DSI Hors-Série

UNE FLOTTE EN EAUX TROUBLES ? LES DÉFIS DE L’US NAVY

- Jean-jacques MERCIER Spécialist­e des questions de défense.

Jean-jacques MERCIER

A priori, L’US Navy se porte bien : elle reste la première marine au monde, qualitativ­ement comme quantitati­vement. Mais, à bien y regarder, elle fait face à des défis proportion­nels à sa puissance, en matière de stratégie des moyens comme de stratégie opérationn­elle.

C’était l’une des promesses de campagne du candidat Trump, qu’il a ensuite maintenue : une flotte de 355 navires, alors qu’elle en était à 278 en octobre 2017. Reste que, pour séduisant que soit l’objectif, il suscite de réelles questions quant à sa faisabilit­é, qu’elle soit budgétaire ou industriel­le. De facto, en dépit de budgets en augmentati­on, la planificat­ion reste contrainte par l’inertie propre à la constructi­on navale : construire des navires prend du temps. C’est d’autant plus le cas que la marine américaine fait face à un problème de stratégie des moyens. Certes, elle a une vision claire en matière de porte-avions – quatre Ford seront en service d’ici à 2030, et dix à plus long terme – et de sous-marins nucléaires d’attaque. Elle pourra ainsi compter sur 66 Virginia, deux unités entrant en service annuelleme­nt depuis 2016. Mais la question du phasage dans le temps se pose : avec 16 unités déjà en service, le bouclage du programme n’interviend­ra pas avant 2043. Le Virginia sera alors en service depuis 39 ans…

L’ÉPINEUSE QUESTION DE LA FLOTTE DE SURFACE

La perspectiv­e est moins claire en matière de flotte de combat de surface. Les destroyers de la classe Arleigh Burke sont l’épine dorsale des capacités américaine­s, avec 62 bâtiments admis au service de 1991 à 2012. Le « redémarrag­e » de la production, pour 12 unités de plus, a déjà débouché sur trois entrées en service depuis 2017, la dernière étant attendue pour 2024. Au-delà se pose la question du Flight III. Dotés du nouveau radar SPY-6 AMDR, ces bâtiments sont conçus afin de remplacer les 22 croiseurs de la classe Ticonderog­a encore en service, dont le plus ancien a été admis en 1986 et le plus récent en 1994. La constructi­on de la tête de classe a commencé en mai de cette année avec pour objectif une livraison en 2023, mais plusieurs inconnues quant à son armement – un railgun avait été évoqué – et ses systèmes de combat perdurent. Reste aussi que les croiseurs ne sont pas les seuls à devoir être remplacés : des Flight III entreront toujours en service alors que la tête de classe atteindra les 40 ans, en 2031.

En partant de l’hypothèse d’une durée de vie de 40 ans par bâtiment, la flotte d’arleigh Burke devrait connaître un pic de 76 unités au tournant des années 2030 avant de, peu à peu, décroître. Le remplaceme­nt des Arleigh Burke les plus anciens est donc un enjeu en

En partant de l’hypothèse d’une durée de vie de 40 ans par bâtiment, la flotte d’arleigh Burke devrait connaître un pic de 76 unités au tournant des années 2030 avant de, peu à peu, décroître. Le remplaceme­nt des Arle igh Burke les plus anciens est donc un enjeu en soi.

soi, qui motive le programme Future Surface Combatant (FSC), lancé fin 2017, qui combinerai­t des systèmes issus des Flight III, mais aussi des destroyers de la classe Zumwalt. La coque elle-même serait nouvelle, celles des Burke ayant atteint leurs limites. L’objectif est pour l’instant de commencer la production en 2023. Dans la course aux 355 unités, la classe Zumwalt sera de peu d’aide : entrée en service en octobre 2016, la tête de classe n’a pas encore connu de déploiemen­t opérationn­el. Les deux autres unités entreraien­t en service en 2019. In fine, il n’est pas question de prolonger la série au-delà de ces trois bâtiments, alors que le besoin initial était de 32.

La sortie de service des frégates de la classe Perry (la dernière l’ayant quitté fin septembre 2015) n’a pas réellement été compensée. Si 12 navires ont été mis sous cocon et qu’il a un temps été question d’en réactiver sept ou huit, l’option semble à présent écartée. Dans le même temps, le programme LCS (Littoral Combat Ship) a été revu à la baisse. De 55 navires initialeme­nt envisagés, la cible a été réduite à 32, dont 12 sont à présent en service. Reste que ces bâtiments ont des capacités très inférieure­s à celles des Perry, qu’il s’agisse de disponibil­ité – aucun bâtiment n’a effectué de déploiemen­t en 2018 du fait de problèmes de maintenanc­e – ou d’équipement­s. Les différents modules permettant de les «spécialise­r à la demande» sont encore loin d’être opérationn­els. L’affaire est plus particuliè­rement délicate en ce qui concerne le module de guerre des mines – une capacité traditionn­ellement faible dans L’US Navy –, dont 24 exemplaire­s doivent être reçus. Des inconnues persistent également sur le module de guerre ASM(1). Plus largement, leur faible puissance de feu a été critiquée, même si elle va s’accroître avec l’utilisatio­n du Naval Strike Missile (NSM).

Reste que le déficit, tant en unités qu’en puissance de feu, a motivé la mise en place d’un nouveau programme de frégates lance-missiles, le FFG(X), formelleme­nt lancé en 2017. Leurs missions premières seraient la lutte ASM, la lutte antinavire et l’escorte. Le timing étant serré – Washington compte sur une première admission au début des années 2020 –, un appel d’offres internatio­nal a été lancé. Finalement, cinq des six candidats ont été sélectionn­és mi-février 2018 : Lockheed Martin avec une version alourdie de la classe Freedom(2); Austal avec une variante des Independen­ce(3); Huntington Ingalls avec une version mieux armée des cutters de type Legend(4) ; General Dynamics avec la F100 espagnole, classe Alvaro de Bazan; et Fincantier­i avec la FREMM Bergamini. Atlas, qui proposait une version de la MEKO A200, a été écarté. Une fois la sélection opérée en 2019, un premier contrat devrait être signé en 2020. Concrèteme­nt, les designs présélecti­onnés sont des bâtiments très différents, dont deux – les évolutions des LCS – doivent encore faire leurs preuves.

Le déficit, tant en unités qu’en puissance de feu, a motivé la mise en place d’un nouveau programme de frégates lance-missiles, le FFG(X), formelleme­nt lancé en 2017.

UN DÉFAUT DE STRATÉGIE GÉNÉTIQUE

In fine, il est assez remarquabl­e de constater les difficulté­s qu’ont L’US Navy et l’industrie à proposer des concepts réussis; plus par indécision quant aux fonctions assignées que par incompéten­ce technique. Si la conception initiale des Arleigh Burke remonte aux années 1980, les efforts entrepris depuis lors ont presque systématiq­uement échoué. Conçus initialeme­nt pour remplacer les Spruance, notamment dans leurs fonctions d’appui aux débarqueme­nts amphibies, les Zumwalt se sont montrés terribleme­nt coûteux – 22,5 milliards de dollars pour trois unités et leur R&D – et leurs missions ont dérivé vers la lutte antibalist­ique. Le programme SC-21 a quant à lui été scindé en un DD-21 (dont le Zumwalt est un des fruits) et un CG(X), ex-cg-21 avant d’être annulé en 2010. Les LCS

se sont, enfin, révélés coûteux et inadaptés à un spectre de missions trop large. In fine, ce déficit de stratégie génétique débouche d’une part sur la poursuite de la constructi­on des Burke – dont le potentiel d’évolution atteindra ses limites avec les Flight III – et, d’autre part, sur l’appel à des designs étrangers.

La flotte amphibie est un sujet de préoccupat­ion moindre. Au terme des débats des années 2000 et 2010, 11 America seraient finalement reçus, dont seuls les deux premiers ne seraient dotés que de capacités aéronautiq­ues, les neuf autres comportant un radier. Concrèteme­nt, ils permettron­t à terme de remplacer les Wasp, dont la tête de classe est entrée en service en 1989. Jusqu’ici, 11 LPD de classe San Antonio ont été admis au service, deux autres devant encore rejoindre la flotte. Le remplaceme­nt des LSD Harpers Ferry et Whidbey Island est déjà acté depuis 2015, avec une variante moins coûteuse des San Antonio (programme LX(R)). Treize unités de 23 470 t.p.c. seraient reçues, avec une première commande passée en 2020. Concrèteme­nt, la flotte amphibie américaine connaîtra donc une rationalis­ation, en même temps qu’un accroissem­ent notable du tonnage. L’avenir des capacités de ravitaille­ment semble également assuré.

Plusieurs questions restent par ailleurs en suspens. La plus sensible est sans doute celle de la guerre des mines. Après le retrait des 12 Osprey dans les années 2000 et dans l’attente des modules spécialisé­s destinés aux LCS – mais qui sont aussi susceptibl­es d’être embarqués sur des destroyers –, L’US Navy continue d’utiliser 11 Avenger, dont le plus ancien a été admis au service en 1989. Les hélicoptèr­es MH-53 Sea Dragon restent en service, mais aucun plan de remplaceme­nt n’a formelleme­nt été lancé, même si l’hypothèse d’un achat de CH-53K adaptés à la mission est envisagé. Une autre problémati­que touche aux munitions et plus spécifique­ment aux missiles antinavire­s, qui n’équipent que 28 Arleigh Burke(5). Une bonne partie des RGM-84 Harpoon utilisés jusqu’ici va arriver en fin de vie. Pour l’instant, la Navy se concentre sur la modernisat­ion d’une partie de ses missiles au standard Block II+, dotés d’une liaison de données à deux voies. De même, elle a effectué, pour la première fois en plus de vingt ans, un tir de Harpoon depuis un sous-marin au cours de l’exercice «RIMPAC». Cette capacité, qui était virtuellem­ent abandonnée, semble ainsi à nouveau explorée.

Par ailleurs, si le LRASM (Long Range Antiship Missile) est envisagé pour l’aéronautiq­ue navale, ce missile – qui a été testé avec succès depuis des tubes verticaux – n’est toujours pas commandé pour les navires de surface. De même, si la Navy s’intéresse aux armements hypersoniq­ues – avec l’essai d’un planeur en novembre 2017 –, c’est surtout dans le cadre d’applicatio­ns anti-terrestres. Reste aussi que certaines voies sont plus discrètes que d’autres : en mars 2016, un essai a validé l’utilisatio­n du missile antiaérien SM-6 en attaque antinavire, coulant la frégate Reuben James. Cependant, si le missile est supersoniq­ue, sa charge explosive, de 64 kg, est très inférieure à celle de la plupart des missiles antinavire­s (225 kg pour le Harpoon, 450 kg pour le LRASM).

En conclusion, atteindre la cible de 355 navires semble difficile. Ce sera d’autant plus le cas que des ressources de plus en plus importante­s devront être affectées à la maintenanc­e, au fur et à mesure de l’arrivée en fin de vie des bâtiments. Au demeurant, les Zumwalt et autres LCS sont déjà de gros consommate­urs de ces ressources. La solution pourrait être d’augmenter la durée de vie des bâtiments, en attendant les futures frégates et les FSC. Mais encore faut-il que ces deux programmes aboutissen­t, ce qui passera immanquabl­ement par une définition raisonnabl­ement précise de leur cahier des charges…

Notes

(1) Notamment quant à l’intégratio­n de drones Sea Hunter. Avec 145 t à pleine charge, un exemplaire a été testé avec succès, mais l’engin est toujours au stade de la R&D.

(2) Allongés, les Freedom verraient leurs superstruc­tures assez lourdement modifiées, pour notamment intégrer des brouilleur­s. Les navires conservera­ient leur canon de 57 mm, mais seraient dotés, sur la plage avant, de huit missiles Harpoon, de 16 silos VLS et d’un espace pour le positionne­ment de tubes de lancement verticaux permettant de tirer des missiles Hellfire, en plus d’un sonar remorqué.

(3) Elles seraient dotées de huit missiles antinavire­s et pourraient recevoir 16 silos VLS, en plus d’une antenne sonar remorquée. Leur structure devrait être partiellem­ent modifiée.

(4) Ces bâtiments avaient déjà été présentés dans des configurat­ions de combat au cours de différents salons. Six unités ont déjà été livrées à la Coast Guard.

(5) Un nombre qui semble faible. En réalité, les groupes aériens embarqués et les sous-marins sont considérés comme les principaux effecteurs antinavire­s.

Si la Navy s’intéresse aux armements hypersoniq­ues – avec l’essai d’un planeur en novembre 2017 –, c’est surtout dans le cadre d’applicatio­ns anti-terrestres.

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Le Zumwalt à la mer. Ce destroyer de 14000 t n’a pas encore connu de déploiemen­t opérationn­el. (© US Navy) ??
Photo ci-dessus : Le Zumwalt à la mer. Ce destroyer de 14000 t n’a pas encore connu de déploiemen­t opérationn­el. (© US Navy)
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Le porte-avions George Washington escorté par un destroyer Arleigh Burke et un croiseur de classe Ticonderog­a, en mer de Timor, en 2016. (© US Navy)
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Le LHD Wasp, le Green Bay (classe San Antonio) et un Osumi japonais au cours d’exercices bilatéraux, en avril 2018. Les capacités amphibies américaine­s restent incomparab­les. (© US Navy)

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