Le complexe militaro-industriel existe-t-il ?
Depuis 1961 et le fameux discours d’adieu du président américain Dwight Eisenhower, le concept de complexe militaro-industriel est fréquemment mobilisé pour expliquer le comportement stratégique des États, ou encore pour rendre compte des dépenses de défense, y compris lorsqu’elles ne sont pas militairement rationnelles. Mais la théorie tient-elle face à la réalité ?
Selon les définitions qui lui sont données, le concept de Complexe Militaroindustriel (CMI) renvoie invariablement à la conjonction des intérêts mutuels et partagés des forces armées, de l’industrie d’armement et, suivant les acceptions données, du monde politique en vue d’accroître la puissance, politique et/ou financière, de ces différents acteurs. Eisenhower en donnait une caractérisation plutôt
qu’une définition : « Nous ne pouvons plus risquer plus longtemps une improvisation de notre défense nationale ; nous avons été forcés de créer une industrie d’armement permanente aux vastes proportions […]. Cette conjonction d’une immense institution militaire et d’une vaste industrie d’armement est nouvelle […]. L’influence totale – économique, politique, même spirituelle – est ressentie dans chaque ville, chaque parlement d’état, chaque bureau du gouvernement fédéral […]. Nous ne devons pas manquer de comprendre ses graves implications […]. Dans les conseils du gouvernement, nous devons nous garder de toute
influence, qu’elle ait été recherchée ou non, du complexe militaro-industriel. Le potentiel pour la croissance désastreuse d’une puissance égarée existe et persistera. »
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Le CMI existe-t-il ? L’approche macro
Il faut d’abord constater que le concept est apparu à un moment charnière de l’histoire stratégique américaine : L’URSS s’était dotée de l’arme nucléaire, les États-unis avaient pris conscience de leur rôle international, et les questions de stratégie et d’armement devenaient un enjeu politique
majeur alors que, historiquement, elles ne l’étaient qu’en temps de guerre. De facto, Eisenhower reconnaissait dans son discours la place prise par la science et la recherche depuis la Deuxième Guerre mondiale et soulignait en creux les risques de leur autonomisation et d’une perte de contrôle social, mais aussi politique – une question qui sera au coeur des travaux de l’école de Francfort, notamment.
Le débat autour du concept a d’abord fait florès aux États-unis, sur un mode polémique – la dénonciation de ses effets sur la politique américaine – avant, au tournant des années 1970, d’être considéré comme une hypothèse de travail dans quelques ouvrages. Il a ainsi été mobilisé, notamment par Melman, pour expliquer l’implication américaine dans la guerre du Vietnam, montrant comment la bureaucratie du Pentagone s’est appuyée sur le complexe, sous Mcnamara, pour accroître son pouvoir au regard des autres bureaucraties nationales (2). En 1972, Sam Sarkesian publiait un ouvrage sur l’interdépendance croissante entre les différents acteurs (3). L’industrie de défense vivait ainsi largement des commandes du Pentagone, qui permettaient également de financer sa Recherche et Développement (R&D) et de nouveaux produits. Le Pentagone accroissait ses capacités militaires dans un cadre de course aux armements. Dans le même temps, les activités militaires comme industrielles étaient également source d’emplois, tout en augmentant le rôle symbolique du Congrès et des congressmen. L’approche retenue disséquait les interactions et les intérêts partagés des différents acteurs de ce qui apparaît comme un capitalisme de guerre instrumentalisant la menace soviétique (4).
Reste que le concept de CMI n’est pas nécessairement consensuel. En pleine guerre froide, plusieurs contributions remettaient en cause sa nécessité : dans un contexte de menace existentielle, il est normal de disposer d’une industrie de défense puissante et qu’elle soit liée aux forces reflète l’adaptation aux besoins du client (5). Nardin et Salter estiment également, et entre autres, que le concept est peu lisible, mou et fluctuant. In fine, sa valeur explicative de la politique étrangère et de défense américaine serait donc faible (6). L’identification des acteurs et de leurs intérêts, en particulier, ne manquerait pas d’être problématique. Derrière ces remises en question, il y a également une critique de la notion d’intérêts mutuels entre les mondes industriel, militaire et politique. Or si l’intérêt peut être, à court terme, de vendre des matériels et d’affirmer sa puissance, les risques de guerre portés par un processus d’escalade technologique existent à plus long terme – ce que confirmeront les travaux sur le dilemme de la sécurité et le culte de l’offensive.
De même, les acteurs du « complexe » ne sont pas monolithiques. C’est surtout le cas dans les années 1970, lorsque la concurrence entre industriels était féroce aux États-unis. Les forces américaines sont également tiraillées par des conflits d’allocation de ressources plaçant leurs services en concurrence. Les difficultés méthodologiques induites par le concept se reflètent également lorsqu’il est appliqué ailleurs qu’aux États-unis. Vernon Aspaturian s’interroge ainsi sur son existence en URSS, qu’il ne parvient cependant pas à démontrer. Montrant comment les militaires étaient tenus à l’écart des postes politiques à responsabilité, il reconnaît cependant le poids du secteur industriel, mais aussi l’importance qu’il représentait dans les discours comme les pratiques du Parti, élément incontournable du « système » soviétique (7).
Les auteurs qui travailleront sur le «complexe» soviétique n’iront pas jusqu’à lui donner l’influence sur le processus de décision en politique étrangère qu’eisenhower ou Melman attribuaient au CMI américain. Cette question de l’influence – que l’on omet souvent de définir, dans ses objectifs comme son amplitude – renvoie aux acceptions populaires du « marchand de canons » et, plus largement, du « profiteur de guerre », volontiers polémiques, mais dont la démonstration ou la réfutation sont ardues. Certes, en économie, les travaux de Galbraith ont montré que la Deuxième Guerre mondiale a surtout causé une destruction des richesses, même s’il est incontestable qu’elle a induit la montée en puissance des acteurs américains de l’industrie
de défense ou encore qu’elle a permis, au travers des aides postguerre, une redensification du tissu économique.
Pratiquement toutefois, cette montée en puissance ne peut se suffire à elle-même et ne doit sa pérennisation qu’aux orientations ensuite prises par Washington dès le début des années 1950. L’on pourrait ajouter que les guerres ne sont pas nécessairement de «bonnes nouvelles» pour des industriels dont la qualité des matériels peut être testée – au risque de mauvaises surprises. Après la guerre froide, le débat lié au CMI se délite, mais reste présent. D’une part, il est à nouveau mobilisé pour expliquer les guerres d’irak et d’afghanistan; ou encore les opérations israéliennes dans les Territoires palestiniens. Là aussi, la tentation d’affecter au CMI une influence décisive en faveur de ces opérations existe toujours, mais sans démonstration convaincante. C’est en particulier le cas lorsque l’état a plus intérêt à investir dans des actions touchant directement les citoyens que dans des dépenses de défense.
D’autre part, l’apparition de nouvelles technologies est également source, pour J. Der Derian comme pour une partie des auteurs relevant des études critiques de sécurité, d’une mutation du CMI (8). Conservant une dimension militaro-industrielle, il faut lui adjoindre les médias et l’industrie du divertissement, l’ensemble formant un réseau de soutiens croisés. Moins rigide qu’un « complexe », le « réseau » rend compte d’une manière plus fine d’interactions qui vont dans le sens de la conduite – mais aussi de la légitimation aux yeux des opinions publiques comme des décideurs eux-mêmes – de guerres expéditionnaires aussi vertueuses que, pour les populations des États les conduisant, virtuelles.
Elles seraient rendues moins meurtrières par une convergence de technologies qui en facilitent la réalisation, au risque également de les dénaturer dès lors qu’elles seraient partiellement assimilées aux logiques du divertissement, politique pour les opinions publiques, mais aussi ludiques pour les combattants eux-mêmes. Là aussi cependant, la détermination précise de l’influence de ce réseau incluant les médias, comparativement à des facteurs plus classiques relevant de l’intérêt national par exemple, s’avère délicate. Elle tend surtout à cacher le rôle du politique, en le dépossédant de ses attributs, quitte à troquer la cause pour la conséquence.
Le CMI au travers du prisme des programmes : l’approche micro
Entre-temps toutefois, l’historiographie américaine a évolué. Il n’est plus guère question de chercher une vision macrosociale, à l’échelle nationale, de la réalité ou de l’influence du CMI, mais de l’examiner de manière plus fine, au travers du prisme des programmes d’armements. B. Irondelle et J. Joana qualifient ainsi les années 1970 de « décennie des monographies décisionnelles ». Programme par programme,
(9) il est ainsi question de voir le jeu, parfois contradictoire, des différents acteurs jusqu’en leur sein et de comprendre comment se fabrique un matériel. Ces monographies sont toutefois généralement centrées sur des programmes d’appareils de combat – de bons exemples dès lors que les enjeux techniques et politiques sont importants et que leur coût tend à s’accroître – ou des systèmes liés à la dissuasion nucléaire ou à la lutte antimissile.
Moins généraliste que les travaux des années 1970, cette approche «micro» va trouver des échos en sociologie des techniques, plus tard, avec les travaux de Law, Callon ou encore Latour sur l’actor-network Theory, qui traduit les interactions multiples ayant une
incidence sur la trajectoire historique d’un artefact, notamment militaire (10). Ces travaux démontrent qu’un industriel de défense n’est pas uniquement mû par le profit financier. D’autres intérêts, comme le positionnement à long terme sur le marché, des rivalités entre divisions ou entre personnes peuvent également les animer. L’opposition ne se définit par ailleurs pas systématiquement en termes d’intérêt, mais également en termes d’antagonisme entre visions techniques, voire stratégiques.
La question de la place donnée à la R&D – garante du maintien des qualifications techniques et d’un positionnement concurrentiel favorable – est, de ce point de vue, fondamentale et est également bien couverte par la littérature de l’époque. Elle est d’autant plus importante qu’elle montre la complexité des relations entre science et technologie, largement traitée en philosophie ou en sociologie de la technique, mais aussi dans les études stratégiques, aux États-unis, comme d’ailleurs en France (11). Elle pose également la question des relations entre les universités – et le monde de la recherche fondamentale – et l’industrie. Elle sera fondamentale pour comprendre les évolutions du CMI américain dans les années 1980, marquées par le lancement d’une série de programmes centrés sur l’électronique, l’informatique ou encore les armements spatiaux (l’initiative de défense stratégique) (12).
Au-delà du monde industriel, les logiques clientélistes du monde politique et des congressmen ont rapidement été mises en évidence dans la littérature, qu’elles concernent de grandes entreprises ou leurs sous-traitants, comme le montre notamment K. R. Mayer (13). L’approche centrée sur les programmes permet également de comprendre les stratégies de légitimation politique qui peuvent être mises en oeuvre par les acteurs de l’exécutif. Aux États-unis, c’est typiquement le cas des travaux ayant porté sur les décisions prises par Mcnamara et de l’approche coût/ bénéfice, importée du monde de l’automobile, qu’il a mise en oeuvre.
Ceux de Robert Art montrent que le secrétaire à la Défense américain a, de facto, accru le poids du politique et sa responsabilité – en fait, ce que les sociologues de la technique appellent « contrôle social des technologies » – sur des instances militaro-techniciennes effectuant traditionnellement les choix en matière d’équipement. Dans une période marquée par la toute-puissance de la technologie et, corrélativement, la difficulté pour le pouvoir politique à appréhender ses enjeux politiques et stratégiques comme ses processus, Mcnamara se réapproprie donc l’objet « technologie militaire » (14).
Les logiques de légitimation des acteurs : de la technique à la menace
Reste cependant que si le politique peut chercher à réduire la concurrence bureaucratique et corporatiste des différentes armées, il peut se heurter aussi aux logiques propres de la technique, qui est sans doute à considérer, ici, comme un acteur en soi. La technique n’est pas ici à entendre comme relevant des seuls matériels. Elle intègre également les processus, savoir-faire et procédures qui forment le quotidien de toute action armée. La technique induit la possibilité que ses logiques et ses rationalités infiltrent les transactions entre les acteurs d’un CMI tout en constituant, dans le même temps, un révélateur des réalités.
Au centre des préoccupations des Science and Technology Studies depuis le milieu des années 1960, le questionnement autour d’une technique « maîtrisée » ou « maîtrisante » de ses propres acteurs – ici, politiques, militaires et industriels – n’a toujours pas
trouvé de réponse définitive, mais, de plus, est relativement absent du domaine des études polémologiques et stratégiques, y compris dans les ouvrages traitant de «la technologie militaire » (15). La technique militaire peut cependant être comprise, dans certaines conditions, comme un système idéologique tendant à déterminer le positionnement des acteurs, y compris d’un CMI, du point de vue de leur perception des différentes formes de stratégie militaire ou encore des matériels à développer.
C’est très net du point de vue industriel, où les effets de mode jouent un rôle dans la morphologie des réponses aux cahiers des charges militaires. En cherchant à conserver des savoirfaire et à en acquérir de nouveaux, le monde industriel peut aussi pousser à l’adoption de solutions technologiquement surdimensionnées au regard des besoins militaires. Au demeurant, les militaires eux-mêmes peuvent être séduits par des évolutions technologiques – encourageant ainsi les industriels –, notamment parce qu’elles leur ouvrent de nouveaux domaines opérationnels et renforcent ainsi leur position relative dans la hiérarchie des forces armées. C’est ce qu’a notamment montré Mckenzie dans le domaine du « mirvage » des missiles balistiques : la technologie permet d’accroître le nombre de charges et la précision. En retour, le Pentagone pouvait alors entreprendre une stratégie « contre-forces » visant les silos de missiles soviétiques et ainsi espérer « gagner la guerre nucléaire » (16).
En tout état de cause, la dynamique des interactions entre les acteurs est complexe et impose une confrontation aux impératifs techniques. Ces derniers ne sont pas systématiquement un facteur d’accroissement de la liberté de manoeuvre des forces. La violence des luttes entre acteurs débouchant sur le façonnage d’un programme trouve sans doute l’une de ses meilleures explicitations dans le cas du programme d’avion TFX – le futur F-111 – qui rappelle l’actuel F-35. Il s’agit alors de disposer d’un appareil à long rayon d’action, supersonique, destiné aux missions de chasse (pour L’US Navy) et d’interdiction (pour L’US Air Force). Il est l’aboutissement ultime d’une vision managériale : jusqu’alors, chasse et interdiction étaient deux fonctions nécessitant deux types d’avions différents, l’embarquement sur porte-avions impliquant par ailleurs des contraintes. Le résultat est un échec flagrant : l’avion ne pourra être embarqué sur porte-avions et s’avérera mauvais chasseur (justifiant le développement du F-14 Tomcat) et connaîtra des débuts difficiles dans L’US Air Force. Les armées peuvent ainsi être, en leur sein, le théâtre de luttes entre différentes visions à l’égard d’un même programme. Les débats autour de la conception de ce qui deviendra le F-16 en sont exemplaires, entre un John Boyd désirant un chasseur léger mais puissant, simple au point qu’il ne soit pas doté de radar, et surtout construit en très grand nombre, et de nombreux pilotes et industriels aux conceptions plus orthodoxes. Le résultat des tractations autour du futur F-16 sera un compromis entre les deux visions. Là aussi, la vision d’une armée n’est pas nécessairement monolithique : la variable centrale est l’état dont elle est issue. Des critiques très dures à l’endroit d’un programme peuvent être lues dans les revues officielles des forces américaines (Parameters, Naval War College Review, etc.), mais elles sont, jusqu’ici, totalement inconcevables en France. Incidemment se pose la question de l’usage qui peut être fait des notions
de risque et de menace par les acteurs politiques, militaires et industriels. Durant la guerre froide, elle a in fine joué un rôle assez secondaire dans les choix effectués. À bien des égards, c’est également le cas de nos jours, non seulement dans le cas américain, mais aussi dans le cas français, même si la littérature autour du CMI français se limite pratiquement à l’ouvrage de W. Genieys et que le champ reste à explorer. La technique, dans ces deux cas, est porteuse de sa propre rationalité qui participe de l’orientation des CMI de Washington et de Paris, qui partagent cependant tous deux un «style de guerre » relativement commun, mais il n’est pas dit que ce soit le cas à l’aune des CMI indien ou chinois. Cette dernière remarque est, par ailleurs, sans doute symptomatique de l’échec conceptuel – que la méthodologie soit «macro» ou «micro» – à fournir une théorie unifiée de ce qu’est un CMI et rendant compte de sa dynamique et de son influence, sachant qu’il est difficile de fournir une analyse précise d’un CMI national. Il ne faudrait cependant pas en conclure que le recours même au concept de CMI n’est pas pertinent. Le paradoxe des études le concernant est qu’elles étaient centrées sur un cas américain aussi spécifique que complexe alors que le CMI français fournirait sans doute un terrain d’études plus simple. Le nombre d’industriels y est plus réduit et les entreprises sont souvent spécialisées chacune dans son domaine, entretenant une concurrence suffisamment modérée pour donner à leurs groupements professionnels un poids politique.
La structure même de la Ve République, où le rôle du pouvoir législatif, réduit en matière de politique d’armement, ou celui de la DGA, principale interface entre les mondes militaire et industriel – et qui possède sa propre sociologie –, sont par ailleurs assez spécifiques. Reste que, in fine, s’il semble possible de démontrer l’existence d’un CMI français, définir son périmètre d’influence sur la politique étrangère n’est pas aussi évident. S’il existe bien une diplomatie commerciale de l’armement et que l’usage en opération de tel ou tel système intègre fréquemment la rhétorique commerciale à son endroit, il est plus que douteux de considérer que l’industriel soit le « fauteur de guerre » caractérisé par les auteurs américains les plus polémiques ayant travaillé sur le concept de CMI.