Napoléon et ses maréchaux : son leadership à la lumière des théories modernes
« Un chef est un marchand d’espérance », « impossible est un mot ne pouvant être trouvé que dans le dictionnaire des fous », « le meilleur remède pour le corps est un esprit tranquille », etc. Les cours et les livres sur l’art du leadership abondent en citations de Napoléon Bonaparte, trop souvent sorties de leur contexte. L’analyse de la relation qu’il entretenait avec ses maréchaux indique toutefois un exercice du commandement plus complexe et plus ambigu.
Sans nier ses capacités militaires, son coup d’oeil et ses autres talents, la philosophie napoléonienne du leadership doit être considérée objectivement, loin des caricatures et à la lumière des études modernes, telles, entre autres, le fameux Team of Teams de Stanley Mcchrystal. De fait, son leadership souffrait de défauts intrinsèques qui l’ont empêché de façonner le sentiment d’un objectif commun avec ses maréchaux et, par là même, de leur accorder des responsabilités suffisantes lorsque cela est devenu vital, après 1809. Si les qualités de Napoléon l’ont aidé à devenir maître de l’europe entre 1798 et 1809, ses relations avec les maréchaux sont demeurées transactionnelles et dépourvues de reconnaissance sincère, d’altruisme ou de confiance, empêchant leur soutenabilité. L’année 1809 fut ainsi un tournant qui, finalement, révéla les limites du leadership napoléonien face à l’ampleur de la guerre et la démesure de l’empereur.
1798-1809 : « une extraordinaire hauteur de vue »
L’ascension de Bonaparte vers le pouvoir à partir de 1798 reposait sur sa capacité à diriger comme un maître d’échecs et à réunir autour de lui des généraux compétents grâce à sa vision, son engagement et son apparente gratitude. Au cours de cette période, une interdépendance presque parfaite reliait leurs succès respectifs. Selon Clausewitz, témoin du leadership napoléonien, le talent de Bonaparte tenait à un « sens de l’unité et une capacité de jugement élevée combinés à une extraordinaire hauteur de vue ». (1)
Un leadership visionnaire
Napoléon fit preuve d’un leadership visionnaire, grâce auquel il réussit à convaincre les hommes de le suivre dans sa destinée sans pareille. Ce fut un défi difficile pour ce roturier corse persuadé que « la compétence n’est rien sans les opportunités ». (2) Ses premiers contacts avec André Masséna témoignent de sa capacité à s’imposer devant des généraux plus expérimentés. Lors de leur première rencontre, au cours du siège de Toulon en décembre 1793, Napoléon était un capitaine qui avait certes démontré des qualités certaines en tant qu’officier d’artillerie, mais qui n’avait pas de véritable expérience sur le champ de bataille. Inversement, Masséna, de dix ans son aîné, était déjà général de division et avait remporté un considérable succès au cours de la campagne du Piémont en 1792. Par conséquent, lorsque le Directorat écarta Scherer de sa fonction de commandant en chef de l’armée d’italie, Masséna pensait lui succéder naturellement. Désavoué au profit de l’étoile montante, Masséna considéra avec suspicion l’arrivée de Napoléon, le protégé du directeur Barras, « ce mathématicien menu » ainsi qu’il l’appelait avec ironie.
Toutefois, au lieu de se sentir frustré et jaloux, Masséna fut très vite impressionné par la vision et l’engagement de Bonaparte (3). S’il n’était pas facile de convaincre un homme de la qualité de Masséna, Napoléon finit par s’imposer grâce à sa force de caractère et à ses remarquables compétences, de sorte que le premier s’exclama : « Ce bougre nous a presque fait peur ! » Là n’était que le début de son irrésistible ascension permise par un principe essentiel du leadership : l’autorité de la compétence. Pour sa part, Masséna allait faire la preuve désintéressée de l’ampleur de ses talents lors des batailles de Dego, d’arcole (1796) et, bien sûr, de Rivoli (1797).
Une capacité à s’entourer de talents
Grâce à sa vision, Napoléon eut l’occasion de choisir les bonnes personnes, étant persuadé qu’« un chef [est en fin de compte] celui qui a besoin des autres ». Il améliora sa vision en (4) exploitant l’énergie de la Révolution française. Il choisit ainsi ses généraux sur la base de leurs compétences et non en fonction de leur parcours, affirmant qu’il ne connaissait « pas d’autres titres que les titres personnels ; malheur à ceux qui n’en [avaient] aucun ». Parmi ses maréchaux, Masséna et Murat étaient des fils de commerçants, Lannes, fils de paysan et Bernadotte, un ancien couturier. Davout venait d’une famille désargentée de la petite noblesse. Seuls le talent et la fidélité comptaient pour Napoléon. Toutefois, il ne suffit pas de constituer une équipe de soldats d’élite : encore faut-il être en mesure de les tenir ensemble sur une longue période.
En effet, le futur empereur reconnaissait que « l’art le plus difficile [n’était] pas de choisir les hommes, mais de donner aux hommes qu’on a choisis toute la valeur qu’ils peuvent avoir ». Napoléon devint donc un maître de la promotion méritocratique et élabora un système de récompenses et de décorations pour ses meilleurs soldats. Il créa la Légion d’honneur, déclarant à cette occasion qu’« un soldat combattra [toujours] longuement et durement pour un bout de ruban coloré ». En ce sens, il appliqua une dynamique cruciale du commandement de mission, la gestion des grandes espérances de ses subordonnés : honneurs et prestige pour Davout ou Lannes, richesse pour Masséna et dignités pour Murat.
Un destin partagé entre 1798 et 1809
Entre 1798 et 1809, Napoléon parvint parfaitement à unir son équipe de généraux et à en tirer parti, ceux-ci devenant des figures clés dans ses plus célèbres victoires. Leur destin allait être lié à celui de l’empereur, dont le succès allait largement reposer sur leurs talents. Si Marengo avait par exemple été « le véritable couronnement du pouvoir et du régime [de Napoléon] », comme l’affirme François Furet, l’empereur était en fin de compte redevable à Desaix et à Masséna(5). Le sort de la bataille était encore incertain lorsque le général Desaix arriva à temps, faisant le sacrifice de sa vie dans l’attaque de la colonne autrichienne de Mélas qui avançait, et provoqua la panique dans le centre autrichien. S’il était arrivé aussi tard que Grouchy à Waterloo, l’issue de la bataille et, peut-être du régime entier, auraient été autrement différente (6). Contrairement au futur empereur Napoléon, le général Bonaparte a ainsi pu tirer profit des compétences de ses maréchaux en leur laissant suffisamment de latitude pour prendre l’initiative. Grâce à son génie et à son célèbre coup d’oeil, Bonaparte n’est intervenu que pour corriger ou exploiter un fait accompli. Il a dirigé comme
un maître dont les succès reposaient sur une « inattendue maîtrise ou sur l’exploitation impitoyable des bévues d’un ennemi ». Marengo (1800), Ulm (7) et Austerlitz (1805), Iéna (1806) sont la triple preuve de l’harmonie qui régnait entre Bonaparte et ses maréchaux. En 1805, Murat, cet infatigable cavalier, a fait avancer ses escadrons pour rattraper l’archiduc Ferdinand et « [l’] a poursuivi sur 160 kilomètres (dont 95 parcourus au cours des deux derniers jours) combattant sans répit ». (8) Toutefois, pour efficace qu’il semblât, le leadership de Napoléon portait dès le départ les germes de son échec final, qui allait exploser sous la démesure de son ego et l’ampleur croissante de la guerre.
Napoléon et ses maréchaux : « Je t’aime, moi non plus »
Dans son ouvrage Team of Teams, Stanley Mcchrystal affirme que l’une des clés du succès en matière de leadership tient au fait de créer une conscience commune, basée sur la confiance, la pensée critique et le développement des subordonnés (9). Si Napoléon était parvenu à constituer une équipe fiable et bien intentionnée ou à créer le sentiment d’un objectif commun avec ses maréchaux, il aurait peut-être conservé son pouvoir. Mais il a cyniquement lié le destin de ses maréchaux à son propre prestige dans une relation ambiguë de « je t’aime, moi non plus ». Les défauts de son leadership ont empêché Napoléon de constituer une équipe de maréchaux efficace à laquelle il puisse se fier de manière répétée au cours des années.
Leadership transactionnel entaché par un manque de sincérité manipulatoire
Si Napoléon faisait preuve de gratitude, son comportement était, la plupart du temps, dépourvu de sincérité. Sa philosophie de leadership reposait sur la conviction profonde qu’« un homme combattra plus pour ses intérêts que pour ses droits ». Les théoriciens modernes allaient donc définir son leadership comme purement transactionnel, basé sur la « relation entre le chef et ses partisans visant à satisfaire des intérêts personnels ». (10) Sur le spectre du leadership, le sien, de nature transactionnelle, reposait sur deux piliers : la récompense de circonstance (« un accord ou un contrat implicite définissant les attentes de toutes les parties ») et la gestion par exception sous une forme active (les chefs surveillent activement leurs partisans pour identifier les déviations des standards sous la forme d’erreurs et entreprendre une action corrective si nécessaire) (11). Le leadership transactionnel n’est pas nécessairement mauvais en soi, mais il était associé chez Napoléon à ce que Greg Kunkel qualifie d’insincérité manipulatrice (12). Son leadership ne pouvait donc pas être constructif et viable. Unefoisdeplus, l’exempledemasséna est très éloquent. Comme précédemment évoqué, Masséna « n’a jamais été un partisan enthousiaste de l’homme qui allait devenir Napoléon Ier » et ce dernier (13) a dû gérer les conflits pour le garder sous contrôle. Lorsque Masséna vota contre le consulat à vie en août 1802 et qu’il exprima des inquiétudes au sujet de l’empire, Napoléon le remit dans les rangs en lui accordant son bâton de maréchal le 19 mai 1804. Comme l’explique Paul Bondois, « Masséna accepta sans difficulté et, à partir de ce jour-là, il suivit Napoléon et resta avec lui, parfois désapprobateur, souvent rebelle, mais toujours respectueux ». De la même manière, lorsque Masséna exprima sa frustration lorsqu’il ne fut pas fait appel à lui au cours de la Quatrième Coalition, Napoléon lui accorda le titre de duc de Rivoli en août 1808. Enfin, lorsque Masséna, affaibli par la maladie et les années de guerre, ne montra guère d’enthousiasme après sa nomination à la tête de l’armée d’invasion du Portugal en avril 1810, Napoléon le gratifia pour le convaincre du « plus grand titre de l’empire » : prince d’essling.
Par ailleurs, « le leadership basé sur les récompenses de circonstance peut nuire au travail d’équipe si trop d’importance est accordée à la gratification individuelle extrinsèque ». (14) C’est ainsi qu’une folle concurrence
s’est rapidement fait sentir parmi les maréchaux de Napoléon. Au cours de la campagne d’iéna, en 1806, Bernadotte ne vint pas en aide à Davout qui combattit désespérément en infériorité numérique à Auerstedt : « Alors qu’il pouvait entendre le rugissement du combat de Davout derrière lui, Bernadotte ignora l’appel à l’aide. » Cette défection (15) illustre bien les limites du leadership transactionnel basé sur des récompenses contingentes : « Pour expliquer l’abstention du 1er Corps, le 14 octobre, aussi bien à Auerstedt qu’à Iéna, [un spécialiste suisse écrit] que Bernadotte a refusé de venir en aide à Davout, autant par jalousie que pour ne pas se soumettre aux ordres d’un collègue qui n’avait pas d’autorité sur lui. Par ailleurs, il avait exploité les ordres ambigus du fait d’une rancune personnelle contre Napoléon. » (16)
Au service de sa propre ambition
L’analyse de la relation entre Napoléon et ses maréchaux révèle clairement l’interaction ambiguë des forces. En effet, Napoléon s’estimait plus important que ses maréchaux qui étaient principalement réduits à « servir sa propre ambition ». Son manque (17) de sincérité pouvait aller jusqu’aux mensonges, comme lorsqu’il s’est fait représenter en train de prendre le pont de Lodi le 9 mai 1796. Si c’est bien le (18) plan de Napoléon qui déjoua les manoeuvres des Autrichiens, c’est Masséna qui dirigea l’avant-garde et prit le pont pour renverser l’arrière-garde de Beaulieu. Toutefois, comme l’explique Bondois, voulant attiser l’imagination des Français, Napoléon décida d’apparaître sur les gravures populaires aux côtés de Berthier, son chef d’état-major, prenant le pont de Lodi. Napoléon ne pouvait pas se passer d’hommes aussi utiles et compétents que Masséna, mais il ne pouvait pas accepter que ce dernier fasse de l’ombre à son propre prestige. Il s’est donc continuellement efforcé de maintenir une réputation égale à la sienne. Après Rivoli, le 13 janvier 1797, le prestige de Masséna a égalé celui de Moreau ou de Napoléon luimême. Devenu important, il a vu son nom évoqué un certain temps comme potentiel directeur pour remplacer Lazare Carnot. Mais Masséna était loin d’être un saint. Au contraire, il pouvait se rendre coupable de pillage et a souvent été dépossédé de ses différentes fonctions pour des affaires d’argent. En contraste, Bonaparte, resté incorruptible durant toute la campagne en Italie, « a encouragé son entourage à s’enrichir, rendant ainsi son intégrité plus retentissante ». Il a donc exploité en secret et (19) indirectement les démons intérieurs de Masséna afin de garder son maréchal sous contrôle. Mais Masséna s’est systématiquement relevé de son échec et a de nouveau accru son prestige avec la bataille d’essling en 1809. Ainsi, lorsque Napoléon le nomme finalement à la tête de l’armée d’espagne en 1810, Howard y voit un sacrifice du zèle de Masséna sur l’autel de la jalousie de Napoléon envers son maréchal devant les lignes de Torres Vedra .
(20) Napoléon n’a donc pas compris que le leadership doit apprendre à valoriser et à influencer les individus, ce qui requiert trois qualités : gratitude sincère, altruisme et confiance. Sun Tsu expliquait que « si l’on traite les gens avec bienveillance et justesse et qu’on leur fait confiance, l’armée sera unie en esprit et tous seront heureux de servir leurs chefs ». Amy Edmonson (21) affirme que « les grandes équipes sont faites d’individus ayant appris à se faire confiance les uns les autres, [qui ont] découvert les forces et les faiblesses de chacun ». Inversement, Napoléon a manipulé les intérêts et les faiblesses de ses maréchaux, les empêchant d’agir « comme un tout coordonné ». Il n’a (22) pas fait preuve de bonté, excepté peutêtre envers le maréchal Lannes qui a probablement été son seul ami fidèle. Une telle philosophie de leadership ne pouvait pas être durable, notamment lorsque la guerre a gagné en complexité. En germination dès 1795, les limites de son leadership ne sont véritablement devenues visibles qu’après 1809. L’empereur n’ayant pas permis cette conscience commune entre 1798 et 1809, il n’a pu récolter « les bénéfices d’un nécessaire niveau d’exécution décentralisé et subsidiaire » face à l’ampleur de la (23) guerre.
Après 1809, l’ampleur de la guerre révèle les limites de son leadership
Ce qui fonctionnait au temps du général Bonaparte se révéla insuffisant pour l’empereur Napoléon. Ce dernier ne parvint pas à adapter son commandement pour acquérir la seconde clé du succès décrite par Mcchrystal : l’exécution subsidiaire, conçue comme « un système radicalement décentralisé pour pousser l’autorité [au-delà] des limites de l’organisation ». L’année 1809
(24) fut donc le tournant où le commandement de mission excessivement centralisé de Napoléon et sa démesure
entravèrent ses compétences militaires. Selon William R. Nester dans Titan, « Napoléon se montrait de moins en moins capable d’autocontrôle ».
(25) Les événements au cours de la guerre péninsulaire et de la campagne en Russie témoignent le mieux des échecs de son leadership.
Un commandement qui ne pouvait pas durer
Le leadership de Napoléon ne sut pas s’adapter à la complexité de la guerre ni à l’échec aussi bien des maréchaux que de lui-même. Par ailleurs, le faste de Bonaparte consuma lentement le talent de ses généraux, qui devinrent progressivement beaucoup trop dépendants et incapables (ou dépourvus du désir) de prendre les bonnes initiatives. L’excès de centralisation entrava par la suite le processus de prise de décision. En mars 1809, Berthier illustra parfaitement la paralysie des maréchaux attendant la décision de leur chef lorsqu’ils progressaient vers le Danube. Il se montra dépourvu de compétences pour correctement gérer la situation et laissa la Grande Armée tomber dans une confusion totale. Comme l’explique John H. Gill, « l’armée française était ainsi démoralisée, désorganisée et vulnérable lorsque Napoléon descendit de sa calèche ». (26) De la même manière, l’absence du sentiment d’un objectif commun pouvait conduire à l’inefficacité et générer des luttes intestines entre les maréchaux en l’absence de Napoléon. La guerre péninsulaire est une preuve indéniable de la dépendance des maréchaux envers Bonaparte. Fin 1808, « Napoléon avait vaincu trois armées espagnoles sur son chemin vers Madrid et mis en déroute une quatrième à l’extérieur de la capitale (…) [mais] il a laissé derrière lui un véritable imbroglio espagnol ». Dès qu’il a quitté la péninsule, la situation s’est aggravée, car « ses maréchaux et généraux, à l’exception de quelques-uns, n’ont su être à la hauteur de la mission qui leur avait été confiée », car ils n’avaient pas créé plus tôt le sentiment d’un objectif commun (27). Wellington disait que « [la présence de Napoléon] sur le champ de bataille valait celle de quarante mille hommes ». (28) Toutefois, une organisation dont le succès repose sur les épaules d’un seul homme est tôt ou tard condamnée à l’échec. Napoléon allait finir par perdre la guerre péninsulaire, déclenchant un cycle fatal pour l’avenir de l’empire.
Un système de centralisation minant l’initiative de ses subordonnés
Par ailleurs, un commandement centralisé perd de son efficacité au fur et à mesure que croît l’ampleur de la guerre. Il est vrai que la plupart des chefs-d’oeuvre de Napoléon sont restés à une échelle raisonnable. À Marengo (1800), il commanda 28200 soldats français, pour passer, ultérieurement, à 73200 hommes à Austerlitz (1805), 56000 à Iéna et 26 000 à Auerstedt (1806). Toutefois, à partir de 1809, l’ampleur de la guerre changea d’échelle et d’intensité. À Wagram (1809), la Grande Armée comptait 160000 soldats. Lors de la bataille des Nations à Leipzig (1813), 177 500 soldats de l’empire affrontèrent une coalition de 360 000 hommes (29). La campagne de Russie illustre parfaitement l’amplitude de la guerre : 650000 hommes suivirent Napoléon en Russie. Pourtant, ce dernier n’adapta pas son commandement de mission, comme l’explique Mikaberidze : « Bien que la Grande Armée ait été divisée en trois groupes, les axes central et droit n’avaient guère d’autonomie et furent étroitement contrôlés par l’empereur, qui, en dépit de l’important volume de ses forces et de l’étendue du théâtre de guerre (ses forces étaient dispersées sur près de 450 km) sur lequel il allait opérer, resta fidèle à son principe d’unité du commandement ». Une fois de plus, une telle (30) philosophie du leadership était non soutenable et se révéla vulnérable devant toute faille individuelle. Au début de la campagne de Russie, Napoléon avait par exemple l’occasion d’écraser Piotr Bagration pendant sa retraite à Smolensk, mais Jérôme et Davout ne parvinrent pas à l’intercepter du fait d’un manque de coordination et d’initiative. Comme l’explique Mikaberidze, « si la responsabilité en revient en partie aux commandants, individuellement, Napoléon en était également coupable (…). Son système de centralisation a en effet miné l’initiative de ses subordonnés ». Autrement dit, Napoléon ne (31) s’est pas préoccupé du sentiment d’estime de soi de ses maréchaux. C’est ainsi que son leadership s’écroula après 1809 du fait de son incapacité à insuffler le sentiment d’un objectif commun et de déléguer à ses maréchaux au bon niveau. Cela ne fut
pas le résultat d’un changement abrupt, mais l’aboutissement d’une tendance perceptible dès le départ. De manière significative, Napoléon ne parvint pas à transformer ses partisans, il n’« éleva pas leurs attentes en inspirant la collaboration et les efforts collectifs vers une vision exigeante ». Au contraire, il manipula leurs attentes, inspirant de plus en plus la peur et de moins en moins l’admiration, et ne créa pas une conscience commune qui aurait permis à ses maréchaux d’atteindre leur véritable potentiel. Autrement dit, il a agi comme un maître d’échecs là où il aurait dû être « un jardinier qui rende les choses possibles plutôt que de les diriger ». L’un des plus grands observateurs (32) des campagnes napoléoniennes, Helmuth Karl Bernhard von Moltke, allait s’évertuer à remédier à cela en créant ce qui allait devenir le fameux principe allemand de la guerre décentralisée : l’auftragstaktik (33). Pour résumer, cet article ne vise ni à dénigrer Napoléon pour ses erreurs, ni à idéaliser naïvement ses succès. Si l’auteur admet qu’il pourrait être hasardeux et anachronique d’appliquer des théories modernes à la philosophie de leadership de Napoléon, l’analyse de sa relation avec ses maréchaux est néanmoins pertinente pour mettre en lumière les défauts ancrés qui l’ont conduit à la démesure, l’empêchant de créer les conditions d’un succès durable. Le leadership napoléonien était en effet purement transactionnel, accablé par un manque de sincérité manipulatoire et une incapacité à insuffler le sentiment d’un même objectif. En dépit du fait que son couronnement eut lieu en 1804, la fin de l’année 1809 fut comme un tournant crucial : face à la nouvelle ampleur de la guerre, non seulement Napoléon ne sut pas adapter son commandement de mission à la guerre péninsulaire et à la campagne de Russie, mais il mina l’initiative de ses maréchaux. Cette expérience témoigne du fait que, quel que soit le talent d’un grand capitaine, un leadership réussi est nécessairement collectif, situationnel et inspirant à long terme.