DSI Hors-Série

MISSILES BALISTIQUE­S ANTINAVIRE­S : « TOO MUCH HYPE » ?

- Philippe LANGLOIT Chargé de recherche au CAPRI.

Philippe LANGLOIT

Frapper à une vitesse de plusieurs dizaines de Mach un timbre-poste ballotté par les vagues, de nuit, à plusieurs milliers de kilomètres de distance : à en croire une masse de publicatio­ns parues depuis 2007, ce serait la prouesse que pourrait réaliser la Chine avec le développem­ent de systèmes de missiles antinavire­s balistique­s (ASBM – Anti-ship Ballistic Missile). De tels développem­ents, pour spectacula­ires qu’ils puissent paraître, imposent cependant une remise en perspectiv­e.

Opérationn­el depuis 2010 selon l’office of Naval Intelligen­ce américain, le missile DF-21D a fait des émules. En Chine d’abord, où L’IRBM DF-26, capable d’atteindre Guam, pourrait être engagé dans ce type de frappe. L’iran testait quant à lui, en 2015, un missile qu’il présentait comme doté de ces capacités (1). En avril 2017, plusieurs articles étaient publiés sur le KN-17, un engin nord-coréen dont les capacités sont similaires. L’enjeu est évidemment de premier ordre pour les marines : frapper à plusieurs centaines, voire milliers, de kilomètres les porte-avions ou grands bâtiments amphibies permettrai­t tout à la fois une sanctuaris­ation du défenseur, en radicalisa­nt les logiques d’interdicti­on de zone, et l’établissem­ent d’un fort degré dissuasif. L’état qui se doterait d’une telle capacité se mettrait ainsi à l’abri de toute attaque de grande ampleur en ciblant les éléments essentiels du dispositif de son adversaire, auquel un coût politique majeur serait imposé. De facto, la perspectiv­e de voir plusieurs ogives frapper des bâtiments armés par un équipage de plusieurs milliers de marins impose de considérer précaution­neusement tout engagement.

Lancer une attaque à de grandes distances sur des cibles mobiles opérant en haute mer impose de pouvoir effectuer une localisati­on précise et en temps réel ou quasi réel, afin de permettre aux ogives, une fois en phase terminale, de rester dans une enveloppe de manoeuvre qui permette de frapper.

LE DÉFI N’EST PAS QUE TECHNIQUE

Reste qu’il faut sans doute raison garder. D’abord, parce que disposer d’une telle capacité impose de conquérir le domaine technologi­que très particulie­r de la frappe hypersoniq­ue. En la matière, si nombre de pays travaillen­t à ces questions, le Graal est encore éloigné (2). C’est d’autant plus le cas que voler n’est pas tout : il faut pouvoir frapper. La littératur­e en la matière est très claire : c’est un défi extrêmemen­t complexe. Le guidage doit être suffisamme­nt performant pour ne pas excéder 10 à 20 m d’erreur circulaire probable; en sachant qu’il est difficile de frapper une cible mouvante alors que l’ogive assaillant­e évolue à grande vitesse. La dynamique d’une telle opération est une dimension essentiell­e pour comprendre la difficulté de la tâche. En se déplaçant à 32 noeuds, un porteavion­s peut évoluer dans plus de 400 km² en une heure. Ces contrainte­s tactiques ont évidemment des conséquenc­es directes sur la manière dont s’effectuent les correction­s

de trajectoir­e. Ensuite, il faut pouvoir cibler : lancer une attaque à de telles distances sur des cibles mobiles opérant en haute mer impose de pouvoir effectuer une localisati­on précise et en temps réel ou quasi réel, afin de permettre aux ogives, une fois en phase terminale, de rester dans une enveloppe de manoeuvre qui permette de frapper. Cette question est particuliè­re et nous y reviendron­s infra.

Enfin, détecter n’est pas tout. Savoir qu’un groupe aéronaval ou amphibie progresse vers les côtes d’un État n’implique pas automatiqu­ement de connaître ses ordres et les intentions politiques de ceux qui l’ont envoyé sur zone. La haute mer est res nullius et permet le passage des bâtiments de combat sans entrave. Les frapper alors qu’ils pourraient eux-mêmes ne pas avoir lancé d’attaque entraîne donc un risque politique et impose d’en revenir aux questionne­ments autour des attaques préemptive­s. À ceci près que, dans le cas d’une attaque préemptive, il faut avoir des indices sérieux qu’une force assaillant­e est sur le point de passer à l’action. Son modèle classique est la guerre des Six Jours (1967), lorsqu’israël a pu s’appuyer sur une masse de renseignem­ents faisant la démonstrat­ion que l’égypte, qui avait déjà bloqué le détroit de Tiran, avait rassemblé dans le Sinaï les unités nécessaire­s à une invasion en bonne et due forme. Dans le domaine naval cependant, aucune analogie historique n’est aussi pertinente. La situation est évidemment différente dans l’hypothèse où les hostilités sont déjà engagées ; mais, à ce moment, des unités amphibies ou aéronavale­s pourraient déjà avoir lancé des attaques, notamment sur les positions d’où les ASBM seraient tirés (3).

POUR TIRER, IL FAUT SAVOIR OÙ

En réalité, le programme chinois et ses avatars nord-coréen et iranien ne sont pas les premiers en matière D’ASBM. Durant la guerre froide, L’URSS a eu un programme dont les défis en termes de détection étaient similaires. La rationalit­é était, là aussi, de pouvoir détruire des groupes aéronavals, engagés ou non en protection de convois, en particulie­r dans l’atlantique. Au début des années 1970, Moscou a testé plusieurs options, allant du SS-11 Sego MOD.4/UR-100 (4 charges guidées indépendam­ment) tiré depuis des silos à des SS-N-6 lancés de sous-marins. Mais, du fait de l’imprécisio­n terminale des ogives, il aurait fallu que leur charge soit nucléaire, ce qui posait en retour plusieurs problèmes, certes politiques – on comprend aisément pourquoi – mais surtout détoniques. L’explosion de plusieurs armes à quelques instants d’écart sur une zone donnée réduit en effet le cumul de leurs effets : une explosion tend à chasser les effets de l’autre. In fine, c’est l’option du missile aérobie (lancé d’avions, de navires ou de sous-marins) qui a été retenue, au besoin en dotant les lourds engins de charges nucléaires.

Il est intéressan­t de constater que le programme russe ne s’est pas arrêté aux missiles. Moscou a rapidement compris que le principal problème était la détection des groupes aéronavals. En la matière, les progrès enregistré­s dans la détection spatiale pourraient avoir déclenché les réflexions sur la frappe antinavire. À la fin des années 1960, L’URSS a cherché à mettre en place deux catégories de satellites à défilement, RORSAT et EORSAT (4), travaillan­t parfois de façon combinée, destinés à la localisati­on des flottes de combat en haute mer, procédant à de nombreux lancements. Opérationn­els à partir de 1971, les RORSAT ont connu un dernier lancement en 1988. De facto, leur vie opérationn­elle était en moyenne de 8 à 12 semaines, avec un maximum historique de 20 semaines. Les RORSAT US-A (Upravlenni­ye Sputnik Aktivny) nécessitai­ent un réacteur nucléaire afin d’approvisio­nner le radar. Il était éjecté sur une orbite haute au terme de la vie du satellite (5). Les EORSAT US-P ne nécessitai­ent pas ce type de source énergétiqu­e. Les meilleurs US-A permettaie­nt de localiser une frégate avec une précision d’environ 300 m – en sachant que la fauchée de leur radar latéral était

Moscou a rapidement compris que le principal problème était la détection des groupes aéronavals. En la matière, les progrès enregistré­s dans la détection spatiale pourraient avoir déclenché les réflexions sur la frappe antinavire.

de 450 km, tandis que les EORSAT évoluant sur un même plan orbital permettaie­nt une localisati­on à 200 m près.

Cependant, la qualité des observatio­ns décroissai­t considérab­lement par mer formée ou temps de pluie. Pis, la nature du bâtiment détecté devait ensuite être confirmée, soit par imagerie satellite, soit par reconnaiss­ance aérienne ou sous-marine, soit encore par recoupemen­t des informatio­ns avec celles provenant des EORSAT. Il s’agissait donc d’un processus lent et lourd, peu compatible avec la fluidité d’opérations navales de grande ampleur. Finalement, la détection se révélait systématiq­uement déficitair­e – la faible durée de vie des satellites n’autorisant pas une couverture à la fois permanente et globale –, les lancements étant effectués en période de crise ou de forte activité navale. Pratiqueme­nt, les satellites US-A et US-P relevaient d’une rationalit­é systémique : une fois l’espérance d’une capacité ASBM déçue, ils pouvaient toujours alimenter un système de renseignem­ent naval incluant également l’aviation – le TU-95D en particulie­r – et, évidemment, les bâtiments de surface et sous-marins, de même que les collecteur­s de renseignem­ent et les stations au sol.

Comparativ­ement au cas soviétique, la Chine semble avoir récemment lancé plusieurs satellites qualifiés de RORSAT, mais on peut s’interroger sur leur valeur militaire. En 2014, Robert Haddick jugeait ainsi que la multiplica­tion des lancements de satellites radars par la Chine lui permettrai­t de disposer d’une constellat­ion permettant des revisites toutes les 30 minutes. Il estimait alors que leur résolution était de cinq mètres et que la mise en place de la constellat­ion nécessiter­ait de cinq à dix ans (6). Il faudrait ajouter à ces capacités des radars transhoriz­on, mais aussi le développem­ent des capacités de patrouille maritime. Le processus de poldérisat­ion d’îles et d’îlots permettrai­t également de multiplier les positions où pourraient être installés des capteurs. L’étendue exacte des capacités chinoises n’est cependant pas connue, mais toujours est-il que si des exercices de poste de commandeme­nt concernant des unités dotées de DF-21D ont été menés, aucun tir en bonne et due forme contre une cible évoluant en mer n’a encore eu lieu.

L’iran est dans une situation totalement différente. D’une part, il a procédé à un tir en mer de ce qui s’apparente à un Fateh-110, ou une version modifiée. Cependant, la cible visée, une maquette à taille réelle d’un porte-avions américain, était immobile. L’engin l’a touché à bâbord sans le couler. D’autre part, l’iran ne dispose pas d’une infrastruc­ture informatio­nnelle permettant de nourrir son ciblage sur de grandes distances : au mieux, il peut compter sur ses radars côtiers. Du côté nord-coréen, le KN-17 a bien été présenté au public et serait une variante du Hwasong-6 (un dérivé du Scud) doté, selon les sources locales, de systèmes de guidage, mais les capacités de ciblage sur un objet mobile restent encore à démontrer : les capacités ISR nord-coréennes semblent encore très limitées.

En 2014, Robert Haddick jugeait que la multiplica­tion des lancements de satellites radars par la Chine lui permettrai­t de disposer d’une constellat­ion permettant des revisites toutes les 30 minutes. Il estimait alors que leur résolution était de cinq mètres.

BINGO POUR BEIJING

In fine, ce sont donc les capacités chinoises qui semblent les plus problémati­ques, du moins potentiell­ement. En fait, sans même avoir procédé à un seul essai en bonne et due forme, Beijing a déjà atteint l’un de ses objectifs. Rapidement considérée comme sérieuse, la menace a légitimé des efforts importants en matière de stratégie des moyens. Elle a ainsi motivé l’évolution de la mission des destroyers de la classe Zumwalt vers la défense antibalist­ique – au risque de l’éloigner des zones littorales pour lesquelles ses canons de 155 mm ont été conçus. Mais elle a aussi permis de légitimer des programmes coûteux, comme le radar SPY-6 AMDR, tout en participan­t à la légitimati­on de systèmes comme les dernières évolutions des missiles SM-3 et SM-6. Ces investisse­ments défensifs pour la flotte américaine n’ont donc pas été dirigés vers des applicatio­ns offensives. À certains égards, les ASBM chinois ont été à la source d’une «panique navale» qui a permis d’abonder les budgets, mais aussi de nourrir la perception d’une capacité défensive inédite. L’un dans l’autre, l’établissem­ent de cette dissuasion convention­nelle semble donc s’être révélé peu coûteux politiquem­ent ou budgétaire­ment pour Beijing. Est-ce à dire que ce type de capacité ne pourra pas un jour entrer en service ? Il n’existe aucun déterminis­me dans les affaires militaires, mais, en tout état de cause, les moyens défensifs, passifs ou actifs, ne manquent pas.

Notes

(1) Voir Alexandre Sheldon-duplaix, « Manoeuvres “Grand Prophète 9” : les capacités “anti-accès” de l’iran et les missions de ses deux marines », Défense & Sécurité Internatio­nale, no 114, mai 2015. (2) Philippe Langloit, « L’armement hypersoniq­ue, option viable en A2/AD? », Défense & Sécurité Internatio­nale, hors-série no 56, octobre-novembre 2017.

(3) Tous les systèmes présentés jusqu’ici sont mobiles, et donc moins vulnérable­s que s’ils étaient lancés depuis des positions fixes, facilement repérables. Cependant, cette mobilité n’est pas absolue. À celle des lanceurs de missiles, il faut ajouter les engins de soutien, en particulie­r de communicat­ion. Il en découle que la fluidité des déploiemen­ts est entravée.

(4) RORSAT : Radar Ocean Reconnaiss­ance Satellites; EORSAT : Electromag­netic Ocean Reconnaiss­ance Satellites.

(5) Non sans deux incidents majeurs, lorsque les réacteurs sont entrés dans l’atmosphère terrestre.

(6) Robert Haddick, Fire on the Water. China, America and the Future of the Pacific, Naval Institute Press, Annapolis, 2014.

 ??  ?? Photo ci-dessus :Des DF-21D au cours d’une parade à Beijing. L’engin est considéré comme opérationn­el par les États-unis depuis 2010. (© Xinhua)
Photo ci-dessus :Des DF-21D au cours d’une parade à Beijing. L’engin est considéré comme opérationn­el par les États-unis depuis 2010. (© Xinhua)
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Représenta­tion américaine d’un RORSAT US-A, au début des années 1980. (© DIA)
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Tir d’un Fateh-110, semblable à celui utilisé par l’iran durant les exercices «Grand Prophète 9». (© IRNA)

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