Penser la guerre. Nier l’ennemi, est-ce toujours nier la guerre ?
Le stratégiste français Hervé Coutau-bégarie avait l’habitude de
(1) répéter, avec ironie et l’air amusé, à propos du traité de Clausewitz Vom Kriege, mais pas exclusivement : « Les classiques sont faits pour être cités, non pour être lus. » À la faveur des difficultés incontestables que rencontre une partie de l’opinion, des médias ou de la classe politique depuis quelques années à désigner et à concevoir l’ennemi dans le cadre de « la guerre contre le terrorisme », un ouvrage classique de philosophie politique est de plus en plus souvent cité pour tenter de comprendre ces errances ou pour les critiquer : L’essence du politique, de Julien Freund (2).
C’est surtout la notion de négation de l’ennemi qui est utilisée ; notion très importante pour Freund, mais qui est loin de résumer sa monumentale thèse de philosophie politique. Et souvent, l’idée de négation de l’ennemi est ramenée à un simple pacifisme, à la croyance que l’existence
de l’ennemi dépendrait exclusivement de notre bon vouloir et qu’il suffirait ne pas souhaiter d’ennemi pour n’en avoir point.
Des versions savantes de cette croyance sont élaborées par des sociologues ou politologues constructivistes, partant du principe que la figure de l’ennemi est « construite ». Certes,
les représentations collectives de tel ou tel ennemi sont « construites », au sens où elles ne sont pas données aux individus qui les endossent comme des évidences, et étudier ces représentations ainsi que leurs mécanismes de production est tout à fait légitime. De là à confondre construction de la représentation de l’ennemi et construction
de son existence, il y a un pas souvent rapidement franchi. Quoi qu’il en soit, cette forme de négation de l’ennemi est simultanément une négation de la guerre : c’est parce qu’on ne veut pas la guerre qu’on nie l’ennemi. Elle est bien présente dans l’oeuvre de Freund, sous le nom d’irénisme, et correspond à une modalité de négation de l’ennemi. Ce n’est toutefois pas la seule, et Freund serait sans doute étonné qu’on puisse, au moyen de sa notion, conclure par exemple que les djihadistes de Daech ou d’une autre organisation, eux, « auraient compris ».
Pour saisir l’autre forme majeure de négation de l’ennemi selon Freund, il faut un petit détour par certaines de ses vues plus générales sur le politique. Inspiré par Aristote, Max Weber et Carl Schmitt, Freund définit le politique comme une essence, une activité possédant des caractéristiques propres, l’autonomisant de manière au moins relative vis-à-vis d’autres activités ou dimensions de l’existence collective. Estimant que l’homme est un animal politique, naturellement prédisposé à évoluer en société – et donc en unités politiques plurielles –, Freund cherche dans sa thèse à définir les présupposés du politique, les « concepts qui nous permettent de comprendre ce qui fait que la politique est la politique, ce qui fait qu’elle est et sera toujours et nécessairement ce qu’elle est et non autre chose ». Freund admet trois présupposés au politique, chacun formant un couple antagoniste en relation dialectique : 1) la relation du commandement et de l’obéissance, condition de l’ordre que toute politique vise à instaurer et à garantir ; 2) la relation du privé et du public, qui est seul concerné par le politique ; 3) la relation de l’ami et de l’ennemi, présupposé de la lutte provoquée et entretenue par la diversité et la concurrence des opinions sur l’ordre.
Comme Max Weber et Carl Schmitt, Freund estime irréductibles le «polythéisme des valeurs», le pluralisme des « conceptions du monde » et donc l’existence de l’altérité en politique. Plus, cette altérité et les conflits collectifs qu’elle génère, qui vont parfois jusqu’à la guerre – même si cela n’a évidemment rien de systématique –, sont
« Aussi étrange et contre-intuitif que cela puisse paraître, c’est effectivement l’idée d’un Bien absolu qui anime Daech. […] Le ‘‘mécréant ’’ n’est pas un ennemi avec qui il s’agira de faire un jour la paix, c’est un criminel au regard de la ‘‘vraie foi’’. »
constitutifs de l’essence du politique. Imaginer leur disparition n’est rien d’autre qu’imaginer la fin du politique. Le politique, le droit et la morale ne se confondent pas, même s’ils entretiennent des rapports réciproques. Freund va moins loin que Schmitt dans le relativisme politique, dans l’autorité conférée à la seule décision politique, dont il ne prétend pas que
découle toute la légitimité du droit ni qu’elle est par principe étanche à la morale. Il rejoint en cela la position de Raymond Aron, son directeur de thèse. Il soutient en revanche qu’il existe une morale propre au politique, se référant au Bien commun, et qui ne se confond pas avec la morale commune ou le simple sentimentalisme – les «bons sentiments ». Il voit en outre un danger dans l’absorption du politique par le droit et la morale : « Une société sans ennemi qui voudrait faire régner la paix par la justice, c’est-à-dire par le droit et la morale, se transformerait en un royaume de juges et de coupables. »
Freund va donc moins loin que Schmitt dans le relativisme politique, mais sans doute un peu plus loin qu’aron. Il existe chez Freund un libéralisme politique critique d’un libéralisme idéologique et doctrinal – ce dernier prétendant dans une perspective évolutionniste qu’un ensemble de facteurs économiques et sociaux finiront par abolir le politique et, avec lui, la guerre. Pour le dire autrement, la critique que fait Freund du libéralisme du point de vue de la philosophie politique ne se confond pas avec un rejet de la société libérale : « Cela ne veut pas dire que la liberté politique exigerait la suppression des ennemis; ce serait contraire à son essence, puisqu’elle vit de l’inimitié, de l’opposition entre partis et idéologies, de la diversité antagoniste des opinions, des valeurs et des fins ainsi que de la variété rivale des solutions possibles pour résoudre le problème du bien commun. La liberté politique ainsi comprise pose donc inévitablement la question de la paix en politique. La négation de l’ennemi conduit à l’irénisme qui n’est pas la paix, mais une falsification, un mensonge. Il consiste à croire que la tolérance est un rapport entre les idées, alors qu’elle est un rapport entre les hommes, un problème de comportement. En effet, aucune idée n’est libérale, pas même celle du libéralisme, parce que par sa nature toute idée affirme quelque chose et nie autre chose. De ce point de vue, l’irénisme est plus qu’une défaillance du jugement, il en est l’absence. »
(3)
Il existe ainsi un continuum dans l’esprit de Freund entre les différents types de conflits politiques, dont les formes et intensités varient, mais dont l’essence est identique. On peut estimer que la distinction ami/ennemi est sujette à des malentendus par son esprit de synthèse, et préférer distinguer des amis, des alliés, des adversaires et des ennemis. Freund fait cependant implicitement cette distinction dans ses propos théoriques et explicitement quand il analyse dans une perspective plus historique tel ou tel conflit particulier. Il formule également ici, en creux, une chose fondamentale pour bien le comprendre : la guerre n’est pas le temps de l’existence de l’ennemi ; ni la paix le temps de l’absence de l’ennemi. La paix et la guerre sont deux modalités possibles de la relation à l’ennemi.
Freund estime par ailleurs que le politique possède des fins spécifiques : la concorde intérieure et la sécurité extérieure. Ce ne sont bien sûr ni les seuls objets ni les seules fins de l’activité politique concrète, mais ce sont les fins qui spécifient le politique. Quand la politique se donne comme but des fins ultimes pour l’humanité, grandioses et animées par l’idée de faire advenir définitivement le Bien – qu’il s’agisse de la paix, de l’égalité, de la liberté, de la vérité –, le politique tourne à l’idéologique. Et au nom d’un Bien supérieur et définitif, les conflits prennent souvent le visage de la guerre ; et la guerre celui de la guerre totale, conventionnelle ou révolutionnaire. L’ennemi n’est alors plus un Autre avec qui il faudra un jour faire la paix en tant qu’autre – on ne fait guère la paix qu’avec ses ennemis –, mais un criminel, un coupable, une entité à éliminer ou à transformer de force pour qu’advienne un règne du Bien qui justifie tout. Pour Freund, et même s’il admet les précédents historiques, l’époque contemporaine, avec le temps des idéologies, politiques ou religieuses, a fait advenir le temps de l’« impolitique ».
Le sens général le plus juste et le plus clair qu’on puisse ainsi donner à la notion de négation de l’ennemi est la négation de l’altérité politique. Non qu’il faille admettre, parce que l’altérité politique existe, que tous les possibles politiques se valent : il n’y a aucun relativisme moral ou cognitif chez Freund. Reconnaître l’ennemi est lui conférer le droit d’être l’ennemi, tout en le combattant si la situation l’exige. C’est reconnaître qu’il se situe à l’extérieur d’une unité politique, à l’extérieur de sa conception du monde et de ses intérêts,
même s’il se trouve physiquement à l’intérieur – ennemi intérieur –, pour autant qu’il le revendique. Et non affirmer qu’il est un déviant de l’intérieur, un criminel au regard du droit et de la morale d’une ou plusieurs unités politiques dont l’ordre interne se représente universel.
L’existence de l’autre politique et sa virtuelle incarnation dans la figure de l’ennemi sont une réalité qu’on ne peut vouloir faire disparaître qu’au prix d’une négation. Elle autorise à aller potentiellement très loin dans violence, puisqu’elle s’exerce alors subjectivement au nom d’un Bien absolu. Freund situe ici la source de ce qu’il nomme l’intention terroriste. Aussi étrange et contre-intuitif que cela puisse paraître a priori, c’est effectivement l’idée d’un Bien absolu qui anime Daech, comprenant des conceptions du vrai et du juste qui aboutiraient à une paix universelle grandiose si elles se concrétisaient pleinement. Une paix universelle islamique conforme à sa conception de l’islam, évidemment… Ce dessein ambitieux implique et justifie simultanément la négation, sous la forme de la destruction ou de la soumission, de toute altérité politico-religieuse. Le « mécréant » n’est pas un ennemi avec qui il s’agira de faire un jour la paix, c’est un criminel au regard de la « vraie foi ». Son altérité est une offense à la « vérité » et empêche le règne d’une « juste paix », elle doit d’une manière ou d’une autre être éradiquée.
Si on raisonne en faisant référence aux travaux de Julien Freund, la notion de négation de l’ennemi correspond par conséquent tout autant à la situation où, par principe, l’ennemi serait inconcevable qu’à celle où il serait défini comme absolu. Et les choses se compliquent encore un peu si on admet, quand on affronte un ennemi qui vous désigne comme ennemi absolu, que ne pas être engagé dans la réciproque est extrêmement difficile. Pour répondre à la question posée en titre de cet exposé succinct, nier l’ennemi n’est donc pas nécessairement nier la guerre. Il est possible de nier l’ennemi pour nier la guerre, par irénisme – mélange d’incapacité à concevoir le conflit violent et ses raisons et de rejet plus ou moins radical de la violence –, mais il est également possible de nier l’ennemi dans et par la guerre. On lui confère alors un statut d’ennemi absolu, ne lui laissant que le choix de poursuivre la guerre ou de disparaître.