Penser les opérations. Syrie : le modèle de l’intervention russe
Deux ans après son début, l’intervention russe en Syrie est un succès puisqu’elle a permis de sauver le régime syrien, son objectif premier, et même de contribuer à sa victoire probable. Elle a permis par ailleurs de restaurer le poids diplomatique de la Russie, en particulier au Proche-orient. Ce résultat ayant été atteint à un coût relativement réduit et avec des moyens militaires adaptés, cette intervention peut déjà être considérée comme un modèle opérationnel.
La stratégie du « piéton imprudent »
Pendant la guerre froide, les stratégistes américains parlaient de stratégie du « piéton imprudent » par analogie avec l’individu qui s’engage soudainement sur une route en ne
laissant au conducteur qui arrive que le choix entre l’arrêt brutal et l’accident catastrophique. Comme, et c’est le postulat, ni le conducteur ni le piéton ne veulent de l’accident, cela entraîne normalement l’arrêt du premier et le contrôle de la route par le second. Soviétiques et Russes sont coutumiers de
cette méthode, depuis l’intervention en Tchécoslovaquie en 1968 jusqu’à l’annexion de la Crimée en 2014 en passant par la prise des points clés de Kaboul en 1979 ou même simplement l’envoi d’un régiment sur l’aéroport de Pristina en juin 1999. Le cas de la Syrie est un peu plus complexe que les précédents,
car il ne s’agit pas cette fois d’un faceà-face, mais d’une guerre « mosaïque », qui n’engage pas deux camps mais plusieurs, locaux ou périphériques, aux objectifs différents, ce qui rend le conflit à la fois complexe et long. En ce qui concerne les acteurs extérieurs, on reste néanmoins dans une volonté de non-affrontement mutuel. Par voie de conséquence, l’« occupation éclair » du terrain par l’un empêche toujours mécaniquement les autres, placés devant le fait accompli, d’y pénétrer. Il n’y a toujours qu’un seul « piéton », mais il y a cette fois plusieurs « conducteurs » qui sont tous obligés de freiner. Ce « piéton » c’est le corps expéditionnaire russe envoyé soudainement en Syrie en septembre 2015.
Sur le plan stratégique, le déploiement par surprise nécessite la possibilité d’agir sans passer par une phase de négociation publique avec un Parlement ou le Conseil de sécurité des Nations unies. Ces conditions de légitimité étaient réunies à l’été 2015, avec la possibilité pour l’exécutif russe d’agir sans autorisation interne préalable et en invoquant le traité de coopération avec la Syrie de 1980. Sur le plan opérationnel, cela suppose de résoudre la contradiction entre les critères de vitesse d’engagement et de masse critique. Cette contradiction a pu être résolue par la définition au plus juste des moyens nécessaires ainsi que, surtout, par la possibilité de les transporter de manière autonome par voie maritime et grâce à une flotte aérienne de transport à long rayon d’action encore forte d’une centaine d’iliouchine 76 et de neuf transporteurs super lourds An-124 Condor. Cette capacité, et l’ouverture de son espace aérien par l’irak, ont ainsi permis de déployer d’emblée la presque totalité d’un dispositif constitué de deux systèmes tactiques principaux : antiaérien et reconnaissance-frappe.
La reine immobile
La force antiaérienne de l’armée syrienne, déjà largement armée par des conseillers russes, s’est trouvée considérablement renforcée par la mise en place de moyens modernes et performants : quatre chasseurs polyvalents modernes SU-30M, les systèmes mobiles Pantsir S-1 et Tor-m1 et surtout S-300 du croiseur Moskva. Fin novembre 2015, des systèmes S-400 ont également été mis en place, leurs radars d’acquisition couvrant tout le théâtre syrien et ses abords.
La menace aérienne rebelle étant inexistante, il s’agissait bien d’imposer une « zone d’exclusion aérienne » aux autres acteurs, en particulier les Étatsunis, toujours suspectés de vouloir lancer une campagne aérienne contre le régime de Damas. Cela n’a pas empêché les accrochages et les incidents. Le 24 novembre 2015, un appareil russe a été abattu par l’aviation turque et, en juin 2017, les forces américaines ont détruit deux drones iraniens et surtout un Su-22 syrien au cours de leur premier combat aérien depuis 1999. Cela n’a pas empêché non plus plusieurs frappes américaines contre les infrastructures du régime de Damas ni celle de l’aviation israélienne le 7 septembre 2017 contre le site de Masyaf. L’exclusion n’est donc pas totale. Elle s’est de fait concentrée au-dessus de la zone d’action principale des forces prorégime, laissant longtemps la coalition américaine libre d’agir contre l’état islamique dans la région de l’euphrate et la zone est. Elle tolère aussi certaines actions dans la cible principale protégée, mais celles-ci ont toujours été menées prudemment avec des missiles de croisière. Par leur rareté et leur prudence, tous ces incidents montrent en particulier que ce ciel est quand même dominé par les Russes, même s’ils n’ont pas tiré un seul missile S-400.
Comme une reine immobile au milieu d’un échiquier, la seule présence d’un dispositif antiaérien performant au sein d’un théâtre suffit à obtenir des effets importants, même sans agir. Elle oblige tous les acteurs à maintenir un contact permanent avec les Russes et, de fait, à négocier avec eux.
Le complexe reconnaissance-frappe et le déblocage tactique
Une fois la liberté d’action aérienne des acteurs extérieurs réduite, le deuxième axe d’effort a consisté à sortir de la crise tactique. Le conflit syrien a été marqué dès le début par la lenteur des évolutions sur le terrain. Celle-ci est d’abord le résultat de la faible capacité
offensive des différents camps par rapport à des espaces disputés difficiles à conquérir, car urbains pour la plupart et densément occupés par des forces locales. Ce blocage a pu parfois être dépassé grâce à quelques innovations ou, surtout, l’apport de nouvelles ressources par les acteurs extérieurs. Il a été toujours rétabli ensuite par les interventions contraires des alliés des camps en difficulté.
Les Russes se sont donc efforcés de transformer cet équilibre instable en déséquilibre stable favorable aux forces de la coalition pro-assad. Il aurait été possible pour cela d’engager au moins une ou deux brigades blindées ou d’assaut aérien russes. Il a été jugé préférable de limiter l’engagement terrestre à un bataillon d’infanterie de marine pour assurer la protection des bases et en particulier à des sociétés militaires privées, jusqu’à peut-être 3000 hommes, dont les pertes sont moins visibles et sensibles.
L’instrument choisi pour parvenir à ce déblocage tactique a plutôt été, pour employer un terme soviétique, un complexe reconnaissance-frappe (CRF). La composante « reconnaissance » est assurée par une dizaine d’aéronefs, dont un avion de reconnaissance électronique Il-20 M1 et plusieurs drones, mais surtout par les équipes de forces spéciales engagées en profondeur. La composante « frappe » de son côté est assurée par une forte batterie d’une quinzaine d’obusiers de 152 mm et lance-roquettes multiples, ainsi que par une brigade aérienne forte d’environ 50 aéronefs de combat, avions d’attaque, chasseurs-bombardiers et, de plus en plus prédominants, hélicoptères d’attaque selon des dosages variables dans le temps. Avec initialement une majorité d’appareils mis en service dans les années 1970, ce CRF a pu paraître rudimentaire au regard des standards occidentaux. C’est la première fois par exemple que les Russes utilisent des munitions guidées, en très petit nombre. Mais il peut agir près de ses bases, Hmeimim en premier lieu, puis les bases avancées de Shairat ou de Tiyas, près de Palmyre, et multiplier les sorties (1000 par mois en moyenne) (1). La force russe, par ailleurs en apprentissage rapide, compense ainsi son manque de précision par la masse et par une complémentarité de ses moyens très supérieure à celle de la force de la coalition occidentale qui, pour des raisons de sécurité, a longtemps reposé presque entièrement sur des chasseurs-bombardiers.
Les moyens engagés sont assez réduits, mais bien adaptés et suffisants pour aider les forces de manoeuvre terrestres, pour l’essentiel sous commandement iranien, à prendre l’ascendant dans chaque bataille importante et sortir du blocage tactique. Le fait que ces moyens soient russes, avec une présence humaine, contribue ensuite à maintenir cet ascendant en rendant, par crainte d’escalade, plus délicate toute intervention contraire étrangère dans ce qui apparaît désormais comme une « zone exclusive terrestre ».
En superposition de la campagne sur le théâtre syrien lui-même, l’intervention russe a été également l’occasion de frappes à longue distance réalisées par la marine ou l’aviation de bombardement à l’aide de missiles de croisière 3M14 Kalibr pour la première et KH-555 ou KH-101 pour la seconde. Ces frappes sont trop rares pour avoir un réel intérêt opérationnel. Ses vrais objectifs sont ailleurs. Il s’agit ainsi de montrer à l’opinion publique russe et surtout aux puissances occidentales que la Russie dispose de moyens conventionnels capables de faire des dégâts considérables, y compris dans des pays protégés par le bouclier antimissile américain ou dans des forces, navales par exemple, parmi les plus modernes (2). La Russie se réserve aussi la possibilité de « déléguer » ces moyens antiaccès à ses alliés.
Des résultats importants au moindre coût
Grâce au corps expéditionnaire russe, les forces de la coalition proassad ont pu multiplier les opérations combinées et dégager en urgence les zones les plus menacées puis encercler et finalement prendre Alep-est, reprendre Palmyre et attaquer l’euphrate sans être vraiment entravées par les interférences étrangères. Elles contrôlent désormais presque entièrement le centre de gravité géographique du conflit : le grand axe de l’autoroute M5 qui traverse la Syrie du nord au sud, et sur lequel se concentre la majorité de la population. De son côté, la rébellion arabe est désormais éclatée entre deux pôles géographiques, Idlib et l’euphrate, tenus par des organisations djihadistes, et des participations comme supplétifs auprès des acteurs périphériques comme la Turquie, le Parti de l’union démocratique kurde (Partiya Yekîtiya Demokrat – PYD), la Jordanie, Israël ou les États-unis.
Ces résultats ont, par ailleurs, été obtenus avec des ressources relativement réduites. Ils ont été payés, selon le ministère de la Défense russe, de la mort de 37 soldats réguliers ; mais sans doute deux fois plus en incluant les « irréguliers », la moitié dans les sept premiers mois de 2017. Au regard des derniers conflits soviétiques ou russes, ces pertes sont très faibles. Même les neuf jours de guerre contre la Géorgie en 2008 ont été, officiellement, plus meurtriers. Les pertes matérielles principales sont, à ce jour, de trois avions et cinq hélicoptères détruits par accident ou par les tirs ennemis. Le surcoût moyen, de l’ordre de 3 millions d’euros par jour, est largement soutenable, même pour l’économie russe.
La guerre est encore loin d’être terminée, mais elle ne peut plus désormais être perdue par Assad et cette évolution est largement le fait de l’intervention militaire russe. Cela est dû en premier lieu à une vision politique plus claire et une action plus cohérente, avec des prises de risques, que celles des soutiens de la rébellion. La présence même des Russes en première ligne, si elle a induit mécaniquement des pertes humaines, a permis aussi, par son caractère dissuasif vis-à-vis des acteurs extérieurs et son
« Il s’agit de montrer à l’opinion publique russe et surtout aux puissances occidentales que la Russie dispose de moyens conventionnels capables de faire des dégâts considérables, y compris dans des pays protégés par le bouclier antimissile américain . »
surcroît de puissance par rapport aux forces locales, de débloquer clairement la situation tactique. Avec une meilleure concentration des efforts et l’acceptation de la négociation, les évolutions ont été plus rapides que pendant les quatre années précédentes. En se plaçant ainsi, la Russie sert aussi d’intermédiaire obligé à toute action diplomatique et apparaît à nouveau comme une puissance qui pèse sur les affaires du monde.