Penser la guerre. Le service national universel : vers un service civil de défense ?
Le projet de Service National Universel (SNU) du gouvernement français se débat depuis la proposition de campagne initiale du candidat Macron dans un mélange de réaffirmation ferme de l’idée de la part de l’exécutif et de flou artistique entourant les modalités du dispositif et de sa mise en oeuvre. Sans doute aurait-il fallu plus et mieux réfléchir en amont à cette promesse de campagne qui incarne le grand projet régalien du quinquennat en cours.
Àdéfaut et dans le doute, on pouvait préférer l’analyse de la situation et la mise en avant d’objectifs politiques et sociaux clairs à la décision précipitée concernant le moyen éventuel de les atteindre. Il aurait ensuite été tout à fait loisible, sans pression aucune, de réfléchir aux différentes voies et dispositifs envisageables pour aller vers les objectifs annoncés, ainsi qu’à la manière d’articuler et d’harmoniser les nouveautés avec ce qui existe déjà (1).
Le projet tel qu’énoncé il y a bientôt un an en pleine campagne présidentielle était un service militaire obligatoire et universel d’un mois. Il faisait écho à la demande d’ordre et de sécurité d’une société française régulièrement touchée par le terrorisme islamiste depuis 2015 et à un plébiscite nostalgique d’une majorité de Français à l’égard du service militaire, suspendu en 1996. Des variations dans les opinions sont toutefois décelables en fonction du contexte et des contours du projet : si
80 % des sondés étaient favorables à un retour du service national dans la foulée des attentats de janvier 2015 (2), ils ne sont plus que 59 % à être favorables à l’instauration d’un service national obligatoire en juillet 2017 (3). Toujours majoritaires néanmoins, les opinions positives augmentent avec l’âge des sondés.
Un rapport commandé par mati gnon en septembre 2017 à cinq inspections générales (administration, armées, finances, éducation, jeunesse et sports)
a depuis insisté sur les nombreux problèmes posés par le projet initial : « Les positions exprimées à ce jour sur le service universel d’un mois font ressortir d’importantes réserves tenant à la fois au caractère obligatoire de ce service, à l’importance des moyens matériels et humains à mobiliser pour accueillir et encadrer toute une classe d’âge, pendant plusieurs semaines, aux doutes exprimés sur la possibilité d’entretenir un résultat significatif, en un mois, au regard des objectifs affichés ». Les
(4) députées Marianne Dubois (LR) et Émilie Guérel (LREM), à l’origine d’un rapport parlementaire, n’étaient en février 2018 pas plus convaincues par l’idée originelle, et ont proposé la mise en place d’un « parcours citoyen » en trois étapes entre 11 et 25 ans, avec un volet consacré à la défense (5). Le président de la République a quant à lui réagi le 13 février pour défendre un nouveau projet : un service national universel et obligatoire de trois à six mois, qui ne sera pas militaire, mais comprendra « une ouverture à la chose militaire », ne nécessitera pas d’infrastructures pour loger les jeunes Français, et dont l’objectif premier est de renforcer la cohésion nationale. L’opinion semble suivre la proposition du chef de l’état et un groupe de travail
(6) sur ce nouveau projet rendra ses conclusions fin avril.
Au milieu de ces péripéties et malgré l’exécutif, un embryon de débat s’est engagé mêlant critiques et remarques de l’opposition, tribunes défendant tel ou tel objectif, pointant les coûts, doutant de l’efficacité du dispositif, s’interrogeant sur le rôle et la contribution des armées, soutenant principes et valeurs du service dans l’absolu ou discutant des fonctions concrètes du service militaire, de leur sens et de leur hiérarchie. Les arguments avancés par les soutiens ou critiques du SNU sont de nature et de qualité variables. On trouve par exemple régulièrement mentionnée, aussi bien par les uns que par les autres, l’idée que l’adhésion à la Convention européenne des droits de l’homme, par son refus de l’esclavage et du travail forcé, nous empêcherait de retourner à un service national, militaire ou non, à caractère obligatoire. Or l’article 4 de la Convention précise : « N’est pas considéré comme “travail forcé ou obligatoire” au sens du présent article [...] tout service de caractère militaire ou, dans le cas d’objecteurs de conscience dans les pays où l’objection de conscience est reconnue comme légitime, un autre service à la place du service militaire obligatoire ». Qu’un
(7)
État souverain, même démocratique, ait pu adhérer à une convention supranationale qui lui interdirait de modifier son système militaire apparaît donc à certains, parfois personnalités qualifiées, comme une hypothèse plausible… En l’absence d’un projet clair comme point de départ de la discussion, ce débat ne peut de toute façon aller bien loin, et il n’est pas utile d’ajouter ici du bruit à la confusion. On se permettra néanmoins, à partir de la matière fournie par les commentaires, points de vue, analyses exprimés dans l’espace public, de formuler deux remarques générales sur des représentations et idées implicites que la question du service national universel semble en contexte véhiculer.
La première est qu’à l’origine l’idée de SNU relevait plus d’un recours instinctif et routinier, peut-être un peu démagogique aussi, à un dispositif appartenant à la tradition militaire et politique de la France républicaine, que d’une pièce de la défense du pays, pensée et planifiée en tant que telle. Quand on s’attarde sur les arguments favorables les plus fréquents au sujet du service militaire, on se rend compte que les opinions sont guidées par ce que la mémoire collective en a retenu, et non par la connaissance historique et militaire. Or cette mémoire associe souvent, dans une recomposition historique «bricolée», les modalités et l’esprit du service militaire tels qu’ils se sont développés après la guerre d’algérie aux bénéfices sociaux, politiques et culturels renvoyant à l’image mythifiée de la société de la IIIE République. La mémoire du service militaire est ainsi majoritairement héritée d’une période durant laquelle les conscrits ne font plus la guerre et sont de moins en moins nombreux à réaliser un service de plus en plus court. La fonction première du service militaire – fournir des troupes – est progressivement reléguée au second plan dans les esprits par rapport à sa fonction éducative. Et le fait est que la plupart des parents favorables au service militaire parlent d’ordre, de discipline, de respect, de brassage social, de vie en communauté, etc., mais n’imaginent pas leurs enfants participer à des opérations militaires. Simultanément, la société accolée à cette perception du service militaire est
plus celle de la IIIE République que la société française de la fin du XXE siècle : l’idéal auquel renvoient les propos est celui d’une société homogène culturellement, centrée sur des valeurs aujourd’hui conçues comme traditionnelles, pour laquelle l’idée de nation est
« La plupart des parents favorables au service militaire parlent d’ordre, de discipline, de respect, de brassage social, de vie en communauté, etc., mais n’imaginent pas leurs enfants participer à des opérations militaires. »
centrale. Et d’ailleurs, les officiers favorables à un retour du service militaire se réfèrent souvent à la période de la IIIE République lorsque, par la mise en place progressive d’un service militaire personnel, obligatoire et égalitaire, ils étaient considérés non seulement comme des cadres militaires, mais aussi comme des cadres de la nation. Les perceptions mémorielles nous paraissent donc entretenir des désajustements historiques problématiques entre les trois éléments que constituent le service militaire, les caractéristiques de la société au sein de laquelle il prend place sous telle ou telle forme à tel ou tel moment, et les effets que l’on peut raisonnablement attendre de sa réintroduction dans un nouveau contexte social, politique et culturel. À ces brouillages historiques produits par la mémoire s’ajoutent un certain nombre de confusions. Benjamin Griveaux, porte-parole du gouvernement, a par exemple expliqué le 15 février que l’idée est de créer « un moment de rencontre important entre la jeunesse d’un pays et la Nation », de « recréer du collectif » et « du vivre ensemble ». Les éléments
(8) énumérés comme quasi-synonymes ne le sont pourtant pas. La cohésion sociale est affaire de lien social et de rapport entre individualisme et vie collective; la nation et la cohésion nationale sont affaire d’identité politique commune ; le « vivre ensemble », est, quant à lui, affaire de cohabitation dans la différence.
La seconde remarque générale concerne le rapport du SNU avec la fonction de défense. D’abord service militaire, puis service citoyen comprenant une dimension militaire, le futur SNU doit officiellement participer à la cohésion nationale, inculquer valeurs citoyennes et républicaines, répondre au désir d’engagement et insuffler l’esprit de défense au sein de la jeunesse française. Puisque l’idée d’un service militaire a été abandonnée, la seule justification à un nouveau dispositif, compte tenu par ailleurs de l’existence et de la montée en puissance du service civique, est que tout en étant un service à dominante civile et centré sur l’éducation citoyenne, il se distinguerait du précédent par sa contribution à la défense de la France. La situation sécuritaire interne et stratégique externe qui a présidé à la première
formulation du projet va également dans ce sens. Il ne s’agirait donc pas de faire participer la jeunesse du pays à sa défense de manière directe, par le biais d’un service militaire fournissant de « gros bataillons » aux armées – d’autant plus coûteux qu’inutiles en contexte, et qui de toute façon ne sont plus envisagés aujourd’hui par ceux qui y sont favorables comme un moyen militaire –, mais de manière indirecte, par deux voies théoriques principales. D’abord en augmentant la familiarité des jeunes Français avec les questions et institutions de défense, ensuite en participant à limiter les fractures internes de la société – sociales, culturelles, idéologiques – propices au développement de l’ennemi de l’intérieur. Ambiguïté et paradoxe : un service civil universel et obligatoire intégré dans le système de défense ; un moyen de la défense visant, dans l’idéal, à conjurer les craintes de violences terroristes endogènes et, audelà, de guerre civile, c’est-à-dire à ne pas être confronté à la guerre. Le futur SNU sera-t-il un dispositif civil, ou civilo-militaire, calqué initialement sur le modèle du service militaire, mais dont la fonction de défense aura été déplacée de l’objet militaire à l’objet éducatif et dont la fonction stratégique ne sera pas guerrière ou dissuasive, mais préventive ?
Il n’est question ici que d’idées, les considérations concrètes et la capacité du SNU, sous la forme qu’il prendra, à répondre à de telles ambitions sont volontairement laissées de côté. Mais même du seul point de vue des idées, il nous semble que cela n’a jamais été très clairement formulé tout en étant bien ce vers quoi, à tâtons, confusément, nous nous acheminons.