SCORPION : « NOUS PRÉPARONS DÉJÀ LE “JOUR D’APRÈS” »
Entretien avec le général de corps d’armée Bernard BARRERA, major-général de l’armée de Terre
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L’armée de Terre française possède une vision prospective solide, quasi unique dans le monde occidental avec Action terrestre future, publié en 2016. Ce document fixe huit facteurs de supériorité opérationnelle dont découlent des aptitudes „ à détenir, des technologies à développer.
LL’innovation est devenue une thématique centrale, même si, par définition, l’adaptation passe par la recherche permanente de celle-ci. Comment la voyez-vous dans l’armée de Terre ?
Bernard Barrera : L’innovation est structurellement dans L’ADN de l’armée de Terre, dans les gènes de ses officiers, sous-officiers et soldats comme l’histoire militaire récente (Auxylium) ou plus lointaine (général Estienne, créateur des chars de bataille) nous l’a déjà montré. Néanmoins, et c’est tout l’enjeu qui se présente aujourd’hui, il convient de l’inscrire dans une vision de l’avenir, de l’ancrer dans un écosystème favorisant l’émergence d’idées nouvelles, parfois risquées, et surtout de lui donner des moyens pour industrialiser rapidement les projets dont la pertinence est avérée. En somme, cela n’a de sens que si l’innovation concourt directement à conserver la supériorité opérationnelle de nos forces, à rendre plus agiles nos organisations, plus simple notre fonctionnement, en particulier celui du quotidien.
Aujourd’hui, l’armée de Terre possède de sérieux atouts pour devenir un acteur majeur de l’innovation au sein du ministère des Armées. Premier atout, l’armée de Terre française possède une vision prospective solide, quasi unique dans le monde occidental avec Action terrestre future, publié en 2016. Ce document fixe huit facteurs de supériorité opérationnelle(1) dont découlent des aptitudes à détenir, des technologies à développer, véritables game changers comme peuvent l’être la robotique, la maîtrise de l’espace cyber, le développement de l’intelligence artificielle. Nous y travaillons avec la Direction générale de l’armement, notamment grâce aux études amont. Elles sont le gage d’une innovation cohérente s’inscrivant dans le temps long, permettant de concevoir le char, l’artillerie et le combattant du futur qui viendront remplacer nos Leclerc, canons CAESAR ou systèmes FELIN.
Le deuxième atout s’appuie sur les opérations que nous conduisons. Elles apportent à la fois des leçons, des retours d’expérience, mais aussi des terrains d’exploration, pour nos forces et nos soldats. Ce sont eux les premiers acteurs de l’innovation réactive. Ils sont directement confrontés, sur les champs de bataille comme au quartier, à des problèmes concrets que leurs qualités et leur ingéniosité permettent souvent de résoudre, voire de dépasser.
Enfin, le troisième et dernier atout qui me rend résolument optimiste est celui de l’organisation que nous mettons en place. Elle s’inscrit dans le dispositif voulu par la ministre des Armées et les financements conséquents que la Loi de Programmation Militaire (LPM) accorde pour les prochaines années. Dès cet été, nous renforçons l’existant : les Fab Labs des forces spéciales, les initiatives conduites par la SIMMT (2) dans
le domaine de la maintenance (Lab MCO), la plate-forme innovation de la DRHAT(3) (Lab RH Terre), le développement doctrinal (Laboratoire du combat SCORPION), la cellule transformation digitale de L’EMAT et les autres porteurs de projets, en particulier la STAT (4). Le deuxième effort important viendra avec la mise en place à Satory du Pôle Innovation de l’armée de Terre (PIAT) dans une logique de cluster innovation public-privé intéressé par le segment aéroterrestre, au sein duquel sera créé le Battle Lab-terre. Cette structure sera tournée vers l’innovation civile et sera chargée de faciliter l’éclosion et l’expérimentation des projets individuels et collectifs intéressant le monde des opérationnels. Enfin, pour nous assurer de la bonne coordination avec l’agence pour l’innovation du ministère, nous créons au sein de l’état-major de l’armée de Terre une cellule chargée d’animer tout l’écosystème innovation Terre. Cette cellule s’appuiera aussi sur le réseau des référents placés dans tous les régiments, là où se trouvent bien souvent d’excellentes idées.
Avec réalisme, l’armée de Terre est en ordre de bataille pour tirer profit de l’innovation de long terme, celle qui fera les forces terrestres de 2035 tout en favorisant les boucles courtes, celles qui permettent de répondre aux défis d’aujourd’hui.
SCORPION laisse augurer des changements majeurs et, comme le rappelait le général Bosser dans notre précédent numéro, bien anticipés. Existe-t-il, dans l’architecture du programme, des points qui vous semblent plus délicats ? Des équipements de cohérence, par exemple ?
L’objectif opérationnel est clair : en 2021, nous déploierons le premier GTIA SCORPION et, en 2023, nous serons capables de projeter une brigade interarmes SCORPION. C’est ambitieux, exigeant, mais anticipé et piloté depuis la doctrine exploratoire jusqu’à l’infrastructure, la formation, l’entraînement ou encore le soutien logistique. L’armée de Terre a, j’en ai la certitude, anticipé l’ère SCORPION, l’ère du combat infovalorisé et collaboratif, autant qu’elle le pouvait.
Réussir cette transformation nécessitera de surmonter les défis capacitaires comme l’intégration du système d’information SICS(5) dans le système de communication CONTACT, le maintien de la cohérence de nos équipements et accessoires SIC, l’intégration au bon rythme de nos véhicules d’ancienne génération dans les bulles CONTACT-SICS. La LPM qui vient d’être votée accélère le programme SCORPION, en particulier le rythme des livraisons des véhicules Griffon, Jaguar, Serval, des radios CONTACT et du SICS. L’armée de Terre va ainsi se moderniser à pas soutenus, sans doute comme jamais depuis plusieurs décennies.
Le défi est triple : celui de l’appropriation tactique et technique des nouveaux équipements par les régiments et états-majors, la gestion de la cohabitation entre deux générations de véhicules et de systèmes d’information et de communication, et enfin la préparation des «objets» d’appui et de cohérence qui garantiront au combat collaboratif infovalorisé toute sa plus-value opérationnelle.
L’appropriation par les soldats, leurs sous-officiers et officiers repose à la fois sur les formations que les écoles d’armes vont dispenser et l’entraînement. Pour les écoles, je suis particulièrement confiant, car elles savent déjà le faire. Pour l’entraînement, ce sera sans doute une première, car nous avons décidé de créer des structures spécifiques pour cette phase de transition ponctuée de nombreuses expérimentations. Aujourd’hui, la doctrine, les manuels d’emploi sont développés. L’entraînement des unités se fera à Mailly, auprès de la Force d’expérimentation du Combat SCORPION (FECS), avec des moyens d’évaluation spécifiques comme CERBERE, puis en régiment en s’appuyant sur la simulation, notamment celle intégrée dans les engins. La cohabitation entre les deux générations est à la fois un enjeu technologique pour faire communiquer les moyens SIC, ce que l’industriel s’engage à maîtriser, un enjeu logistique et un enjeu opérationnel, les capacités des nouveaux véhicules n’étant pas identiques. Nous serons prêts pour 2021, la transformation engagée il y a trois ans se faisant par étapes.
Enfin, nous préparons déjà le «jour d’après». D’abord, le complément qui permettra à toute l’armée de Terre d’entrer dans l’ère SCORPION. Ce sera l’objet de la LPM suivante, celle qui permettra de répondre à l’ambition 2030 de la première armée de Terre européenne. Ensuite, et c’est l’objectif de la feuille de route SCORPION, ce sont les équipements de cohérence, l’intégration des technologies de rupture et l’anticipation de la 5e génération. Je pense ici aux drones, robots terrestres, cyber-effets, au traitement massif de données, mais aussi aux Véhicules Blindés d’appui à l’engagement (VBAE) du génie, d’artillerie, de franchissement, ou encore aux systèmes du combattant débarqué du futur. Pour être au rendez-vous des menaces émergentes, ils font déjà l’objet de recherche et de développement financés par les études amont.
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L’armée de Terre a, j’en ai la certitude, anticipé l’ère SCORPION, l’ère du combat infovalorisé „ et collaboratif, autant qu’elle le pouvait.
La guerre électronique terrestre semble avoir été massivement utilisée en Ukraine, sur tout le spectre de ses possibilités, du
renseignement au brouillage des communications et des radars, et même à la détonation précoce des fusées des obus. L’armée de Terre doit-elle en tirer des leçons ?
Le conflit en Ukraine apparaît à bien des égards comme le terrain d’exploration d’un nouveau type de combat, d’un durcissement des opérations et d’une hybridité des modes d’action depuis le niveau stratégique jusqu’au niveau tactique. La réflexion militaire, notamment celle conduite par le CDEC(6) s’y intéresse à raison, même si je me méfie d’une focalisation trop marquée, d’autres théâtres et conflits, comme ceux du Levant, apportant aussi de riches enseignements opérationnels.
En Ukraine, la guerre électronique a surtout été employée à partir du printemps 2015 au moment où le front se stabilisait. L’ensemble des acteurs l’a engagée pour localiser, intercepter ou brouiller les communications, y compris celles de L’OSCE. Elle a démontré son efficacité, mais aussi sa vulnérabilité, les moyens de guerre électronique étant eux-mêmes signants, donc localisables. Il ne s’agit donc pas d’un game changer majeur en lui-même. C’est avant tout une capacité de renseignement et d’agression qui, déployée au sein d’une force, intégrée dans un dispositif multi-capteurs et couplée à une chaîne d’appui-feu, devient effectivement redoutable.
Je note ainsi le retour d’un savoir-faire finalement maîtrisé par nos armées lors de la guerre froide, mais que les forces terrestres avaient moins employé dans son volet «brouillage» et «intrusion», les opérations des dernières décennies ayant eu d’autres visages. Finalement, que retenir? D’une part que la discrétion électromagnétique demeure un objectif majeur pour une force toujours plus connectée. SCORPION le prend d’ailleurs en compte dès sa conception. D’autre part, qu’il s’agit d’une capacité à intégrer en planification pour qu’elle contribue à l’efficacité de la manoeuvre. Enfin, que nous devons poursuivre nos efforts doctrinaux comme de recherche technologique pour suivre le rythme de nos adversaires potentiels et ouvrir le champ d’emploi de la guerre électronique à d’autres domaines comme le cyber tactique, la lutte anti-drone, ou encore le couplage avec des moyens interarmées pour faciliter, en particulier, l’entrée en premier. Les États-unis et L’OTAN insistent beaucoup sur le concept de « bataille multidomaine ». Comment l’armée de Terre peut-elle s’y insérer et en tirer profit ?
La démarche Multi Domain Battle (MDB) est en première approche très comparable à celle d’action Terrestre Future (ATF) bien que leur portée et leurs ambitions diffèrent très sensiblement. Comme nous dans ATF, les États-unis font le constat que leurs adversaires potentiels disposent de capacités capables de niveler, égaler ou concurrencer leur puissance. L’army et les Marines ont ainsi décrit comment les forces terrestres en tant que composante s’engageront et feront campagne dans la totalité des milieux (espace, cyberespace, air, terre, mer). L’originalité de cette réflexion réside dans la proposition de modes d’action intermilieux concrets visant à acquérir ou à maintenir la supériorité tactique des autres composantes (attaques contre les systèmes A2/AD (7) adverses, raids ou missions de reconnaissance offensive dans la profondeur, ouvertures de couloirs de pénétration). À ce titre, une force d’expérimentation, la Multi-domain Task Force (MDTF), a d’ores et déjà été mise sur pied sous la responsabilité du commandement du Pacifique.
Pour l’armée de Terre, il ne s’agit pas d’acheter ou de rejeter la réflexion d’un pays avec qui nous opérons régulièrement ou d’une organisation, L’OTAN, dont nous faisons partie. Même si l’ambition capacitaire et technologique américaine n’est pas comparable avec celle de l’armée de Terre, je remarque une volonté de décloisonner les composantes, sans logique de propriétaire, ce qui me paraît particulièrement intéressant.
Avec les Américains, d’une manière concrète, nous poursuivrons nos échanges réguliers entre nos centres de doctrine (TRADOC et CDEC) tout en travaillant à conserver l’interopérabilité indispensable pour s’engager ensemble. Nous suivrons avec intérêt les expérimentations en cours qui pourront nourrir nos propres travaux, en particulier ceux de la FECS. Toujours en s’appuyant sur ATF, nous échangeons sur ce que les forces terrestres peuvent apporter aux autres composantes en matière d’effets intermilieux, sur la combinaison et le séquencement des actions tant tactiques que stratégiques, sur la protection de la force terrestre par ses moyens propres et ceux des autres composantes, sur la réduction des vulnérabilités des PC, ou encore sur le combat collaboratif inter-composantes.
Avec L’OTAN comme avec nos partenaires, nous pourrons sans rougir apporter notre propre réflexion qui intègre déjà cette approche non seulement multidomaine, mais aussi globale. Cette dernière conserve à mon
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Nous préparons déjà le « jour d’après ». D’abord, le complément qui permettra à toute l’armée de Terre d’entrer dans l’ère SCORPION. Ce sera l’objet de la LPM suivante, celle qui permettra de répondre à l’ambition „ 2030 de la première armée de Terre européenne.
sens toute sa pertinence tant pour la réflexion sur la conduite des opérations que pour le développement capacitaire.
Le Maintien en Condition Opérationnelle (MCO) et la disponibilité des matériels sont des points d’attention traditionnels, notamment pour L’ALAT. Comment considérez-vous la situation aujourd’hui ?
En tant que major-général de l’armée de Terre, je veille à disposer des moyens et ressources nécessaires non seulement pour honorer les contrats opérationnels de l’armée de Terre, mais aussi pour assurer un niveau d’entraînement suffisant à nos soldats, compagnies, régiments et brigades. C’est sur ces exigences que se bâtissent les armées de premier rang. Dans le domaine terrestre, les objectifs fixés par le chef d’état-major de l’armée de Terre d’une disponibilité minimum de 70% en garnison et de 90% en opération extérieure sont tenus. Ils ont été atteints et maintenus à ces niveaux depuis l’été 2017. Ils le sont grâce à l’efficacité de toute la chaîne de maintenance placée sous la responsabilité du directeur central de la SIMMT. En effet, s’inscrivant résolument dans une dynamique d’optimisation, l’organisation du MCO des matériels terrestres intensifie sa transformation engagée en 2016. Elle vise à améliorer la complémentarité entre la maintenance opérationnelle, assurée essentiellement par des militaires, en France comme en opérations, et la maintenance industrielle d’état ou privée destinée à la régénération et au traitement des équipements les plus usés. Ce modèle a permis de remonter la disponibilité des parcs majeurs de 10 % depuis 2015. Il est viable, déjà performant et adapté à nos besoins, même s’il reste à consolider, des marges de progrès existant encore.
Notre maintenance aéronautique est au rendez-vous des opérations extérieures comme l’illustre l’action du groupement tactique d’aérocombat que nous déployons sur l’opération « Barkhane » et du détachement hélicoptère des forces spéciales au Sahel. Pour autant, nous restons attentifs, car le milieu aéronautique demeure un domaine très exigeant sur le plan technique. Il se doit de respecter les critères élevés de navigabilité et il requiert du personnel hautement qualifié. Cela nous impose aussi de disposer de rechanges en quantité et d’un appui industriel particulièrement réactif. Nous sommes donc pleinement mobilisés pour tenir nos engagements et préparer l’avenir de L’ALAT. Ainsi, il nous faut piloter la transition entre l’ancienne génération d’hélicoptères (Puma et Gazelle) et la nouvelle (Tigre et Caïman), et porter l’effort sur nos maintenanciers grâce à des projets de formation novateurs comme le baccalauréat professionnel «maintenance aéronautique» qui ouvrira à Bourges dès cette année. Enfin, nous travaillons étroitement avec la Direction de la maintenance aéronautique pour assurer une disponibilité maximale de nos hélicoptères et permettre ainsi l’entraînement de nos équipages. Sous son égide se met en place une nouvelle architecture contractuelle sur la base de contrats appelés verticaux ou globaux, qui responsabilisent mieux les industriels. Ils devraient nous permettre d’atteindre nos objectifs.
Pour une armée d’emploi comme c’est le cas de l’armée de Terre, nous n’avons pas le droit à l’erreur. C’est au quotidien que la disponibilité se gagne. Dans le même temps, il s’agit d’anticiper les besoins futurs (formation, ressources financières, moyens) pour éviter les phases de rupture avec nos nouveaux équipements, SCORPION principalement pour le domaine terrestre et le HIL pour le domaine de l’aérocombat.
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Nous n’avons pas le droit à l’erreur. C’es „ t au quotidien que la disponibilité se gagne.
Propos recueillis par Joseph Henrotin, le 10 juillet 2018
Notes
(1) Compréhension ; performance du commandement ; agilité; masse; force morale; endurance; coopération; influence.
(2) SIMMT : Structure Intégrée du Maintien en condition opérationnelle des Matériels Terrestres.
(3) DRHAT : Direction des Ressources Humaines de l’armée de Terre.
(4) STAT : Section Technique de l’armée de Terre.
(5) SICS : Système d’information et de Combat SCORPION. (6) CDEC : Centre de Doctrine et d’enseignement du Commandement.
(7) A2/AD : Anti-access, Aera Denial.