CORBETT ET LA MAÎTRISE DE LA MER
Julian S. Corbett (1854-1922) reste, avec Mahan et Castex (qui a fait publier sa première traduction française), l’une des grandes figures de la stratégie maritime. Mais, comme souvent, ses théories sont méconnues. Celles résumées dans Some Principles of Maritime Strategy conservent cependant une réelle pertinence (1).
Que doit être le but de la mise en place, si longue et si coûteuse, d’une marine de guerre et quel est, chez Corbett, le but de la guerre navale? La réponse est simple : ce n’est pas tant le combat visant à défaire une flotte que la recherche de la maîtrise des communications maritimes (SLOC – Sea Lines Of Communications), impératif catégorique qui traverse toute son oeuvre. Une fois sécurisées, ce sont ces lignes de communication maritimes qui donnent à la mer son rôle de médium, dans le transport des richesses comme dans celui des forces. Corbett n’était toutefois pas le premier à mettre en évidence les SLOC, même s’il l’a fait avec brio. John Colomb, qu’il a connu, avait publié en 1867 The Protection of our Commerce and Distribution of our Naval Forces Considered (2), où les SLOC sont mises en évidence au long des cent pages de l’ouvrage, tout comme la nécessité de la protection des bases d’opérations (les ports) ou encore le lien entre protection des SLOC et diplomatie.
En réalité, ce que propose très tôt Corbett est une théorie de la maîtrise des flux. Vaste étendue d’eau, la mer ne donne pas per se un avantage militaire ou stratégique et, audelà des eaux territoriales, elle n’appartient à personne. Cet avantage procuré par les mers n’intervient que lorsqu’il est exploité. De fait, seules les grandes routes de communication sont utilisées : les navires naviguent au plus court. Dans pareil cadre, l’objet de la stratégie maritime, pour Corbett, est fondamentalement le command of the sea, la maîtrise de la mer, soit « rien moins que le contrôle des communications, que ce soit pour des usages commerciaux ou militaires (3) ». C’est l’aptitude à entretenir les flux, à faire en sorte qu’ils « coulent » librement, qui domine la réflexion du Britannique. Il ne peut donc être question d’une domination des mers. Elles sont tellement immenses qu’une occupation, au sens classique, serait coûteuse, sans avoir de sens d’un point de vue stratégique ou commercial.
La nature des SLOC n’est pas uniquement commerciale : elle est aussi militaire et Corbett de rappeler que si les lignes de communication des armées de terre leur sont propres, les lignes de communication des marines sont, essentiellement, partagées. Au-delà, il distingue plusieurs types de SLOC. Premièrement, les lignes d’opérations, qui partent des ports militaires vers les zones d’opérations des forces – qu’elles soient d’ailleurs terrestres ou navales. Deuxièmement, les lignes de communication, divisées en trois types :
• les lignes d’approvisionnement, qui partent du port-base vers les forces en opération ;
L’objet de la stratégie maritime, pour Corbett, est fondamentalement le command of the sea, la maîtrise de la mer, soit « rien moins que le contrôle des communications, que ce soit pour des usages commerciaux ou militaires ».
• les lignes de communication latérales, par lesquelles différentes forces engagées sur un théâtre peuvent communiquer entre elles ;
• les lignes de retraite, qui permettent de revenir au port-base.
CORBETT ET LA STRATÉGIE MARITIME : LE COMMAND OF THE SEA
La réflexion de Corbett en matière de command of the sea n’est pas orpheline. C’est de Philip Colomb qu’il semble l’avoir tirée : là où Mahan va préconiser la domination, Corbett lui préfère le contrôle, moins «certain», y compris sous contrainte adverse(4). La stratégie navale apparaît ainsi comme une méthode permettant, si besoin est, de manifester en temps voulu cette « maîtrise » de la mer. Pour Corbett, en effet, « la maîtrise de la mer n’existe qu’en temps de guerre. Si nous disons que nous maîtrisons la mer en temps de paix, ce n’est qu’une expression rhétorique signifiant que nous avons des positions navales et une flotte susceptible d’exercer la maîtrise des mers en temps de guerre (5) ». Derrière la précision, on comprend que les stratégies maritime et navale se décident en temps de paix, période qui a pour fonction de permettre un positionnement adéquat des forces.
Surtout, le command of the sea apparaît comme relatif. Disputé, il ne peut jamais être absolu. C’est face à une opposition déclarée que l’on voit ce qu’il en est exactement de la maîtrise des mers : même un petit groupe de pirates se positionnant sur une SLOC ne fait que disputer aux grandes marines la maîtrise
C’est face à une opposition déclarée que l’on voit ce qu’il en est exactement de la maîtrise des mers : même un petit groupe de pirates se positionnant sur une SLOC ne fait que disputer aux grandes marines la maîtrise de la mer.
de la mer. Corbett précise ainsi dans le Green Pamphlet :« Avoir la maîtrise de la mer ne signifie pas que l’ennemi ne peut absolument rien faire, mais qu’il ne peut entraver sérieusement les entreprises par lesquelles nous cherchons à atteindre l’objet de la guerre et à lui imposer notre volonté. (6) »
Chez Julian Corbett, la maîtrise de la mer dépend des espérances de gain et de ce que les belligérants sont prêts à perdre pour obtenir ce gain. La mer et sa maîtrise sont objets de compétition et s’il faut atteindre par ses propres efforts le command of the sea, il faut aussi empêcher que d’autres ne l’obtiennent. L’action se situe donc entre stratégie positive (prendre le contrôle) et stratégie négative (prévenir une émergence). Au-delà, la « dispute » n’est donc pas nécessairement le combat. Elle peut simplement renvoyer à la rivalité entre des marines engagées dans des confrontations symboliques : fruit des politiques nationales, les stratégies maritimes adoptent également les instruments de la politique, comme le montre le concept de « diplomatie navale ».
Corbett distingue plusieurs formes de maîtrise :
• la maîtrise « générale », « lorsque l’ennemi n’est plus en mesure d’agir dangereusement (7) ». Corbett précise que cette condition est réalisée lorsque l’ennemi n’est plus capable d’envoyer d’escadre en mer ;
• la maîtrise « locale » lorsque la flotte amie peut empêcher l’ennemi de la perturber sur un ou plusieurs théâtres d’opérations. Pour l’auteur, cette maîtrise peut suffire pour mener des opérations outre-mer – dont la physionomie dépend évidemment du théâtre considéré ;
• ces deux formes de maîtrise peuvent à leur tour être temporaires (si l’ennemi peut disputer à nouveau la maîtrise de la mer) ou permanentes (s’il ne le peut plus).plus largement, cette valeur de la maîtrise de la mer est réellement au coeur des questions de stratégie maritime ou de stratégie navale contemporaines. La très grande majorité des doctrines navales mettent ainsi en évidence la nécessité de conserver ouvertes les lignes de communication afin de pouvoir les utiliser. De même, l’essor de bon nombre de marines, du point de vue de leur structure de force ou encore du développement de leurs bases et de leurs points d’appui navals, est commandé et légitimé par la nécessité de contrôler les SLOC – même si ces doctrines ne font pas expressément référence à Corbett (8). De fait, ce dernier a simplement pointé du doigt ce qui s’apparente à une constante historique – et peut-être même à une véritable loi.
METTRE EN OEUVRE LE COMMAND OF THE SEA : LE SÉCURISER
Chez Mahan, une marine doit obtenir le command of the sea compris comme la maîtrise intégrale de la mer. Face à son adversaire, elle doit l’écraser en une bataille décisive et ne doit pas hésiter à se montrer offensive. Une fois l’adversaire anéanti – au sens premier –, le command of the sea autorise la
plus grande des libertés d’action, par exemple par un blocus ou encore un débarquement. De la sorte, la puissance navale devient le pivot de la puissance de l’état et la seule disposition d’une marine puissante pourrait, toujours selon Mahan, être de nature à emporter une guerre. Comparativement, Corbett s’oppose à une mobilisation systématique de la bataille décisive, pour une série de raisons :
• la bataille décisive n’obère pas la nécessité de protéger le commerce et les SLOC, quel que soit le résultat de la bataille. En effet, la concentration des forces – caractéristique de la guerre décisive sue le plan terrestre – est problématique en guerre navale. Corbett prend ici comme exemple les guerres anglo-hollandaises. Or les ressources en bâtiments sont limitées. Dès lors, la concentration de l’ensemble des moyens permettant de s’assurer définitivement de la victoire ne peut être réalisée ;
• la bataille décisive implique de perdre la majorité de ses propres forces en cas d’échec. Même si une telle bataille débouche sur une victoire, des pertes importantes seront probables, ce qui affaiblira le vainqueur, qui peut alors être mis en danger par un adversaire émergent et entendant tirer parti de la situation ;
• la bataille décisive n’est pas nécessairement aussi facilement réalisable en mer que sur terre. Corbett consacre ainsi six pages de Some Principles à expliquer que si la bataille décisive est facilitée en guerre terrestre, les armées se cherchant les unes les autres, en guerre navale, les distances concernées, la mobilité des acteurs et la nature de l’environnement sont tout autres ;
• il y a également une question méthodologique. La sécurisation des lignes de communication est un objectif de nature stratégique. Or, l’obtention d’une bataille décisive est un objectif de nature opérative : les niveaux auxquels ces objectifs sont identifiés ne sont pas les mêmes. De facto, une bataille décisive ne donne pas en soi et automatiquement la maîtrise de la mer vue en tant qu’aptitude à maîtriser les flux.
Corbett ne refuse pas totalement la bataille décisive, mais cherche plutôt à la recadrer : c’est un moyen et non une fin en soi. Dans son optique, il s’agit de conserver et de renforcer la domination britannique des mers et donc de disposer d’un réel seapower (9). La question est alors de comprendre comment il entend obtenir la maîtrise de la mer, qui conditionne
“de
L’essor de bon nombre marines, du point de vue de leur structure de force ou encore du développement de leurs bases et de leurs points d’appui navals, est commandé et légitim é par la nécessité de contrôler les SLOC.
le seapower. L’état, pose Corbett, doit disposer d’une flotte militaire en proportion de son commerce maritime : « Plus grand est le volume du commerce, plus grande doit être la force dévolue à sa protection. (10) » L’utilisation de cette flotte doit reposer selon lui sur deux catégories de principes : sécuriser et disputer.la sécurisation repose certes sur la bataille décisive, mais, face à un adversaire émergent, Corbett lui préfère le blocus rapproché, au moins dans un premier temps : l’adversaire restant au port ne peut disputer la maîtrise des mers. Les forces adverses sont aussi plus vulnérables face à un bombardement naval. De même, ce type de blocus ne nécessite pas de mobiliser des forces importantes. Reste que Corbett envisage également, se fondant sur l’expérience de Nelson à Toulon, le blocus ouvert, large, qui permet à l’adversaire de sortir de son port afin de pouvoir livrer bataille. Centré sur l’observation d’un port, il permet de mieux tenir dans le temps, en ne soumettant pas les forces à des frappes issues de la côte, tout en facilitant les opérations de relais entre les différents bâtiments. Cette vision conserve, avec l’emploi des sous-marins modernes, une pertinence certaine.
Corbett ne sous-estime pas les problèmes induits par le blocus rapproché. L’emploi de torpilleurs et de sous-marins permet en effet à l’ennemi de forcer les blocus – un problème qui doit, selon lui, être résolu par l’étagement de plusieurs catégories de moyens (contre-torpilleurs, croiseurs rapides). Cette difficulté, déjà bien réelle à son époque, reste très actuelle, les technologies en matière de minage et de missilerie favorisant l’interdiction de zone et le déni d’accès. On notera que, comme à l’époque de Corbett, on envisage toujours l’étagement de moyens différenciés afin de limiter les effets d’un contre-blocus(11).
Le Britannique se pose également la question de l’effectivité du blocus commercial – il est vrai en des termes qui semblent moins pertinents, puisqu’il évoque un blocus qui ne viserait que les flottes de commerce. Dans un premier temps, il considère que la guerre de commerce est futile : la recherche et la destruction des navires marchands adverses en haute mer sont consommatrices de temps autant que de moyens, pour des résultats in fine limités(12). Restant cohérent avec sa vision, il n’approuvera pas le système des convois avant la Première Guerre mondiale. En revanche, dans Some principles of Maritime Strategy, sa
vision évolue et il se montre en faveur d’une guerre contre le commerce centrée sur le blocus. Il est alors sans appel : « En fermant [les] ports commerciaux [de l’ennemi], nous exerçons le plus grand pouvoir que la maîtrise de la mer peut nous donner. Nous étranglons le flux de son activité nationale en mer de la même manière que l’occupation militaire de son territoire l’étrangle au sol. (13) » Il s’agit alors de s’en prendre directement à la prospérité de l’adversaire, Corbett montrant que la maîtrise de la stratégie maritime est de nature à causer des dommages majeurs à l’économie de l’ennemi. Ce faisant, dans les conditions de son époque, c’est une véritable vision systémique de l’attaque qu’il propose (14).
METTRE EN OEUVRE LE COMMAND OF THE SEA : LE DISPUTER
Dans l’optique de Corbett, la dispute de la maîtrise de la mer est plus importante que sa sécurisation. La vision corbétienne est donc dynamique. Elle implique plusieurs modalités, la plus importante pour lui étant le concept de « flotte en vie » (fleet in being), une terminologie qui aurait été utilisée pour la première fois par le comte de Torrington. Confronté à une flotte française supérieure en 1690, il aurait préconisé une attitude défensive, visant à conserver la flotte anglo-hollandaise «en vie », en la positionnant dans la Tamise et en attendant une position favorable. In fine, ayant reçu l’ordre d’attaquer, sa flotte subira de sévères pertes dans la bataille du cap Béveziers, avant qu’il ne se retire effectivement dans la Tamise – sans être poursuivi par Tourville.
L’acception que propose Corbett de ce concept repose sur une transposition de la fleet in being d’un plan tactique à un plan stratégique. Pour le Britannique, disposer d’une flotte opérationnelle est une mesure défensive en soi. La flotte en vie n’est pas pour autant au port, inactive. Lorsqu’elle n’est pas engagée en opération, elle s’entraîne et navigue, y compris dans des zones sûres. De même, cette flotte n’est pas nécessairement concentrée : elle peut être répartie sur différentes bases, sachant que son aptitude à être «en vie» réside également dans sa capacité à se concentrer en cas de besoin. Une fois de plus, le maintien des lignes de communication apparaît comme essentiel. Dans la vision de Corbett, cet ancrage défensif est garant de la conservation d’une liberté d’action et donc d’une possibilité ultérieure d’offensive, au moment le plus opportun, ou encore d’opérations limitées.
C’est à ce point de son raisonnement qu’intervient le deuxième aspect de la dispute pour le command of the sea : la possibilité de mener des actions offensives mineures au moyen de cette flotte « en vie ». Qu’il s’agisse de repousser un débarquement, de préserver les lignes de communication ou encore de profiter d’une opportunité, le but poursuivi est d’obtenir le maximum de gains pour un minimum de risques. Corbett semble moins assertif à propos de la pertinence de ces attaques, du fait de la difficulté à localiser des forces adverses. C’est une préoccupation qui reste, là aussi, très actuelle –, et ce en dépit de progrès technologiques inimaginables à l’époque de l’auteur. Plus généralement, autant Corbett tient à sa vision de la fleet in being, autant il paraît moins sûr de la pertinence de son couplage avec les attaques mineures. De fait, la mise à disposition de torpilles, « la valeur
Comme à l’époque de Corbett, on envisage toujours l’étagement de moyens différenciés afin de limiter les effets d’un contre-blocus.
non (encore) prouvée du sous-marin (15) » sont autant de facteurs qui favoriseraient l’attaque, mais qui rendent difficile pour lui une appréciation plus large de ce que serait une guerre navale future.
Corbett, de ce point de vue, voit juste, même s’il ne poursuit pas sa réflexion plus avant. Comme nombre de chercheurs après lui, il s’interroge – certes de façon indirecte – sur les polarités offensive et défensive des structures de force dans leur relation à leurs effets tactiques/opératifs. Les attaques sur Mers el-kébir en 1940, Tarente la même année puis Pearl Harbor en 1941 montreront ainsi que les ports peuvent également constituer des pièges. Au demeurant, l’acception que Corbett donne à la fleet in being est ouverte : il est question de posture plus que de localisation. Reste que si les attaques mineures sont à considérer comme la possibilité d’imposer à l’adversaire une attrition de sa flotte, elles peuvent aussi être le prologue d’une action décisive.
METTRE EN OEUVRE LE COMMAND OF THE SEA : L’EXERCER
Dans la logique proposée par Corbett, la tâche d’une marine n’est pas uniquement de sécuriser ou de disputer la maîtrise de la mer. Elle est également d’exercer cette maîtrise, ce qui revient pour lui à ne pas se focaliser sur la flotte de bataille ennemie, mais plutôt à utiliser les lignes de communication, soit au profit de la flotte amie, soit en cherchant à interdire à l’ennemi cet usage. Pour Corbett, cette catégorisation d’usage de la mer passe par trois modes d’action. Le premier est la défense contre les invasions, à laquelle il consacre de longs développements tirés de l’histoire britannique. Ses travaux permettent d’éclairer les débats plus contemporains autour des opérations Anti-access/area Denial (A2/AD). En fait, celui concernant la nature de ces dispositifs et la manière de les contourner est abusivement considéré comme « nouveau » : non seulement ses fondements sont théorisés par Corbett, mais, de plus, il a connu plusieurs itérations depuis lors qui font référence à lui (16) – à commencer par les avancées réalisées par l’analyste américain Bernard Brodie (17).
Le deuxième mode d’exercice de la maîtrise de la mer pour Corbett est la défense et l’attaque des flux commerciaux. Du point de vue de l’attaque, la forme supérieure consiste à s’emparer des ports adverses, mais l’opération est complexe, nécessitant un blocus rapproché. Aussi tend-il à préférer les attaques en haute mer, dites «pélagiques». Si elles impliquent de défendre ou d’attaquer le commerce au large, la tâche est simplifiée du fait du passage par des lignes de communication connues, mais aussi à travers ce qu’il qualifie de «points focaux», plus faciles à contrôler, tels que des détroits (on parlerait aujourd’hui de choke points). Dans la conduite des actions contre le commerce, aussi bien en attaque qu’en défense, la mobilité des navires est leur principal avantage ; plutôt que de rester statique, il faut chercher à se dérober sur l’immensité de la surface des mers. Cette recommandation, même à l’ère des radars tridimensionnels multifonctions à face plane et des hélicoptères embarqués, demeure fondamentalement valable.
Enfin, troisièmement, les marines doivent pouvoir être engagées dans des missions offensives, défensives ou de soutien des opérations terrestres. Pour Corbett, ces catégories renvoient aux principes guidant l’attaque et la défense du commerce et, plus généralement, à la question des lignes de communication et de leur contrôle. Dans cette optique, il ne limite pas le rôle des marines à la seule escorte des forces amphibies. Il insiste aussi sur l’importance de bloquer les ports d’où pourraient sortir des forces visant les navires de transport ou sur la nécessité de soutenir des forces débarquées.
Pour Corbett, opérations navales et terrestres sont mutuellement dépendantes, en même temps que la maîtrise de la mer et la maîtrise des rivages sont intimement liées. Outre qu’il ne fait pas la distinction entre haute mer et rivage, le navaliste est naturellement partisan d’un haut degré de coopération entre
La dispute de la maîtrise de la mer est plus importante que sa sécurisation. La vision corbétienne est donc dynamique. Elle implique plusieurs modalités, la plus importante pour lui étant le concept de « flotte en vie » ( fleet in being).
forces terrestres et navales. Mais planifier une opération amphibie est d’autant plus compliqué que des tendances opposées animent la marine et l’armée de terre. L’armée voudra se rapprocher de l’objectif qui lui a été assigné et cherchera une position de débarquement moins défendue. L’intérêt de la marine est inverse : s’éloigner le plus possible de toute source de nuisance. Pour Corbett, le consensus ne serait alors obtenu que par une planification menée par un état-major conjoint et qui permettrait de définir une position idéale aussi bien pour les forces navales que pour les forces terrestres. On comprend son admiration pour William Pitt, « un vrai ministre de la guerre » coordonnant de manière parfaite les aspects terrestres, navals et diplomatiques durant la guerre de Sept Ans. Ce «système Pitt», tout en flexibilité, est à bien des égards redécouvert et théorisé par Corbett.
Pour correctement conceptualisés et cloisonnés qu’ils soient, la sécurisation, la dispute et l’exercice du command of the sea ont cependant une autre forme une fois qu’ils sont appliqués. Les marins le savent, une opération peut viser différents buts, distincts mais concomitants dans leur conduite : un déploiement peut permettre de s’entraîner, de mener des actions de diplomatie navale, de sécuriser des corridors de navigation. Corbett est un juriste : il aime distinguer les actions sur le plan théorique, mais c’est aussi un pragmatique qui ne privilégie aucune option en particulier. La guerre, nous indique-t-il, « est la somme complexe de facteurs navals, militaires, politiques, financiers et moraux, sa concrétisation [pouvant] rarement offrir à un état-major naval une tabula rasa sur laquelle les problèmes stratégiques peuvent être résolus par des syllogismes bien tournés (18) ». Notes
(1) Cet article est partiellement issu de Joseph Henrotin, Julian Corbett, Argos, Paris, 2013.
(2) John Colomb, The Protection of our Commerce and Distribution of our Naval Forces Considered, Harrison, Londres, 1867.
(3) Julian Corbett, Some Principles of Maritime Strategy, Longmans, Green and Co., Londres, 1911, p. 94.
(4) Voir notamment Philip Colomb, Naval Warfare, its Ruling Principles and Practice Historically Treated, W. H. Allen, Londres, 1895. (5) Julian Corbett, Green Pamphlet, traduction de C. Ter Serkessian in Gérard Chaliand, Anthologie mondiale de la stratégie. Des origines à nos jours, coll. « Bouquins », Robert Laffont, Paris, 1990, p. 1056.
(6) Julian Corbett, Green Pamphlet, op. cit.
(7) Ibid., p. 1057.
(8) La dernière version de la doctrine britannique en fait toutefois mention.
(9) Corbett n’utilise par ce terme en tant que tel : il utilise (p. 274) celui de Sea Power, soit l’état en tant que puissance maritime et non le terme contemporain de seapower.
(10) Julian Corbett, Some Principles of Maritime Strategy, op. cit., p. 274.
(11) C’est tout l’enjeu des conceptions de type Airsea Battle, combinant des frappes aériennes et navales contre les batteries côtières, les bases navales et aériennes adverses de même que les sous-marins.
(12) La pratique de la guerre sous-marine américaine dans le Pacifique durant la Deuxième Guerre mondiale montre toutefois que le point de vue de Corbett peut être contredit. (13) Julian Corbett, Some Principles of Maritime Strategy, op. cit., p. 185.
(14) S’il ne porte pas son raisonnement plus avant, on ne peut s’empêcher de voir une proximité de sa vision avec les conceptions qui seront développées plus tard en stratégie aérienne (en particulier à partir de William Sherman) ou encore par l’école russe de l’art opératif (en particulier la conception de l’udar en tant que choc systémique).
(15) Pour nombre de commentateurs, cette phrase tendrait à prouver qu’il sous-estimait le sous-marin, dont l’usage était encore embryonnaire en 1910-1911. Replacée dans son contexte, elle démontrerait plutôt une attitude agnostique, curieuse, mais attendant une preuve. Julian Corbett, Some Principles of Maritime Strategy, op. cit., p. 231.
(16) On songe en particulier aux contributions apparues entre les années 1970 et 1980 autour de l’application à la stratégie navale des conceptions de défense alternative et de non-offensive defense.
(17) Lequel établit la distinction entre sea control (lequel apparaît en dispute) et sea denial (interdiction). Voir Bernard Brodie, A Guide to Naval Strategy, Princeton, Princeton University Press, 1965.
(18) Julian Corbett, Some Principles of Maritime Strategy, op. cit., p. 234.
La tâche d’une marine n’est pas uniquement de sécuriser ou de disputer la maîtrise de la mer. Elle est également d’exercer cette maîtrise, ce qui revient à ne pas se focaliser sur la flotte de bataille ennemie, mais plutôt à utiliser les lignes de communication, soit au profit de la flotte amie, soit en cherchant à interdire à l’ennemi cet usage.