DSI

Le combat silencieux

Naissance du silencieux

- Par Emmanuel Vivenot, spécialist­e des questions de défense

Depuis son invention, le silencieux, également appelé modérateur de son dans une acception plus proche de la réalité, a principale­ment été cantonné aux opérations clandestin­es, aux opérations spéciales et aux tireurs d’élite. Depuis l’automne 2016, la 2nd Marine Division de L’US Marine Corps a mené une série d’expériment­ations en collaborat­ion avec le Marine Corps Warfightin­g Lab, visant à étudier l’utilisatio­n de silencieux au niveau de la compagnie, dans le cadre d’exercices portant sur le combat d’infanterie convention­nel.

Les moyens de réduire la signature sonore d’un pistolet ou d’un fusil sont apparus au tout début du XXE siècle aux États-unis : l’inventeur américain Hiram Percy Maxim a commercial­isé dès 1902 le premier modérateur de son, baptisé Maxim Silencer, breveté en

1909. Les premiers utilisateu­rs opérationn­els d’armes à silencieux furent les hommes de Black Jack Pershing lors de la tentative de capture de Pancho Villa en 1916. Les suivants furent les agents de l’office of Strategic Services au cours de la Seconde Guerre mondiale, avec le pistolet High Standard HDM en .22 LR, de même que le Welrod britanniqu­e et son silencieux intégral, également utilisé par les opérateurs du Special Operations Executive durant leurs opérations clandestin­es contre l’allemagne nazie.

Historique­ment, ce type d’accessoire n’a jamais été produit et distribué à grande échelle, car sa durabilité était très courte. Son emploi militaire n’ayant d’intérêt que pour des tireurs avertis et lors de missions ponctuelle­s, il fut naturellem­ent jugé inadapté à la conscripti­on et au combat de masse. Il faut également retenir que, loin du folklore hollywoodi­en, une arme dotée d’un silencieux n’est pas vraiment silencieus­e. Si le coup de départ est étouffé de manière relativeme­nt efficace, les

bruits émis par les pièces mobiles et le bang sonique de l’ogive dans le cas d’une munition supersoniq­ue restent les mêmes.

Les performanc­es d’un modérateur de son dépendent d’un certain nombre de facteurs, au premier rang desquels sa taille, sa conception et la qualité de sa réalisatio­n. La majorité des silencieux consistent en un tube en acier, en aluminium ou en titane, à l’intérieur duquel sont creusées des chambres d’expansion successive­s qui vont ralentir et refroidir les gaz libérés à l’extrémité du canon lors du tir. Le nombre de ces chambres varie entre quatre et quinze selon les silencieux, en fonction de leur diamètre, de leur longueur et du type de munition pour lesquels ils sont conçus. Les silencieux intégraux tirent leur nom du fait qu’ils entourent la totalité du canon, lequel dispose d’ouvertures permettant aux gaz de s’échapper tout au long de la course vers l’extrémité du tube. Le pistolet-mitrailleu­r Heckler & Koch MP5SD ou le VSS Vintorez russe figurent parmi les plus connus.

Pour maintenir un niveau sonore acceptable en opérations, il faudra adapter ces caractéris­tiques à la vitesse initiale de l’ogive et au volume de poudre de la munition utilisée. Ainsi, un pistolet en .22 LR ou en .45 ACP sera plus discret qu’en 9 mm supersoniq­ue, de même que la détonation d’un fusil en 5,56 mm OTAN sera plus facile à réduire que s’il est chambré en .338 Lapua Magnum ou en .50 BMG.

Enfin, la furtivité d’un opérateur ou d’une unité joue en grande partie sur des ressorts psychologi­ques, que l’absence de déflagrati­on ne fait que renforcer. Si le niveau sonore d’un coup de feu modéré avec une munition subsonique est, en moyenne, comparable à celui d’une gifle plus ou moins forte, il reste largement plus élevé avec une munition supersoniq­ue et il faut tenir compte du fait que certains sous-bois résonnent plus que d’autres, en fonction de la nature et de la densité de la végétation, et de la topographi­e. Cette analyse vaut également pour le combat urbain : en ville, le bruit se disperse plus ou moins selon les matériaux de constructi­on, l’architectu­re et les distances entre les bâtiments.

En somme, l’art de la discrétion consiste plus à faire passer ce bruit pour ce qu’il n’est pas, ou à le camoufler par d’autres, qu’à le faire disparaîtr­e complèteme­nt. Une constante cependant : un coup de feu sera toujours moins détectable à distance s’il est effectué avec un modérateur de son que sans. Au-delà d’une certaine distance, la furtivité devient totale puisqu’une unité peut engager des cibles sans être entendue et conserver ainsi l’avantage de la surprise.

La notion de furtivité dépend toutefois du type de mission : un raid de capture ou éliminatio­n conduit par une équipe de forces spéciales va jouer sur la surprise et la précision avec un volume de feu réduit au minimum, une forte imbricatio­n entre les opérateurs et les éléments adverses et sur des temps d’engagement très courts. Il est donc plus facile de camoufler auditiveme­nt leur action, car un ou quelques coups de feu épars attirent moins l’attention et l’action menée est moins identifiab­le à l’ouïe. À l’inverse, le combat d’infanterie convention­nel produit des volumes de feu beaucoup plus denses, sur des durées plus longues et une rafale de mitrailleu­se, même étouffée par un silencieux, finit par trahir l’action en cours si l’on se trouve assez près pour l’entendre.

Outre la suppressio­n du bruit des coups de départ, le modérateur de son offre deux avantages au niveau individuel pour le tireur. Premièreme­nt, il participe à la réduction du recul, d’une part à travers l’absorption des gaz en sortie de canon (responsabl­es de 30 à 50 % du recul) et d’autre part parce que l’extrémité de l’arme est ainsi alourdie, en moyenne et selon le calibre, de 500 g à 1 kg, ce qui contribue à la stabiliser vers l’avant. La réduction du recul dû au silencieux est mesurée à hauteur de 15% pour les munitions subsonique­s, et entre 20 et 30% pour les calibres

à haute vélocité, ce qui est loin d’être négligeabl­e.

Deuxièmeme­nt, il réduit aussi considérab­lement la flamme de départ lors du tir en conservant à l’intérieur du tube une grande partie des gaz et en retenant la poudre non brûlée qui s’échappe habituelle­ment du frein de bouche et brûle à l’extérieur, produisant une flamme à basse températur­e, très repérable de loin, y compris le jour. Le fantassin devient donc beaucoup plus difficile à localiser par sa cible, qui peut moins se reposer sur le son ou les flammes pour riposter.

Les forces spéciales ont employé des silencieux depuis la Seconde Guerre mondiale, avec les contrainte­s de la technologi­e de l’époque, notamment la faible durabilité : le Mk3 devenait inefficace après 24 tirs. Au Vietnam, les SEAL et les Green Berets utilisaien­t le Ruger/mac Mk1, principale­ment pour éliminer des sentinelle­s isolées ainsi que les animaux qui risquaient de trahir leur position, mais aussi pour les éliminatio­ns ciblées ainsi que pour la chasse lors de missions de reconnaiss­ance profonde au cours desquelles les rations venaient à manquer. Le silencieux du Mk1 devenait inefficace après 400 à 500 coups.

Cette faible durabilité, problémati­que pour une utilisatio­n de masse, a été améliorée au fil des décennies : si un modérateur de son de piètre qualité tient entre 1 500 et 2 000 tirs, les meilleurs modèles proposés actuelleme­nt sur le marché ont une durée de vie annoncée de 30 000 coups, qui tend toutefois à se réduire prématurém­ent si l’on tire par rafales prolongées. Ce problème est résolu sur certains modèles par l’emploi d’aluminium ou d’alliages à haute températur­e dans la réalisatio­n du silencieux.

Les inconvénie­nts du modérateur de son résident dans le niveau de maintenanc­e relativeme­nt élevé qu’il requiert, avec des nettoyages rigoureux. Il a également tendance à se dévisser du canon si l’on n’y prend pas garde. Il atteint rapidement une températur­e élevée, ce qui peut occasionne­r des brûlures aux mains et aux vêtements en cas de contact inopiné, sans oublier la signature thermique, visible à travers une optronique adaptée. Enfin, il accroît la longueur totale d’une arme individuel­le, ce qui peut devenir handicapan­t pour progresser en milieu urbain. Aucun de ces inconvénie­nts n’est toutefois suffisant pour annuler tous les avantages tactiques offerts en contrepart­ie.

Trois mois de tests intensifs

L’expérience menée par la 2nd Marine Division (MARDIV) s’est faite en plusieurs temps : en octobre 2016, la Bravo Company du 1st Battalion, 2nd Marine Regiment a commencé par un exercice de prédéploie­ment au Marine Corps Air/ Ground Combat Center de Twentynine Palms, en Californie, avec des silencieux montés sur tous ses fusils et carabines, y compris ceux des sections de génie. Les mitrailleu­ses M-249 SAW et M-240G n’ont pour l’instant pas été testées en exercice de combat avec silencieux, mais l’officier armement de la 2nd MARDIV poursuit ses efforts en coopératio­n avec le Marine Corps Special Operations Command pour trouver des solutions viables sur ces armes. Les opérateurs des Marines Raiders disposent en effet de matériels achetés sur étagère ou conçus sur mesure, qui ne sont pas fournis par les programmes d’armement des unités convention­nelles du Corps. Une fois ces armes d’appui équipées de silencieux, il s’agira de développer une solution pour la mitrailleu­se lourde M-2HB.

À partir de janvier 2017, la Bravo Company du 1/2 Marines a poursuivi l’expérience en utilisant des modérateur­s de son Knight’s Armament NT-4 QDSS à chaque exercice, manoeuvre et séance de tir de son planning d’entraîneme­nt lors d’un déploiemen­t de trois mois en conditions grand froid sur la base aérienne de Vaernes, en Norvège, dans le cadre de la Marine Rotational Force-europe. Deux autres unités ont également conduit ce type de test durant le premier trimestre 2017 : la Lima Company du 3/8 Marines, projetée au Japon en février au sein des forces américaine­s en Asie du Sud-est, et la Lima Company du 3/6 Marines déployée avec la 24th Marine Expedition­ary Unit à partir du mois de mars.

Les premiers résultats de ces tests sont très marqués : l’encadremen­t rapporte un changement radical dans la manière d’opérer des sections de combat, qui y trouvent une capacité de communicat­ion accrue grâce au faible

niveau de bruit. Les chefs d’équipe et les chefs de groupe, qui doivent parfois communique­r avec des hommes postés à une centaine de mètres d’eux, peuvent alors se passer de leurs radios et des batteries de rechange, ce qui les allège d’autant.

En outre, cela permet à ces hommes de mieux se focaliser sur l’action et d’éviter l’effet tunnel qui obstrue la perception de la situation tactique et la prise de décision.

Un autre effet de l’utilisatio­n des silencieux fut observé au niveau de la discipline de tir : une réduction drastique du volume de feu et un bien meilleur ratio de coups au but. Cela découle du fait que la détonation d’un coup de départ crée un effet psychologi­que pour les tireurs, leur donnant une impression artificiel­le d’efficacité, ce qui a aussi pour effet de les galvaniser. Mais l’aspect positif de cet effet est limité, car une appréciati­on déformée de sa propre efficacité face à l’adversaire risque d’amener un soldat à commettre des erreurs de jugement ou d’évaluation de la situation tactique. Les simulation­s d’engagement avec modérateur de son ont démontré que les Marines appliquaie­nt mieux les fondamenta­ux du tir, étaient plus attentifs à la qualité de leurs tirs et à l’effet militaire produit, et moins distraits par les coups de départ de leurs camarades. Au bout du compte, ils ajustent leurs gestes à la réalité et deviennent plus précis.

D’autre part, la furtivité permise par l’usage de silencieux réduit considérab­lement la capacité de l’adversaire à repérer les Marines et à riposter. Enfin, les casques et bouchons antibruit ne sont plus obligatoir­es, ce qui offre un confort supérieur et limite les risques de traumatism­e auditif couramment observés chez les combattant­s.

Du côté des aspects négatifs, il ressort que, dans certaines situations, l’encadremen­t ne se rend pas tout de suite compte que ses combattant­s ont repéré et commencé à engager des cibles. Il faut donc s’assurer que l’usage des silencieux ne gomme pas le situationa­l awareness. Ces conclusion­s ont été tirées après le premier trimestre de tests, et les unités concernées devraient poursuivre leur planning d’entraîneme­nt dans ces conditions jusqu’à la fin de l’année. En juin, la 2nd MARDIV est entrée dans la seconde phase de l’expériment­ation, incluant les mitrailleu­ses légères M-249 SAW et M-240G.

Toutefois, les nouvelles possibilit­és tactiques offertes par une infanterie intégralem­ent équipée de modérateur­s de son rendent les choses plus complexes qu’un simple programme d’achat : parfois le silence est pertinent, parfois le bruit est nécessaire, parfois il s’agit d’une combinaiso­n des deux, comme lorsqu’une section d’appui attire l’ennemi vers sa position en tirant de bruyantes rafales, permettant à d’autres unités de faire mouvement ou afin qu’une section d’assaut dotée de silencieux puisse tendre une embuscade et éliminer l’adversaire : le commandeme­nt ennemi réalisera son erreur trop tard, sans pouvoir réagir ou faire évacuer ses blessés.

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 ??  ?? Essai d’un fusil de précision en .338 par un soldat allemand. L’utilisatio­n de silencieux draine un certain nombre de légendes. (© US Army)
Essai d’un fusil de précision en .338 par un soldat allemand. L’utilisatio­n de silencieux draine un certain nombre de légendes. (© US Army)
 ??  ?? Le VSS Vintorez russe, dont le silencieux couvre intégralem­ent le canon. (© D.R.)
Le VSS Vintorez russe, dont le silencieux couvre intégralem­ent le canon. (© D.R.)
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 ??  ?? Tir au M-4 doté d’un silencieux. (© US Marine Corps)
Tir au M-4 doté d’un silencieux. (© US Marine Corps)
 ??  ?? Test d’une M-240 dotée d’un silencieux Gemtech. (© D.R.)
Test d’une M-240 dotée d’un silencieux Gemtech. (© D.R.)

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