L’EUROPE FACE À LA MER
Entretien avec Alexander MATTELAER, professeur docteur, directeur des affaires européennes, Egmont – Institut royal des relations internationales, Bruxelles
La mer joue un rôle essentiel dans les économies européennes – et, partant, dans le mode de vie des Européens. Pensez-vous que les différents niveaux politiques sont suffisamment conscients de cette dépendance ?
Alexander Mattelaer : Le commerce maritime a toujours joué un rôle essentiel pour la prospérité européenne. Que l’on pense à l’expérience historique de la République de Venise, du Portugal, de l’espagne, des Paysbas, de la France, de la Ligue hanséatique, de la Suède ou du Royaume-uni : au cours des siècles passés, la poursuite du commerce maritime (et sa protection) fut essentielle non seulement pour leur développement économique, mais également pour leur influence internationale. Toutefois, cette «tradition littorale» a souvent été en confrontation avec les approches tournées vers l’intérieur du continent européen et avec sa propension associée à la guerre terrestre. Pour la majeure partie des pays européens, les menaces existentielles ne pouvaient apparaître que dans le domaine terrestre et la mer a constitué une corde de sécurité par laquelle soutien et renforts pouvaient être fournis. Prenons comme étude de cas la Belgique. Alors qu’elle fut le deuxième pays à suivre la voie de l’industrialisation au XIXE siècle, son statut géopolitique tel que défini par le Traité de Londres signalait qu’elle pouvait pleinement s’appuyer sur la Royal Navy britannique pour accéder aux marchés outre-mer tout en conservant une posture défensive face aux menaces continentales.
L’invasion se fera au sol et la libération viendra par la mer, pour ainsi dire. Cette situation a également apporté des bénéfices au Royaume-uni puisque celui qui maîtrise la mer maîtrise également, par extension, le commerce global et donc le monde, comme dirait Sir Walter Raleigh. Après la Deuxième Guerre mondiale, une vision similaire dominait la planification des forces de L’OTAN. Au cours de la guerre froide, il était attendu des alliés européens continentaux qu’ils reconstruisent leurs armées en portant leur effort sur les forces terrestres, l’appui aérien tactique et la défense aérienne, tandis que L’US Navy et la Royal Navy auraient la charge des lignes de communication océaniques. En dépit de quelques exceptions majeures, les efforts navals européens se sont, pour la plupart, limités à développer les défenses portuaires et côtières, tandis que les paradigmes de la dissuasion nucléaire et de l’air-land ont commencé à dominer la réflexion entourant la sécurité européenne. Alors que l’ère post-guerre froide de la mondialisation bienveillante s’émiette, ce lien entre la posture de force, d’une part, et la sécurité et la prospérité, d’autre part, redevient un objet de débat.
Alors que l’ère post-guerre froide de la mondialisation bienveillante s’émiette, ce lien entre la posture de force, d’une part, et la sécurité et la prospérité, d’autre part, redevient un objet de débat.
Pour la plupart des pays, les alliances sont des composantes vitales de leur sécurité nationale. Dans le même temps, la nature
des marines en fait d’excellents instruments d’exercice de ces alliances, en favorisant la conduite d’exercices communs. Reste qu’une alliance dépend… des États. Si la coopération entre L’US Navy et les marines européennes n’est pas, pour le moment, perturbée par le facteur «Donald Trump», comment gérer ce dernier ?
Le défi à long terme pour la stratégie globale des États-unis consiste à accepter l’ascension de la Chine et l’expansion militaire qui en découle. Pour L’US Navy, cela impliquera soit un rôle défensif en tant que vecteur d’équilibre extracôtier en Extrême-orient, soit une approche plus progressiste en soutien de ses alliés et en cohérence avec la réflexion doctrinale sur l’air-sea battle. Quoi qu’il en soit, en matière de planification, il en résulte que les besoins de la flotte du Pacifique bénéficieront d’investissements en priorité par rapport à ceux de la flotte atlantique. Si cela ne signifie pas que les États-unis abandonneront leurs alliés européens ni qu’ils se désengageront des questions navales européennes, il faut simplement en déduire un recalibrage des efforts militaires. La VIE Flotte américaine est déjà sous pression, de sorte que les marines européennes doivent largement participer dans l’atlantique nord ainsi qu’en Méditerranée et ailleurs. Le rôle des marines en tant que forces constabulaires maritimes permettant de faire face à la piraterie et au trafic a déjà été rétabli, par nécessité pourrait-on ajouter. Toutefois, le défi de réapprendre les compétences nécessaires à la guerre anti-sous-marine s’impose également. Il nous faut urgemment apprécier une fois de plus l’importance vitale des lignes de communication océaniques en cas de conflit de haute intensité. Peut-être que la principale question se posant aux Européens consiste à déterminer dans quelle mesure ils partagent l’ambition collective de jouer un rôle sécuritaire dans l’indopacifique. Si la logique économique voudrait qu’ils s’intéressent à la concurrence maritime qui y règne, l’expansion maritime nécessaire pour acquérir une telle portée globale serait surprenante. En ce sens, les Européens doivent naviguer entre Charybde et Scylla : si les exigences d’une puissance militaire européenne prolifèrent dans un sens géographique, l’accessibilité et la durabilité d’un renforcement militaire sur l’ensemble du spectre seront sujettes à controverse.
La coopération belgo-néerlandaise, avec la mise en place d’un commandement commun, est souvent présentée comme un exemple d’intégration des forces. Pensez-vous qu’elle ait atteint son optimum ou qu’elle puisse encore être approfondie ?
À travers la mise en place d’une marine conjointe et la mise en commun de capacités de maintenance et de centres d’expertise associés, la coopération belgo-néerlandaise a été essentielle pour réduire les frais généraux organisationnels. Cela s’est avéré crucial pour la maintenance des marines opérationnelles de taille modeste et pour maximiser le retour sur un investissement financier limité. Il est toutefois difficile de développer plus encore cette intégration si l’on souhaite pouvoir engager des bâtiments au niveau national. De plus, rien n’assure, par exemple, que l’intérêt politique de constituer des équipages multinationaux compense un gain financier minime.
Le principal point fort de la coopération belgo-néerlandaise tient au fait que l’utilisation de plates-formes identiques et le partage de la maintenance sont une précondition cruciale pour diminuer considérablement les coûts d’exploitation. Les programmes de développement et d’approvisionnement conjoints – fondés sur la participation industrielle équitable et importante de tous les partenaires – sont donc la véritable clé pour poursuivre et approfondir cette coopération. Cela ne concerne pas uniquement les capacités navales. L’attitude de la Belgique et des Pays-bas en matière de coopération multinationale reposait en réalité, en très grande partie, sur leur expérience passée dans le domaine aérien.
Peut-être que la principale question se posant aux Européens consiste à déterminer dans quelle mesure ils partagent l’ambition collective de jouer un rôle sécuritaire dans l’indopacifique.
Pensez-vous qu’on puisse répliquer cette expérience belgo-néerlandaise ailleurs en Europe ?
L’exemple de la coopération belgo-néerlandaise est instructif à plusieurs égards. Tout d’abord, elle a réconcilié l’idée d’une capacité nationale à agir avec la poursuite d’une intégration multinationale en profondeur. Aucun pays n’a eu à renoncer à sa prérogative souveraine de décider à quelles missions militaires prendre part. Par ailleurs, cela s’est avéré une stratégie efficace pour la survie organisationnelle dans un environnement aux ressources limitées. Cela a permis d’importantes économies d’échelle et donc un retour sur investissement plus significatif. À ces deux égards, le modèle belgo-néerlandais peut constituer un modèle d’avant-garde quant aux bénéfices possibles d’une coopération européenne de défense renforcée. Toutefois, en troisième lieu, ce cadre n’a pas été conçu comme un mécanisme pour augmenter le nombre total des capacités militaires – c’est là le défi auquel nous sommes aujourd’hui confrontés. Les marines européennes profiteront d’une coopération renforcée, mais celle-ci ne suffira pas à compenser la nécessité évidente d’un plus grand nombre de bâtiments et d’une technologie avancée. Les enseignements sur l’austérité de défense
tirés du passé demeurent donc pertinents au niveau conceptuel, mais nous devrions les appliquer dans le cadre d’un paradigme de régénération militaire plutôt que dans un exercice de rationalisation.
La mise en place d’un Fonds européen de défense doit permettre de favoriser les initiatives de coopération, auxquelles nombre d’états aspirent, du moins dans leur rhétorique. Dans le secteur naval cependant, on constate encore un éparpillement des initiatives nationales, avec un grand nombre de projets concurrents. Comment dépasser ce paradoxe ?
Le débat autour de la défense européenne est souvent l’objet d’une rhétorique ambitieuse et d’attentes mal gérées. Cela étant dit, le Fonds européen de la défense constitue une réelle avancée puisque le budget de L’UE sera utilisé comme un mécanisme offrant des stimulations financières substantielles pour le développement de la capacité de collaboration. Pour le dire simplement, L’UE devient soudain l’un des principaux investisseurs en matière de recherche et développement de défense et la Commission européenne a l’intention d’exploiter cette force financière comme un instrument favorisant la collaboration. Si le chiffre de 13 milliards d’euros (4,1 milliards pour la recherche de défense, 8,9 milliards pour le développement des capacités interarmées sur la période 2021-2027) doit être confirmé avec le prochain Cadre financier multiannuel, il s’agit là d’un game changer. La Commission européenne dispose, à présent, d’un mécanisme positif pour encourager la coopération industrielle de défense européenne, plutôt que de n’avoir recours qu’aux procédures d’infraction fondées sur différentes interprétations de l’article 346 du Traité de Rome. Toutefois, l’objectif global consiste à susciter une grande série de consolidations industrielles de défense et à mettre un terme à la fragmentation des marchés de défense européens.
Cela ne peut se concrétiser que si deux préconditions sont remplies. D’une part, la base industrielle technologique de défense européenne doit répondre à l’ensemble du spectre des exigences militaires que pourraient avoir l’ensemble des États membres. Le Fonds européen de défense doit être conçu comme partie intégrante d’une stratégie de croissance militaire, et non comme un exercice de réduction des coûts. Après tout, l’ambition de L’UE ne peut être inférieure aux ambitions de défense de l’ensemble des États membres. D’autre part, la perspective du renforcement industriel ne peut être un écran de fumée pour les industries nationales de défense d’une poignée de grands États membres captant des parts de marché au détriment des petits États. Si tous les États membres participent financièrement, ils s’attendront à participer également d’un point de vue industriel. Cette idée d’une situation équitable est essentielle, notamment parce que l’expérience de l’article 346 n’y a pas toujours été propice.
Le développement de la capacité maritime apparaît probablement comme le précédent le plus prometteur du Fonds européen de défense. Comparativement aux systèmes terrestres, le problème de la fragmentation de la production et de la maintenance des systèmes navals est particulièrement aigu, du fait des coûts significatifs. En revanche, celui-ci est généralement considéré comme moins sensible que les systèmes aériens, et l’aérospatial a déjà connu un certain degré de consolidation avec le groupe Airbus. Nous n’avons qu’à imaginer de quelles manières les dirigeants politiques s’attaqueront à l’intégration des missions de dissuasion nucléaire aux exigences d’un système de combat aérien de sixième génération, par exemple, pour réaliser que l’autonomie stratégique est un concept intrinsèquement flou. Toutefois, lorsqu’il s’agit de collaboration navale, nous opérons dans un espace où les rendements financiers pourraient être considérables alors que les lignes rouges politiques ne sont pas gravées dans le marbre.