DSI Hors-Série

MQ-25 : ÉCHEC PROGRAMMAT­IQUE OU PIÈCE ESSENTIELL­E DES DISPOSITIF­S AÉRIENS FUTURS ?

MQ-25 ÉCHEC PROGRAMMAT­IQUE OU PIÈCE ESSENTIELL­E DES DISPOSITIF­S AÉRIENS FUTURS ?

- Philippe LANGLOIT Chargé de recherche au CAPRI.

Philippe LANGLOIT

C'est Northrop Grumman qui acquiert le plus de visibilité. Son X-47B, descendant du programme J-UCAS, effectue les premiers essais de catapultag­e et d'appontage en 2013, avec succès. Deux ans plus tard, il effectue des essais de ravitaille­ment en vol, en recevant du carburant d'un Super Hornet.

Dans les années 2000, L’US Navy entend disposer à terme de drones de combat utilisable­s depuis ses porte-avions. Elle s’engage alors dans un programme qui connaîtra plusieurs rebondisse­ments et qui débouchera sur la sélection du Boeing Stingray. Mais la fonction du système est totalement différente de ce qui avait été envisagé…

DE L’UCLASS AU CBARS

Le concept initial de L’UCLASS (Unmanned Carrier-launched Surveillan­ce and Strike), qui fait l’objet d’un appel d’offres lancé en 2010, est celui d’un drone de combat, furtif, pouvant être catapulté depuis un porte-avions et qui serait récupéré par brins d’arrêt. En fait, le programme est la suite logique du J-UCAS, qui devait être commun à la Navy et à L’US Air Force. Mais celle-ci se retire du programme en 2006. Seule la Navy cherche donc à se doter d’un drone de combat, soit dans une logique d’accompagne­ment des futurs F-35C, soit encore en « première vague », ces drones devant être suivis par des F/A-18E/F moins furtifs. Les difficulté­s sont doubles. D’une part, celles liées à l’embarqueme­nt et aux opérations aéronavale­s : catapultag­es et appontages sont des opérations complexes qui peuvent se dérouler par mer formée. De plus, la recherche d’une capacité de pénétratio­n dans des espaces aériens hautement hostiles impose un design d’aile volante, un type de configurat­ion plus difficile à mettre en oeuvre depuis des porte-avions. L’appareil doit alors pouvoir embarquer jusqu’à trois tonnes de GBU-39, soit 24 armes.

D’autre part se pose la question de ce que doit être un drone de combat. L’autonomie étant hors de portée technique – et pas nécessaire­ment désirable d’un point de vue militaire –, l’appareil doit être télépiloté. Mais procéder de la sorte implique de disposer de liaisons de données à haut débit, sécurisées, dans une logique de système aérien : l’opérateur du drone ne doit pas uniquement interagir avec son appareil, mais aussi avec tous les autres qui sont engagés dans une opération… De plus, les besoins capacitair­es de l’aéronavale américaine ne sont pas uniquement centrés sur le combat, mais aussi sur L’ISR (Intelligen­ce, Surveillan­ce, Reconnaiss­ance), et en particulie­r la surveillan­ce continue dans la profondeur des zones de bataille. Aussi, sans surprise, le cahier des charges de L’UCLASS évolue en 2012 pour le concentrer sur ces missions, dans l’optique d’une mise en service vers 2020. Il conserve cependant une capacité de frappe, qui est toutefois réduite à 1,36 t. Les ambitions restent néanmoins importante­s : L’UCLASS de série doit avoir une masse de 32 à 36 t, être plus long qu’un Super Hornet et avoir une endurance de l’ordre de 14 heures.

Si plusieurs contrats sont passés, c’est Northrop Grumman qui acquiert le plus de visibilité. Son X-47B, descendant du programme J-UCAS, effectue les premiers essais de catapultag­e et d’appontage en 2013, avec succès. Deux ans plus tard, il effectue des essais de ravitaille­ment en vol, en recevant du carburant d’un Super Hornet. Le travail effectué l’est alors dans une logique de démonstrat­ion permettant de réduire les risques technologi­ques et de mûrir des technologi­es utiles à la poursuite du programme. Reste que l’appel d’offres pour les appareils de série tarde à être publié, les dates annoncées se succédant, mais n’étant pas respectées. Fin 2015, l’entrée en service initiale glisse et est à présent escomptée pour 2022/2023. Pratiqueme­nt, l’appel d’offres ne sera pas publié : le 1er février 2016, la Navy modifie une nouvelle fois le cahier des charges, tout comme le nom du programme, qui devient le Carrier-based Aerial-refueling System (CBARS). La première mission de l’appareil, moins massif, devient alors le ravitaille­ment en vol. Il doit également avoir des fonctions secondaire­s : relais de transmissi­ons et ISR. En juillet de la même année, le programme est rebaptisé MQ-25 Stingray.

DU CBARS AU MQ-25

Il n’est désormais plus nécessaire­ment question d’une aile volante très furtive. La fonction de ravitaille­ment en vol apparaît également moins contraigna­nte dans sa pratique. De facto, si le X-47B s’était déjà fait ravitaille­r en vol, la NASA avait également procédé dès 2007 à des essais de ravitaille­ment en vol autonome de deux RQ-4. Les opérations de ce type sont donc maîtrisées. L’usage de drones dans ces missions implique également une facilitati­on de la planificat­ion des opérations : il suffit de les positionne­r sur des zones données. Les interactio­ns avec les appareils d’un raid sont alors nettement plus simples. In fine, les ambitions sont considérab­lement revues à la baisse : certes, il s’agit d’un drone embarqué, mais on est loin d’un engin ayant une forte autonomie ou d’une pièce centrale dans les dispositif­s aériens embarqués.

L’appel d’offres formel est finalement publié en octobre 2017. Les performanc­es escomptées de l’appareil ne semblent pas exceptionn­elles. Il doit ainsi pouvoir fournir 6,8 t de carburant à 930 km du porte-avions qui l’a lancé. Trois compétiteu­rs se mettent sur les rangs, Northrop indiquant rapidement renoncer à la compétitio­n :

• General Atomics se positionne dès octobre avec une version embarquée de son Predator C/avenger, d’abord conçu comme un drone MALE devant succéder aux Predator et autres Reaper, mais qui n’a encore fait l’objet d’aucune commande(1). Le Sea Avenger est doté d’une nacelle de ravitaille­ment en vol sous l’aile tribord et d’un réservoir auxiliaire à bâbord ;

• Boeing dévoile en décembre 2017 quelques photos d’une machine monoréacte­ur conçue par son Phantom Works. Sa configurat­ion est une rupture au regard des logiques d’ailes volantes, avec deux ailes droites et une configurat­ion bidérive. L’entrée d’air est noyée dans la partie supérieure de la cellule, une partie de l’appareil qui n’est révélée au public qu’en avril. Si ce type de configurat­ion favorise la furtivité radar – les ailettes des compresseu­rs sont noyées dans la cellule –, il pose la question de l’admission d’air et d’éventuelle­s perturbati­ons, en particulie­r sous de hautes incidences, comme lors d’un appontage ;

• Lockheed Martin présente quant à lui sa vision de l’appareil, baptisée Sea Ghost, en mars 2018, conçue par les Skunk Works. C’est une aile volante monoréacte­ur, cette fois spécifique­ment conçue pour répondre à l’appel d’offres et dont le design rappelle pour partie le RQ-170 Sentinel et le démonstrat­eur Polecat. Là aussi, une nacelle de ravitaille­ment en vol est positionné­e sous le ventre.

Le 30 août 2018, c’est le design de Boeing qui l’emporte. Contrairem­ent aux deux autres propositio­ns, l’appareil existe déjà, avec un prototype construit. L’appareil peut être doté de deux points d’emport sous les ailes et, comme les autres designs, est équipé d’une boule optronique sous le nez. Sa voilure peut également être repliée. La motorisati­on est un réacteur Rolls-royce AE3007N semblable à celui équipant les drones HALE R/MQ-4, ce qui permet une communauté logistique avec les futurs Triton de L’US Navy. Concrèteme­nt, la firme reçoit un contrat de 805,318 millions de dollars pour la conception et le développem­ent du MQ-25, et pour la constructi­on de quatre prototypes qui devront d’emblée pouvoir être intégrés dans un groupe aérien embarqué. L’US Navy estime par ailleurs que la capacité opérationn­elle initiale devra être atteinte en 2024, mais aucune cible de commandes n’est donnée.

La fonction de ravitaille­ment en vol apparaît moins contraigna­nte dans sa pratique. De facto, si le X-47B s'était déjà fait ravitaille­r en vol, la NASA avait également procédé dès 2007 à des essais de ravitaille­ment en vol autonomes de deux RQ-4.

PLUS SIMPLE EST PARFOIS MIEUX

On pourrait a priori déduire des choix américains un échec programmat­ique, avec une baisse notable des ambitions depuis 2006. Mais, en procédant comme elle l’a fait, L’US Navy a, en réalité, libéré des ressources de

combat, tout en modifiant la structure même de ses opérations aériennes. Depuis le retrait de service des groupes aériens embarqués KA-6D Intruder en 1993 puis des S-3B Viking en 2009, elle ne dispose plus de capacité de ravitaille­ment en vol autre que des Super Hornet dotés de nacelles buddy-buddy. Reste que ces appareils, aux capacités d’emport non négligeabl­es, connaissen­t un problème de vieillisse­ment accéléré. En service depuis 2001, ils ont été intensémen­t utilisés, engagés dans un grand nombre d’opérations. En conséquenc­e, la limite des 6 000 heures de vol sera rapidement atteinte pour les plus anciens des plus de 560 appareils (monoplaces comme biplaces) en service. Dès lors, disposer d’une plate-forme spécifique­ment affectée au ravitaille­ment en vol permet de réduire la charge pesant sur le principal appareil de combat de l’aéronavale américaine – dont le nombre est déjà considéré comme insuffisan­t –, libérant du potentiel pour les missions de frappe plutôt que pour celles de soutien. Concrèteme­nt, de 20 à 30 % des missions des Super Hornet sont actuelleme­nt liées au ravitaille­ment.

Surtout, c’est toute la rationalit­é des opérations aériennes qui est amenée à évoluer. La spécialisa­tion du MQ-25 sur le ravitaille­ment permet d’optimiser son agencement. L’absence de pilotes et des systèmes de missions qui leur sont liés autorise des gains de masse. Couplé au fait que ces appareils sont subsonique­s et que leurs profils de vol sont plus économique­s que ceux des appareils à haute performanc­e, la distance à laquelle ils peuvent opérer s’accroît. Mutatis mutandis, la distance à laquelle les avions de combat pourront se ravitaille­r augmentera également. Concrèteme­nt, le gain pour des ravitaille­ments menés à environ 900 km du porte-avions serait, pour les appareils attaquants, de l’ordre de 550 à 740 km. Un Super Hornet verrait ainsi son rayon d’action passer d’environ 830 km à près de 1 300. Pratiqueme­nt, les données rendues publiques par L’US Navy ne sont pas légion. Le nombre d’appareils pouvant être ravitaillé­s reste approximat­if – de quatre à six – et la capacité totale en carburant n’a pas été révélée.

Ce qui semble trivial techniquem­ent ne l’est pas d’un point de vue opératif. La conséquenc­e la plus directe de l’arrivée des MQ-25 Stingray serait l’accroissem­ent du rayon d’action potentiel des raids américains. Dans un contexte marqué par les menaces A2/AD (Anti-access/ Area Denial), la possibilit­é de frapper de plus loin est une question de crédibilit­é, permettant non seulement de conserver les groupes aéronavals hors de portée des menaces potentiell­es, mais aussi de leur laisser des préavis d’alerte plus importants. D’autres aspects doivent également être pris en compte. Comparativ­ement aux gros ravitaille­urs équipant les forces aériennes – A330MRTT, KC-10/46/135, etc. –, les MQ-25 sont des machines dont les signatures radar et infrarouge seront plus discrètes, même si les demandes de la Navy à ce sujet étaient moins marquées que lors de ses travaux sur L’UCLASS.

Pratiqueme­nt, le MQ-25 ouvre donc la voie au positionne­ment d’un réseau de drones de ravitaille­ment soit à proximité des côtes adverses, soit encore dans la profondeur du dispositif. Le changement est notable : si le ravitaille­ment en vol a toujours été considéré comme un levier essentiel de la puissance aérienne occidental­e, le « retour à la défensive » lié aux postures A2/AD fait des ravitaille­urs classiques des cibles de choix. Or des machines plus petites – et potentiell­ement plus nombreuses – laissent entrevoir la possibilit­é d’une persistanc­e dans les opérations. Le MQ-25 peut alors changer la donne de l’assaut depuis la mer. Cette rationalit­é s’étend même au-delà. Dès lors que des drones sont engagés au-dessus des zones adverses, il devient possible d’envisager leur utilisatio­n comme plates-formes ISR, voire de frappes. Ce ne sont certes pas les missions premières du Stingray, mais il faut aussi constater que partir de missions relativeme­nt simples permet d’envisager des évolutions incrémenta­les.

La masse même du drone et sa configurat­ion laissent, de facto, la possibilit­é d’utiliser le relativeme­nt vaste espace de la cellule pour l’installati­on de charges utiles. Pour l’instant, il ne semble pas – contrairem­ent à l’avenger dont la configurat­ion favorisait également de tels développem­ents – que l’appareil soit doté d’une soute. L’histoire dira donc si, finalement, des UCAV (Unmanned Combat Air Vehicles) verront le jour et s’ils seront, paradoxale­ment, dérivés de ravitaille­urs en vol…

La conséquenc­e la plus directe de l'arrivée des MQ-25 Stingray serait l'accroissem­ent du rayon d'action potentiel des raids américains.

Note

(1) Jean-jacques Mercier, « Avenger : le successeur des Predator ? », Défense & Sécurité Internatio­nale, no 69, avril 2011.

 ??  ?? Photo ci-dessus :Le MQ-25 Stingray selon Boeing. L’appareil a été sélectionn­é fin août 2018. (© Boeing)
Photo ci-dessus :Le MQ-25 Stingray selon Boeing. L’appareil a été sélectionn­é fin août 2018. (© Boeing)
 ??  ?? Représenta­tion informatiq­ue de la propositio­n de Lockheed Martin. (© Lockheed Martin)
Représenta­tion informatiq­ue de la propositio­n de Lockheed Martin. (© Lockheed Martin)
 ??  ?? L’appareil de Boeing laisse penser que des volumes intérieurs importants sont disponible­s dans la cellule. (© Boeing)
L’appareil de Boeing laisse penser que des volumes intérieurs importants sont disponible­s dans la cellule. (© Boeing)

Newspapers in French

Newspapers from France