L’ONERA, INCUBATEUR D’INNOVATIONS
Entretien avec Bruno SAINJON, président-directeur général de L’ONERA (Office National d’études et de Recherches Aérospatiales)
L’innovation est un thème saillant ces derniers mois et les drones figurent parmi les technologies qui y renvoient le plus directement. Quel est votre apport en la matière ?
Bruno Sainjon : L’ONERA accomplit sur les drones sa double mission d’innovation au profit du tissu industriel, en partenariat avec les laboratoires, et d’expertise au profit de l’état : la Direction Générale de l’armement (DGA) pour les grands programmes défense comme le FCAS-DP (Future Combat Air System-demonstration Program) ou le MALE européen; la Direction générale de l'aviation civile pour les nouvelles applications de drones civils et le Secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale et la Gendarmerie nationale pour la lutte anti-drones.
Notre rôle se concrétise par des innovations dans de nombreux domaines. Je pense en premier lieu à la sécurisation du vol, thème fondamental pour lequel L’ONERA collabore avec la NASA, autour du projet FORC3ES pour lequel les codes informatiques embarqués sont directement générés avec des garanties sur leur exécution ; mais aussi à la capacité de reconfiguration face à des aléas, qui fait l’objet d’innovations permettant de poursuivre le vol en cas de blocages, de pannes ou de pertes de liaisons…
Ensuite L’ONERA mène de nombreuses études pour de nouveaux capteurs. Je peux citer le projet Terriscope financé par le Fonds européen de développement régional et la région Occitanie, par lequel L’ONERA se dote d’un ensemble de plates-formes et de capteurs, notamment lidar, multispectraux et hyperspectraux afin d’en évaluer les capacités. On peut citer un autre domaine également essentiel et sur lequel L’ONERA travaille depuis longtemps : l’autonomie de déplacement et de décision qui est un thème important pour nos partenaires comme la SNCF, c’est-à-dire la capacité de se déplacer en autonomie dans des lieux confinés, de reconstruction d’environnements inconnus, de prise de décisions en environnement dynamique et incertain.
Certaines activités intéressent particulièrement le domaine de la défense et de la sécurité : je pense à la coopération multivéhicules hétérogènes, dans laquelle L’ONERA a réalisé d’importants progrès, notamment avec le programme d’études amont Action et bien d’autres projets, nationaux et internationaux.
La furtivité est l’objet de différents travaux par exemple dans le cadre du programme FCAS-DP. La discrétion acoustique sera étudiée dans un nouveau groupe de travail OTAN dont L’ONERA fait partie.
Enfin, sur la lutte anti-drone, L’ONERA a mené avec différents partenaires un projet pour l’agence nationale de la recherche pour tester et monter en maturité les technologies les plus adaptées à la détection, à l’identification et à la neutralisation des drones
Nos équipes sont sollicitées sur des aspects très variés par nos différents partenaires. Nos chercheurs ont la capacité de développer des méthodes et approches de conception globales.
malveillants. Ce qui a révélé le fort potentiel de certaines technologies : du radar passif aux différentes technologies de lidar en passant par les techniques de traitement avancé des données. Tourné vers l’avenir, L’ONERA s’est ainsi lancé depuis très longtemps dans les études touchant aux drones et affiche aujourd’hui une expertise unique. Un important atout tient à la multidisciplinarité de ses scientifiques. Une approche unique et reconnue qui fait que nos équipes sont sollicitées sur des aspects très variés par nos différents partenaires. Nos chercheurs ont la capacité de développer des méthodes et approches de conception globales. C’est l’un des thèmes de la toute récente fédération de recherche ONERA - Isae-supaéro - ENAC, à travers laquelle L’ONERA travaillera notamment au profit de la DGA avec ses partenaires pour développer de nouvelles approches de conception de drones plus sûrs, robustes et adaptatifs.
L’ONERA a beaucoup travaillé sur les technologies multispectrales, qui sont l’une des clés du renseignement géospatial. Quels progrès avez-vous réalisés récemment ?
L’imagerie multi- ou hyperspectrale consiste à acquérir des images dans un plus ou moins grand nombre de bandes spectrales. L’intérêt est de pouvoir discriminer les objets présents dans une scène, car tous ont une signature spectrale différente. C’est ce qui leur donne leur couleur si on se limite au domaine visible. Compte tenu du très grand nombre d’images acquises simultanément, seul un ordinateur est capable de traiter de tels volumes de données. Grâce au soutien de la DGA depuis de nombreuses années, L’ONERA est à la pointe de la recherche et du développement d’instruments ainsi que de l’exploitation des données spectrales.
Le moyen SYSIPHE (Système Spectro-imageur de mesure des Propriétés Hyperspectrales Embarqué), que nous avons développé pour le compte de la DGA, en collaboration avec la Norvège, est un moyen unique de recueil de données qui délivre des images hyperspectrales aéroportées, du visible jusqu’à l’infrarouge thermique. Il acquiert simultanément plus de 600 images spectrales à une résolution de 50 cm pour une fauchée de 500 m de large en volant à 2 000 m d’altitude. La première campagne réalisée en 2015, sur des scénarios opérationnels mis en oeuvre par le ministère des Armées, a permis de prouver l’apport de cette technologie pour le renseignement (je pense en particulier à la détection des cibles, même camouflées) et la classification spectrale de zones d’intérêt. Une nouvelle campagne est programmée pour le début de 2019 afin de valider le domaine d’emploi dans d’autres conditions environnementales, voire d’autres scénarios militaires. L’ONERA travaille également à la miniaturisation des caméras ayant des fonctions évoluées (capacités spectrales par exemple) afin de les spécialiser en fonction du besoin et de les rendre plus compactes, plus légères, plus économes en énergie. C’est au travers du programme d’études amont TEMOIN que sont étudiées les caméras infrarouges de demain. Les retombées sont nombreuses. Je peux citer en exemple le développement d’une caméra multispectrale infrarouge spécialisée dans la détection de gaz pour des applications civiles qui a donné d’excellents résultats lors d’une expérimentation menée en 2017.
Aujourd’hui, l’apport du multi- ou de l’hyperspectral n’est plus à démontrer. L’ONERA remplit sa mission de référent Environnement pour la DGA en poursuivant ses travaux de recherche et développement dans la connaissance des scènes. Nous participons activement au transfert de ces technologies multi- et hyperspectrales vers nos partenaires industriels. Des projets sont d’ores et déjà en cours (Total, Bertin) ou en préparation (Safran, Thales).
Quels sont, du point de vue des technologies aérospatiales dans le secteur militaire – ou dual –, celles qui vous paraissent les plus porteuses à moyen ou long terme ?
Le spectre d’activité de L’ONERA est particulièrement large et extraire quelques exemples n’est pas aisé. Je vais essayer d’en citer quelques-uns qui couvrent des domaines volontairement très différents.
En ce qui concerne les véhicules aérospatiaux, l’ensemble des technologies qui participent au développement d’engins capables d’atteindre des vitesses hypersoniques (au-delà de Mach 5) joueront un rôle important : qu’il s’agisse des technologies permettant d’assurer la combustion (super-statoréacteurs), des matériaux capables de résister aux très hautes températures ou encore des senseurs et systèmes qui permettront d’assurer leur navigation. L’ONERA est particulièrement présent sur ces sujets depuis de nombreuses années et continuera à s’y investir. Le domaine des capteurs optiques et électromagnétiques est également appelé à évoluer rapidement et à offrir des capacités accrues avec des systèmes plus compacts et/ou faisant appel à des traitements numériques de plus en plus sophistiqués.
En optique, en plus de l’intérêt des mesures hyperspectrales, les avancées rapides des oscillateurs paramétriques optiques et des lidars ouvrent la voie à de nombreuses générations de capteurs permettant des mesures atmosphériques variées utilisables dans des applications
Grâce au soutien de la DGA depuis de nombreuses années, L’ONERA est à la pointe de la recherche et du développement d’instruments ainsi que de l’exploitation des données spectrales.
tant de défense (détection des gaz de combat) qu’industrielles (monitoring de pollutions accidentelles) ou de sécurité (détection des tourbillons de sillage sur les aéroports). Difficile également de ne pas citer les apports de l’optique adaptative qui trouve désormais des applications prometteuses dans les lasers de puissance ou les télécommunications.
Dans le domaine électromagnétique, les évolutions conduisent à une utilisation de l’ensemble du spectre depuis les plus grandes longueurs d’onde qui permettent des détections à très grande distance (radar à ondes de ciel ou de surface) jusqu’aux très hautes fréquences mises en jeu pour l’imagerie SAR (Synthetic Aperture Radar) ou les télécommunications. Dans tous les cas, l’avenir est aux systèmes comportant une part de traitement numérique essentielle, voire prépondérante, à l’obtention des performances. La recherche d’une plus grande compacité constitue également un des défis à relever. Autre challenge : le traitement, en temps réel, de très grands volumes de données variées constitue à n’en pas douter un axe de R&T important pour les années à venir, au sein duquel l’adaptation et la mise en oeuvre de technologies issues de l’intelligence artificielle seront prépondérantes. Enfin, le domaine spatial militaire est capital pour l’avenir. Je pense à la surveillance de l’espace pour laquelle la France dispose depuis 2005, grâce à L'ONERA, d’un système opérationnel : il faut donc pousser notre avantage. Concernant les systèmes orbitaux, un effort sera fait dans le domaine des capteurs de tous ordres et les stratégies de réduction de la vulnérabilité des satellites. Enfin, la constitution de la base technologique pour un accès à l’espace à faible coût est une des priorités de L’ONERA. De façon plus générale, je suis convaincu que les avancées les plus importantes proviendront de systèmes résultant de la mise en commun de technologies complémentaires. La multidisciplinarité, qui est une des caractéristiques premières de L’ONERA, sera indéniablement une des clés du succès.
La coopération européenne revient fréquemment à l’ordre du jour. Comment l’envisager dans les domaines liés à la R&T ? Faut-il rester sur un modèle national ou envisager une véritable intégration européenne ?
L’ONERA a depuis longtemps sauté le pas, pour aller du purement national vers un modèle européen, voire international. Nous avons de très nombreuses coopérations, notamment avec la NASA pour ne citer que cet exemple. Sur le plan européen, L’ONERA est membre fondateur de l’association EREA, qui va bientôt fêter ses 25 ans et rassemble les centres de recherche européens du domaine aéronautique. J’ai récemment assuré la présidence de cette association et j’ai pu ainsi mesurer tous les avantages d’une telle organisation. Il s’agit d’un modèle de coopération « simple » dans lequel chaque organisme garde son autonomie et ses liens forts avec sa tutelle nationale.
L’existence d’un programme commun de recherche européen (actuellement Horizon2020) financé par la Commission européenne facilite cette coopération européenne en encourageant les projets réalisés en collaboration entre plusieurs pays européens : c’est très certainement un élément important de l’intégration européenne dans le domaine de la R&T. Sur le modèle réussi de L’EREA, et pour adresser les programmes européens de recherche spatiale, a été créée en 2016 l’association ESRE des centres de recherche européens dans le domaine spatial; nous y retrouvons nos partenaires traditionnels : le DLR allemand, le NLR néerlandais, etc.
Je suis bien évidemment de très près le développement des propositions de la Commission européenne dans le secteur de la défense. Très longtemps réservé au domaine intergouvernemental et restreint par les caractéristiques d’autonomie stratégique liées à la défense, ce sujet est en train d’éclore dans l’europe communautaire. L’ONERA est prêt à s’y engager, et il l’a déjà fait d’ailleurs en participant aux premiers projets pilotes qui ont été notifiés et à l’action préparatoire défense qui est en cours. Tant que l’on reste sur des sujets de R&T, dans le domaine pré-compétitif, la coopération européenne ne pose pas trop de difficultés. Nous allons voir comment les États et les industriels vont s’emparer de programmes de développement de capacités de défense à l’échelle européenne, car on entre là plus directement dans des sujets de compétitivité et de politique industrielle !
Le domaine des capteurs optiques et électromagnétiques est appelé à évoluer rapidement et à offrir des capacités accrues avec des systèmes plus compacts et/ou faisant appel à des traitements numériques de plus en plus sophistiqués.
Propos recueillis par Joseph Henrotin, le 29 juin 2018