Où en sont les ambitions doctrinales russes ?
Depuis la fin des années 2000, la Russie a lancé une série de réformes pour moderniser ses forces militaires et sa doctrine stratégique. L’occasion de faire un point sur la perception des menaces vue de Moscou, les grands axes de la pensée dans le domaine de la défense nationale ainsi que sur les composantes clés d’une armée qui a d’ores et déjà changé de visage.
Les armées de la Fédération de Russie ont dû, depuis la dissolution de l’union soviétique, trouver comment réinventer leur modèle. Elles étaient alors trop volumineuses, avec un matériel dépassé et une organisation qui ne garantissait aucune réactivité en cas de crise. Dans ce cadre, elles ont entrepris des transformations portant à la fois sur le rôle social d’un corps de métier dont les équilibres ont largement évolué, et sur un besoin d’adapter le corpus doctrinal aux enjeux et menaces contemporains. Une série de réformes et de textes clés ont été adoptés, dont
la lecture est riche d’enseignements :
(1)
• 2008:planderéforme«serdyukovmakarov » ou « New Look » des forces armées ;
• 2010 puis 2014 : Doctrine militaire ;
• 2009 puis 2015 : Stratégie de sécurité nationale ;
• 2013 puis 2016 : Concept de politique étrangère.
Dans sa Stratégie de sécurité nationale, publiée en décembre 2015, la Russie identifie deux menaces principales. La première reste, encore et toujours, L’OTAN et ses membres. Pour Moscou, les relations de l’alliance atlantique avec les pays considérés comme faisant partie de la sphère d’influence russe sont assimilées à un expansionnisme territorial. Une grande partie de
ses réflexions doctrinales vont dans le sens d’un affrontement possible avec les pays de l’alliance atlantique, face auxquels la dissuasion nucléaire reste la principale défense. La seconde est le djihadisme, d’abord à travers les milices islamistes qui continuent de nourrir des foyers de crises et de combats dans le Caucase et en Tchétchénie, puis à travers une lutte plus globale, notamment sur le théâtre syrien. On pourrait y ajouter un risque conséquent à travers la relation ambivalente entretenue avec la Chine. Si Moscou et Pékin partagent des intérêts communs et développent des liens de coopération militaire, la Russie craint que la montée en puissance de son partenaire ne la réduise à long terme au rang de vassal (2).
Face à ces menaces, le même document identifie huit priorités nationales : la défense ; la sécurité ; la croissance économique; la science, la technologie et l’éducation ; la santé ; la culture ; l’écologie et le développement durable; ainsi que la stabilité stratégique. La Doctrine militaire russe, mise à jour en 2010 puis en 2014, prend en compte l’ensemble de ces dimensions pour définir un outil cohérent et adapté aux défis identifiés.
Les principaux concepts
Dans les différents documents stratégiques diffusés par le pouvoir russe, la notion de «stabilité» revient très régulièrement. Elle apparaît comme indispensable pour assurer à la fois la solidité de la nation et sa capacité à projeter sa puissance. La promesse de Vladimir Poutine, président et chef du gouvernement sans discontinuité depuis 2000, de restaurer la grandeur de la Russie, passe également par là : en tant que chef de l’état et commandant suprême des armées, il illustre la stabilité politique à la tête du pays. Il existe de vrais débats chez les observateurs de la vie politique russe sur la façon dont le président exerce une pression forte sur toute forme d’opposition. Pour les plus critiques, il s’agit d’une interdiction de pouvoir manifester des idées politiques contradictoires avec la ligne fixée par le Kremlin. Pour les plus nuancés, une pression qui pousse au moins à une réelle autocensure des éventuels détracteurs (3). Il a dans tous les cas démontré sa capacité à mener ses réformes dans la durée.
Cette permanence du pouvoir ne s’arrête d’ailleurs pas au président. Quelques-uns des principaux responsables militaires ont la même longévité au sommet de l’état. L’actuel ministre de la Défense, le général Sergueï Choïgou, nommé à ce poste en 2012, venait déjà de passer 18 ans à la tête du ministère des Situations d’urgence. De son côté, le chef d’état-major des armées – qui est aussi vice-ministre de la Défense –, le général Valery Gerasimov, est en place depuis 2012, après avoir été adjoint pendant deux ans. On pourrait également citer l’exemple du lieutenant-général Sergueï Rudskoy après 11 ans (neuf comme adjoint, deux comme commandant) à la tête de la conduite des opérations.
Des officiers qui suivent les efforts accomplis depuis 2008, quand la Russie a lancé la plus grosse transformation de son organisation militaire depuis 1917. Baptisée « réforme Serdyukovmakarov », ou encore « New Look », elle visait à corriger les principaux handicaps des forces : une pyramide des grades disproportionnée, un matériel hors d’usage, une chaîne de commandement inefficace et un vivier de conscrits qui s’affaiblissait en quantité et en qualité. Les principaux axes d’efforts ont porté sur la réduction des effectifs de plus de 350 000 hommes, dont un tiers d’officiers, le développement de capacités interarmées systématiques, la mise en place d’une nouvelle architecture de commandement et contrôle (C2), la suppression de l’organisation en divisions au profit de brigades, la rénovation des écoles militaires, la réduction du personnel administratif, l’externalisation d’une partie du soutien et de la logistique, le renforcement de l’entraînement au combat, l’adoption d’un plan d’équipement courant jusqu’en 2020 et une revalorisation des paies et des infrastructures d’hébergement (4).
Cette armée de nouvelle génération doit être en mesure de réaliser les missions définies par la doctrine militaire russe. Elle prévoit notamment trois dynamiques complémentaires : une capacité de dissuasion nucléaire et conventionnelle ; une plus grande réactivité de mobilisation et une capacité à faire subir des dégâts « inacceptables » à tout ennemi. Cette dernière dimension consiste à évaluer chez chaque adversaire le bon niveau de violence, létale ou non, à mettre en oeuvre pour s’assurer de son renoncement à l’usage de la force.
Réactivité et dissuasion
La dissuasion reste au coeur de la doctrine militaire russe. Elle n’est pas seulement nucléaire : l’idée d’infliger des dégâts inacceptables ne passe pas forcément par des armes de destruction massive. Moscou a d’ailleurs poursuivi le démantèlement de son arsenal chimique, détruit à 96 %, dont la suppression définitive devrait survenir aux alentours de 2020. La dissuasion conventionnelle russe repose à la fois sur le développement d’un armement balistique de haute précision et de forces mécanisées capables de se déployer extrêmement rapidement dans des formats adaptés.
Les forces nucléaires restent malgré cela une composante clé de l’armée russe. Elles sont perçues comme la garantie absolue de pouvoir faire face à la menace otanienne, quel que soit le rapport de force. Au cours des prochaines années, à l’horizon 2020,
ce sont un peu plus de 20 milliards d’euros qui doivent être investis dans la modernisation de cet arsenal. Les plus vieilles générations de missiles, datant des années 1970 et 1980 (SS-18, SS-19, SS-25), doivent être remplacées. Du côté naval, les sous-marins de type Boreï sont en cours de production, pour passer de trois à huit bâtiments en service pour 2020. Enfin, la composante aérienne doit également poursuivre sa modernisation avec le rétrofit des Tu95 et des Tu-160. En avril 2017, la Russie déclarait avoir 1765 têtes nucléaires opérationnelles, sachant que le général Sergueï Karakayev, commandant des forces stratégiques, estime que 1 500 sont suffisantes pour assurer la défense du pays.
Le déni d’accès et l’interdiction de zone (Anti-access/area Denial – A2/ AD) est une autre priorité identifiée par la doctrine militaire russe. Elle combine la recherche d’une supériorité aérienne absolue, grâce à une chasse de premier rang et une défense sol-air modernisée, des capacités côtières et air-mer ainsi que la mobilisation d’opérations d’information. La Russie estime qu’il est crucial d’obtenir la domination de l’espace informationnel, au même titre que l’espace maritime ou aérien. Moscou a également développé une réflexion sur les « actions indirectes », qui vise à coordonner des moyens militaires et non militaires afin d’atteindre les objectifs politiques et stratégiques fixés. Il peut s’agir d’une contrainte économique, du recours à la guerre de l’information puis au déploiement de forces spéciales, comme ce fut le cas lors de l’invasion de la Crimée.
Pour que tout cela soit viable, l’armée russe a totalement remis à plat sa chaîne de commandement et contrôle. Identifiée comme particulièrement inefficace lors de l’annonce du plan « New Look » de 2008, elle se veut aujourd’hui pleinement opérationnelle. Elle semble d’ailleurs avoir démontré ses capacités lors des opérations menées aussi bien en Ukraine qu’en Syrie. Sur le papier, la chaîne C2 annonce six caractéristiques fondamentales. Elle est centralisée, relevant directement du plus haut niveau : le président, le ministre de la Défense puis l’état-major des armées à travers notamment le bureau de conduite des opérations. Elle est redondante, pour qu’en cas d’incident les ordres puissent circuler malgré tout. Elle est dispersée sur l’ensemble du territoire russe, en complément de l’effort de redondance, avec des commandements dupliqués en plusieurs endroits du pays. Elle bénéficie d’un haut niveau de sécurisation des transmissions et de l’information. Sa fiabilité est régulièrement contrôlée à travers des exercices menés aux différents niveaux. Elle est conçue pour le pire scénario possible, cette éventualité étant là aussi prévue par des capacités matérielles rustiques fonctionnant dans un mode dégradé, et testée dans des manoeuvres spécifiques.
L’espace est un enjeu clé pour garantir la crédibilité de la dissuasion dans son ensemble et la réactivité de la chaîne C2. D’ici à 2019, la Russie prévoit de lancer 33 nouveaux satellites de télécommunications et 20 de navigation, très majoritairement militaires. Le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou y voit même un «nouveau centre de gravité » qui devrait amener l’armée russe à investir encore plus de moyens en direction de l’aérospatial.
Guerre de l’information
L’information joue un rôle essentiel dans les doctrines et les stratégies actuellement en vue au sein des forces russes. Elle est primordiale sous deux aspects : la maîtrise de celle-ci, en appui aux armées dans la bataille (guerre électronique, transmissions) et son façonnement dans l’idée de maîtriser l’environnement des opérations dans la sphère cognitive (opérations psychologiques, opérations d’information, déception, cyber). C’est l’un des sujets qui fait couler le plus d’encre à l’ouest, où l’on cherche comment contrer certains de ses effets (5).
La guerre électronique est identifiée comme l’une des forces clés par Moscou, au même titre que le nucléaire ou L’A2/AD. Elle doit permettre d’obtenir la supériorité informationnelle, à la fois pour identifier les transmissions adverses, les surveiller et les brouiller, et pour protéger celles des alliés. Certains chercheurs russes défendent l’idée de fusionner guerre électronique et cyber, afin d’intégrer tout ce qui relève de l’informatique. Cela impliquerait cependant un énorme agglomérat mélangeant aussi bien du renseignement, de la guerre psychologique que des transmissions. Sur le plan technologique, l’une des perspectives prioritaires est la recherche
de moyens de brouiller l’ensemble des capacités C4ISR (Command, Control, Communications, Computers, Intelligence, Surveillance & Reconnaissance) et les systèmes de guidage des missiles.
Les Russes parlent également de « défense informationnelle ». Ils cherchent à façonner leur propre paysage médiatique et technologique pour pouvoir protéger le pays des stratégies d’influence adverses, des efforts du renseignement ou encore des attaques numériques. Depuis 2011 et l’organisation de manifestations de l’opposition via les réseaux sociaux, Internet est de plus en plus traité comme un risque, voire comme une menace. Une série de lois et de moyens techniques ont été adoptés afin de permettre le contrôle et la censure de différents médias, anciens comme nouveaux, dont l’efficacité reste pour l’instant inconnue. Moscou a ainsi mis en oeuvre une politique intérieure de « souveraineté d’internet », interdit les sondages d’audiences télévisées aux compagnies étrangères et expulsé diverses ONG soupçonnées d’ingérence. Il s’agit chaque fois de dresser autant de barrières pour assurer la protection de son opinion nationale.
En ce qui concerne les stratégies d’influence, la Russie a une définition de la « guerre de l’information » qui, contrairement aux membres de L’OTAN, ne se limite pas au temps de guerre : cette logique est valable aussi en période de paix. Les opérations psychologiques et les opérations d’information sont mises en oeuvre de manière permanente afin notamment de valoriser les différents aspects que nous avons vus plus haut dans la liste des priorités nationales : spiritualité, économie, sécurité, défense, stabilité politique du pouvoir, etc. La déception est particulièrement valorisée, afin de semer le doute en permanence sur les positions et la composition des forces armées nationales. La diffusion même des documents de doctrine que nous étudions ici relèvent d’une stratégie d’influence.
Autre caractéristique de l’approche russe en la matière : stratégie d’influence et cyber sont regroupés. Ces différents moyens ne sont que très peu distingués, ce qui amène les observateurs étrangers à se demander comment les catégoriser. Faut-il considérer comme étant à part les opérations psychologiques menées sur Internet ? La réflexion engagée en 2010 sur une « confrontation informationnelle » repose ainsi sur l’intégralité des vecteurs médiatiques possibles pour faire circuler de l’information : faux comptes sur les réseaux sociaux, radios, télévisions, journaux, le tout décliné dans les langues des populations qui sont visées.
Stabiliser l’organisation des armées
Pour assurer l’aboutissement de ses ambitions stratégiques et la qualité de sa défense nationale, la Fédération de Russie cherche, nous l’avons vu, à garantir sa propre stabilité dans les différents domaines stratégiques. Ces dernières années, il a pourtant fallu réinventer la place occupée par les militaires au sein de la société. Pour les forces armées, le tournant de la dissolution de l’union soviétique a représenté un défi majeur, en particulier en termes d’effectifs. En 2010, c’est toute la carte de la Russie militaire qui a été redessinée à travers quatre districts militaires, auquel un cinquième a été ajouté en 2014. Auparavant distincts d’une armée à l’autre, ces découpages territoriaux sont désormais pensés pour de l’interarmées.
À l’origine, la Russie prévoyait de réduire de 350 000 à 150 000 le nombre de ses officiers. Finalement, ils resteront 220 000, ce qui fait tout de même une réduction importante de la tête de la pyramide (qui avait surtout l’air d’un oeuf ). Le nombre global de militaires a été lui aussi réduit : s’ils étaient 1,35 million en 2008, ils n’étaient plus que 1,013 million en 2017, avec un nombre de professionnels s’élevant à 425 000.
En effet, l’armée russe est encore largement bâtie sur la conscription, même si celle-ci fait l’objet d’importantes évolutions. En 2007, puis en 2008, elle est réduite de 24 à 18 puis à 12 mois. Outre l’augmentation du niveau de technicité d’une partie des métiers militaires, l’armée russe était confrontée à d’importants problèmes de bizutages qui coûtaient cher en vies humaines. De plus, elle souffre de la baisse de la
démographie dans le pays. L’évolution de la santé et de la forme physique de la jeune génération fait enfin que, en 2009, seuls 68,4 % des recrues remplissaient les conditions pour servir, contre 70,4 % deux ans plus tôt. Ce sont dans les secteurs les plus pauvres (Sibérie) et les plus urbanisés (Moscou) que les taux sont les plus bas (6).
Nous l’avons vu, la modernisation des équipements est un point clé de la réforme des forces armées russes. Le programme d’armement 2011-2020 prévoit le remplacement ou la mise à niveau de 70% des équipements utilisés. Chaque année, le président Vladimir Poutine et son ministre de la Défense réunissent les différents responsables pour faire le point sur la progression de cette politique. On pourra signaler parmi les programmes les plus importants le projet de planeur hypersonique destiné à permettre aux missiles stratégiques de pénétrer les boucliers antimissiles ; la commande d’un millier d’avions de combat et d’hélicoptères ; la commande de 17 frégates et d’une dizaine de sous-marins d’attaque ; ou encore la mise à niveau du parc de chars de combat et de blindés d’infanterie… et même de l’armement individuel du fantassin.
Toutes ces ambitions ont fait prendre au budget de la défense un poids important dans les dépenses publiques. En hausse régulière depuis une dizaine d’années, il est passé de 22,8 milliards d’euros en 2006 à 51,3 en 2016, atteignant ainsi son paroxysme. Soit un passage de 2,4 à 4,5 % du PIB. Les difficultés économiques se sont pourtant fait ressentir en 2017, imposant une réduction budgétaire de 30 % aux armées, pour descendre à 35,3 milliards d’euros. Si cela représente tout de même 3 % du PIB, de tels écarts d’une année à l’autre peuvent mettre en péril certains plans d’investissement, notamment en matière d’équipement et de formation. Si cette tendance se maintient, ce qui est une hypothèse crédible au vu des cours de l’énergie et des tensions financières entre la Russie et les pays occidentaux, les objectifs fixés pour 2020 pourraient devoir être rééchelonnés.