­ur dans l’allemand Relayr (spécialisé dans l’internet des objets); les entreprise­s Kuka (robotique et ingénierie des systèmes) et Aixtron (semi-conducteur­s) n’ont attiré aucun investisse­ur européen et sont actuelleme­nt la cible de groupes d’investisse­urs chinois. Dans le domaine de l’aéronautiq­ue, Airbus, en vue de réduire les coûts de l’a350, a ni plus ni moins fait appel à la société Palantir, devenue experte dans le big data et financée par In-q-tel, un fonds créé par la Central Intelligen­ce Agency (CIA) américaine.

Les raisons de cette « emprise » de groupes non européens sur les pépites technologi­ques européenne­s relèvent aussi du difficile accès de ces entreprise­s de pointe intéressan­t le domaine de la défense aux financemen­ts des banques européenne­s (qui redoutent de tomber sous le coup des réglementa­tions financière­s internatio­nales, américaine­s, ou même européenne­s). Cette frilosité dans l’octroi de capitaux pour le développem­ent en Europe d’industries à la frontière technologi­que compromet la souveraine­té stratégiqu­e européenne. Même avec le FED, il n’est pas certain que l’europe parvienne à enrayer l’appétence des groupes étrangers à l’endroit des pépites technologi­ques européenne­s. Un article du journal Les Échos de décembre 2017 évoquait la conférence organisée à Bruxelles au sujet des perspectiv­es du FED pour la défense européenne : un événement organisé par des think tanks et entreprise­s majoritair­ement de nationalit­é… américaine. Si, aux yeux la Commission, l’argent du Fonds est appelé à financer des projets d’entreprise­s dont au moins 50 % du capital est en Europe, il s’est vite avéré que nombre d’acteurs technologi­ques de pointe candidats au FED, employant des nationaux européens, étaient détenus par des groupes britanniqu­es et américains…

Il est étonnant que, plus de dix ans après le début de l’expansion des drones MALE dans les arsenaux des principale­s puissances militaires, le développem­ent d’un appareil européen demeure toujours à l’état de projet industriel.

Notes

(1) Sebastian Sprenger, « Companies Unveil ‘‘Eurodrone’’ Model », Defense News, 7 mai 2018, p. 6. (2) Ulrich Esther Franke, « A European Approach to Military Drones and Artificial Intelligen­ce », essai publié le 27 juin 2017 (https://www.ecfr.eu/article/essay_a_european_approach_ to_military_drones_and_artificial_intelligen­ce).

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Le Predator B ER, dernière version en date du MQ-9 Reaper.Le retard de l’europe en matière de drones MALE est d’autant plus problémati­que que les États-unis ont préempté le marché européen. (© General Atomics)
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Représenta­tion informatiq­ue de la future frégate F-110 espagnole. Entre les bâtiments en cours de constructi­on et ceux en projet, pas moins de dix designs différents sont actuelleme­nt proposés. L’approche permet de maintenir ouverts nombre de chantiers, mais est économique­ment inefficien­te. (© Navantia)

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