Bienvenue en scierie !
Votre cher vieux Carl est un homme d’un autre temps, d’une époque où l’éducation consistait également à travailler le bois, le fer, à savoir construire une maison et, le cas échéant, à occire un gentil petit animal mignon. Ravissement des yeux, plaisir du palais. Vous comprendrez donc que je suis toujours enclin à porter mon attention autant aux arts et techniques qu’aux questions militaires. Internet a donc permis à ce qu’il reste de mes neurones de réconcilier la théorie et la pratique, par un biais improbable : le troubadour Mozinor, qui officie dans ton tube (1). Dans un intéressant exercice, aussi prospectif que visionnaire, il montre comment deux sauvageons, piégés grâce aux fake news par un ancien Premier ministre portant le nom d’un de nos DAUBE, cherchent à se rendre en Syrie pour le djihad et finissent… en scierie. C’est fou ce que la technologie des scies mécaniques a évolué depuis le XIXE siècle : même si ça tache un peu plus, je kife grave. Certes, on peut y voir une allégorie de ce qui a attendu nombre de djihadistes, dispersés façon puzzle à coups de GBU-12 occidentales (mais beaucoup moins à coups de KAB russes). Personnellement, j’y vois surtout une allégorie du débat ayant suivi les frappes de la mi-avril sur des installations chimiques syriennes. Nous y reviendrons, parce qu’elles nous ont fourni une matière phénoménale pour les prochains DAUBE.
Mais il est sans doute l’heure d’un débroussaillage façon Mozinor (puisse l’inspiration ne jamais lui manquer). D’abord, le client est appâté par des fakes. Pour le coup, pas besoin d’engager un Premier ministre sur l’affaire, les services – enfin, les médias – russes s’en chargent très bien. Les 150 missiles de croisière ont donc été tous interceptés. Et peu importe qu’il y en ait eu à peine plus de 100 tirés et que Moscou reconnaisse qu’elle n’a pas vu les engins français. Ensuite, nos clients s’enfoncent. Non contents de relayer la propagande d’un État étranger – sauf lorsqu’il reconnaît nos succès –, il n’est pas non plus question pour eux de prendre en compte ce que disent nos services. Ceux d’outre-moskva doivent être plus efficaces. En fin de compte, toutes les cases sont cochées dans leur vision en tunnel : troisième guerre mondiale ; France ne contribuant pas à la lutte contre le terrorisme (une élue, ancienne auditrice de L’IHEDN et sans doute sourde) ; preuves des attaques chimiques qu’ils seraient en peine de lire si jamais ils faisaient au moins l’effort de s’y intéresser –, tout y passe.
Et là, c’est la sortie du tunnel. Heureusement que nos poissons avaient fini leurs gamelles (à la provenance suspecte) : c’est le carnage informationnel. Même France Culture s’y met, oubliant que certaines commentatrices voyaient le Liaoning au large de la Syrie. L’on observe donc, incrédule, la scie médiatique tourner, massacrant la pertinence, transformant les chairs saines du débat en amas fétide du parti-pris idéologique. C’est l’infocalypse, à un stade encore plus avancé que ce que mon vénéré redac’chef qualifiait de « bataille sur la Crimée ». Dans le clip de Mozinor, on s’attend à voir les zombies sortir de terre ; dans la réalité, ils sortent sur Twitter. Et de fait, si l’on s’étonne de voir les partisans de l’insoumission critiquer leurs propres forces et leur propre drapeau, on s’étonne également de compter un tel nombre de g(n)éopolitologues experts en relations internationales, en ciblage, en missilerie et, bien entendu, en géographie des pipelines. Nous avons toujours connu des clivages – gauche/ droite ; riches/pauvres ; croyants/ non-croyants ; royalistes/républicains –, mais un nouveau devient de plus en plus saillant ces dernières années et il est informationnel. Ceux qui critiquent leurs propres services au nom de la méfiance et de la méthode foncent tête baissée lire des sites dont ils ne prennent pas la peine de tracer les sources ou les origines. Qui gagnera cette guerre ? Certainement pas la cohérence.
Tous les mois, Carl von C. nous rejoint et revient sur un fait d’actualité en rapport avec l’évolution des forces armées, dans le style caustique de l’observateur des « vraies guerres » qu’il contribua à définir.