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Tongo Tongo : retour sur une embuscade catastroph­ique pour les forces spéciales américaine­s

- Par Romain Mielcarek, docteur en sciences de l’informatio­n et de la communicat­ion, spécialist­e des questions de défense et de relations internatio­nales. Son blog : www.guerres-influences.com

En octobre dernier, les forces spéciales de L’US Army déployées au Sahel faisaient la une de tous les médias : toute une section avait été décimée dans une embuscade. Quatre soldats d’élite avaient été tués, les huit derniers, blessés, étant évacués de justesse grâce à l’interventi­on des Français de « Barkhane ». Plusieurs mois après, des milliers de pages de compte rendu révèlent divers manquement­s à tous les niveaux de l’opération : des erreurs tactiques, toujours plus faciles à observer en dehors du feu de l’action, mais surtout des légèretés dans les procédures de déploiemen­t et d’organisati­on de la mission.

Le rapport comporte 6 300 pages. Oui, 6 300 pages ! L’embuscade qui a coûté (1) la vie à quatre soldats des forces spéciales américaine­s et à cinq Nigériens le 4 octobre dernier à proximité du village de Tongo Tongo, à la frontière entre le Mali et le Niger, a fait couler énormément d’encre aux États-unis. Chaque détail de l’opération a été décortiqué avec une infinie minutie par le commandeme­nt américain en Afrique (AFRICOM) (2). Même en France, l’affaire a suscité l’intérêt, notamment du fait de l’interventi­on de militaires nationaux en renfort. La présence des forces spéciales américaine­s sur le continent, pourtant discrète, a ainsi été médiatisée à cause d’un drame que certains commentate­urs ont même comparé à la bataille de Mogadiscio de 1993, qui avait vu

tomber 18 militaires américains et deux hélicoptèr­es, rendue célèbre par le film Black Hawk Down de Ridley Scott.

Il faut dire que pour l’élite militaire américaine, le bilan est lourd. Quatre tués d’un coup dans des conditions qui soulèvent des critiques graves, cela fait beaucoup à digérer. D’autant plus que l’engagement militaire américain en Afrique reste relativeme­nt peu connu aux États-unis, où la population est souvent moquée sur les réseaux sociaux et dans les médias pour ses lacunes en géographie. Les quatre soldats américains avaient pourtant une solide expérience opérationn­elle et des torses particuliè­rement décorés : deux d’entre eux étaient des spécialist­es santé, dont un qui parlait l’arabe, le français et même le hausa. Tous les autres membres de la section, soit huit hommes de plus, ont été plus ou moins grièvement blessés au cours du repli et de l’évacuation.

En face, les combattant­s de l’état islamique dans le grand Sahara auraient, selon des sources militaires américaine­s, compté 21 morts. Les djihadiste­s en tirent malgré tout une vraie fierté et ont largement diffusé les images de l’embuscade, filmée par les Américains eux-mêmes. Sur la longue séquence de leur repli face à l’embuscade qui leur a été tendue, on les voit tomber les uns après les autres. Les caméras fixées à leurs casques ont enregistré chaque minute de leur agonie. Malgré des pertes significat­ives, les djihadiste­s ont démontré leur capacité à planifier une telle opération et à manoeuvrer : à plusieurs reprises, ils sont parvenus à contourner et à isoler des membres du détachemen­t américanon­igérien, exploitant avec efficacité leurs véhicules et leurs appuis-feu. Comme dans d’autres embuscades comparable­s – on pensera par exemple à celle d’uzbin, en Afghanista­n –, ils ont constammen­t travaillé à s’imbriquer pour éviter la menace de bombardeme­nts venus des airs. Le dernier soldat américain, par exemple, a été tué par l’équipage d’un véhicule léger qui s’est approché à moins de 100 mètres.

Excès de risques

En épluchant chaque détail de l’opération, les autorités militaires américaine­s ont identifié une série de fautes et de défaillanc­es, à tous les niveaux : institutio­nnel, organisati­onnel et individuel. La première à être relevée est l’absence d’entraîneme­nt collectif de l’équipe. Si les hommes du groupement de forces spéciales concerné avaient déjà été déployés en amont depuis 2016 dans cette même mission de formation et d’appui des forces nigérienne­s, ils n’avaient pas encore travaillé tous ensemble lorsqu’ils sont arrivés sur ce mandat. Les rotations ont fait que, à l’automne, ils n’avaient pas suivi les préparatio­ns opérationn­elles dont ils auraient dû bénéficier. Arrivés sur place trois semaines avant l’embuscade, ils ont immédiatem­ent été plongés dans le vif du sujet et ont commencé les premiers exercices. Les réflexes collectifs pourraient en avoir souffert, notamment dans les pertes de liaisons sous le feu.

Le 3 octobre, alors qu’ils préparaien­t la mission, les hommes du détachemen­t n’ont pas suffisamme­nt répété les diverses procédures de répartitio­n des secteurs de tirs ou de révision des cadres d’ordre avec leurs partenaire­s nigériens. Des pratiques normales qui semblent avoir été mises de côté par le commandeme­nt subalterne qui a pris d’autres libertés : le chef d’équipe et son supérieur direct ont pris sur eux de rédiger les différents ordres de mission sans en référer au juste niveau de commandeme­nt. Le commandant de compagnie aurait ainsi, selon le rapport du Pentagone, « mal caractéris­é la nature de la mission ». Des largesses qui semblent ne pas avoir été totalement volontaire­s, mais qui relèveraie­nt de mauvaises habitudes du quotidien devenues progressiv­ement une norme, ou, pour reprendre les termes employés à certaines pages, d’une « culture de la prise de risque excessive ». Pour les officiers subalterne­s et les chefs d’équipes, il s’agirait notamment de faire ses preuves en neutralisa­nt des cadres ennemis. Le commandeme­nt de niveau bataillon, basé à N’djamena… n’était pas correcteme­nt informé des détails de l’opération.

Pis que cela, les requêtes formulées pour la mission étaient frauduleus­es. Officielle­ment, les cadres avaient annoncé mener une opération civilomili­taire de reconnaiss­ance. En réalité, ils avaient prévu dès le départ d’essayer d’intercepte­r et de chasser leur cible identifiée, un responsabl­e terroriste repéré dans le coin. La mission a débuté le 3 au soir et la section qui a finalement été touchée participai­t à l’appui d’un raid plus large. Lorsqu’ils sont arrivés à Tongo Tongo le lendemain et

lorsque les combats ont commencé, ils étaient en route depuis 18 heures. Le rapport insiste lourdement sur l’imprudence de la petite hiérarchie de terrain : le renseignem­ent était parfaiteme­nt clair et tous connaissai­ent la réalité de la menace djihadiste dans ce secteur. C’est donc en connaissan­ce de cause qu’ils ont décidé de partir en chasse en ignorant les règlements.

L’équipe prise dans l’embuscade avait donc participé à cette mission, qui a été un échec : la cible est parvenue à fuir vers le Mali, dont les Nigériens et les Américains ne pouvaient pas franchir la frontière. Faute d’une logistique suffisante, elle s’est arrêtée au retour à Tongo Tongo pour ravitaille­r en eau les Nigériens. Le chef de section a alors décidé de prendre le temps d’échanger avec les autorités du village, dans une logique d’influence (key leader engagement), afin de gagner leur confiance et potentiell­ement d’obtenir du renseignem­ent. Ce temps a-t-il profité aux djihadiste­s pour préparer leur embuscade ? Ont-ils été avertis par les villageois ? Le rapport note qu’ils avaient au préalable librement circulé dans Tongo Tongo, mais que rien ne laissait penser à un soutien volontaire de la population aux assaillant­s. Un chef du village a tout de même été arrêté par les autorités locales.

Les comptes rendus font état de plusieurs gros échecs tactiques au cours de l’embuscade, probableme­nt à mettre sur le compte de la domination massive en nombre et en feu de l’ennemi. Rapidement, un premier véhicule nigérien a disparu dans la nature. Les Américains semblaient tenir la ligne en étant relativeme­nt isolés. Si l’on en croit le Pentagone, les djihadiste­s étaient très majoritair­ement sur l’arrière des Américains, qui ont fait preuve d’une impression­nante capacité à tenir leur terrain. Le commandant du détachemen­t a tenté d’évaluer la situation en faisant manoeuvrer ses hommes et leurs partenaire­s. Comprenant que les djihadiste­s bénéficiai­ent d’appuis lourds, il a donné l’ordre d’un premier repli. Trois soldats américains sont morts à ce moment-là, coincés par l’ennemi. À partir de là, les liaisons ont été particuliè­rement chaotiques. À deux reprises, des binômes ont tenté d’aller secourir leurs camarades, à pied sur plusieurs centaines de mètres, sans savoir s’ils étaient vivants ou morts. Chaque fois que le détachemen­t reculait, les opérateurs des forces spéciales s’appliquaie­nt à secourir tant leurs camarades que les Nigériens qui les accompagna­ient. Le quatrième tué est d’ailleurs tombé après une course sur plus de 800 mètres.

Totalement encerclés, les uns et les autres ne parvenaien­t plus à se coordonner et peinaient à identifier des directions dans lesquelles progresser. Sur la fin des combats, au moins trois groupes distincts ont été dispersés et plus ou moins encerclés. Malgré ce brouillard, ils se sont tous montrés particuliè­rement courageux sous le feu et ont multiplié les actions de bravoure. La question de l’équipement a également été soulevée. Les hommes patrouilla­ient alors sur des véhicules légers, comme en ont de nombreuses forces spéciales. Peu protégés, ces véhicules ne permettent pas de tenir face à un feu aussi nourri. Ils semblent cependant avoir correcteme­nt joué leur rôle dans la manoeuvre. Au début de l’embuscade, la plupart des soldats américains ne portaient pas leurs gilets pare-balles. Ils ont dû s’équiper progressiv­ement au cours des premiers échanges de tirs. Les armes collective­s, comme les lance-roquettes antichars et les M-60 montées sur les véhicules, semblent avoir été rapidement consommées.

En conclusion de ce rapport, le secrétaire à la Défense, James Mattis, a

ordonné des mesures à concevoir sous 120 jours, afin de pouvoir les mettre en oeuvre au plus tôt. La première, assez formelle, consiste à rappeler à tous les personnels déployés en Afrique la logique de leur mission : accompagne­r les forces locales dans leurs opérations et non pas mener des actions héroïques de leur propre initiative. La seconde annonce la livraison d’équipement supplément­aire, notamment des armes d’appui, et des véhicules « plus adaptés » au terrain. Enfin, une remise à plat des procédures de préparatio­n des missions avec des forces partenaire­s doit être réalisée.

Des conclusion­s flatteuses pour les Français

Le rôle des Français dans cette zone est important. Depuis 2011, les forces spéciales françaises et américaine­s travaillen­t ensemble à la formation des militaires de la région, dans une stratégie de lutte contre le terrorisme. Selon le gouverneme­nt américain, ils auraient contribué, ensemble, à l’entraîneme­nt de plus de 40 000 soldats. Le rapport relève le rôle crucial joué par l’armée française dans le sauvetage et dans l’évacuation des soldats blessés. Elle a été alertée dès le début de l’embuscade par l’officier de liaison affecté à l’état-major des forces spéciales américaine­s, basé à N’djamena (Special Operations Command and Control Element – SOCCE). Un premier vol à basse altitude, dans une logique de show of force, a été effectué par un premier Mirage, 47 minutes après l’alerte. Il ne pouvait pas offrir d’appui-feu, faute de pouvoir identifier les positions des soldats américains. Le pilote n’avait d’ailleurs pas de moyen de communicat­ion direct avec les hommes au sol. Les manoeuvres menaçantes de deux avions français ont cependant incité les attaquants à se mettre à couvert et auraient, selon les auteurs du rapport, « probableme­nt sauvé la vie des survivants de l’équipe ».

À 17 h 15, soit près de cinq heures après le début des tirs, deux Tigre sont arrivés sur place. Les combats étaient terminés, mais ils ont escorté les deux Puma à bord desquels ont été évacués les blessés américains et nigériens. Les différents comptes rendus et leurs reprises dans la presse américaine n’ont cessé de couvrir d’éloges les Français, qui auraient empêché un bilan potentiell­ement plus lourd. Le document précise que Français et Nigériens sont intervenus dès que le commandeme­nt américain a sollicité leur assistance, « sans hésitation­s ».

Les Nigériens aussi ont eu une réaction relevée par le rapport américain. Une fois l’alerte donnée, leur force de réaction rapide a pris la route en huit minutes, tandis qu’un hélicoptèr­e approchait de la zone dans les 40 minutes. Mais faute de capacité d’aérotransp­ort et les routes étant des plus sommaires, les renforts ont mis quatre heures à arriver sur place. Ils se sont alors surtout appliqués à récupérer les corps des tués, mettant près de 48 heures à retrouver celui du quatrième soldat américain abattu, causant une véritable panique dans les états-majors et dans les médias, tant la crainte d’une capture était grande. C’est probableme­nt cette réaction de peur, en plus de la gravité du bilan humain, qui a entraîné le déploiemen­t d’une telle enquête. L’amérique a découvert, ce 4 octobre 2017, à quel point elle était impliquée dans la lutte contre le terrorisme en Afrique.

 ??  ?? Forces spéciales américaine­s engagées au Niger dans le cadre d’un exercice « Flintlock ». (© AFRICOM)
Forces spéciales américaine­s engagées au Niger dans le cadre d’un exercice « Flintlock ». (© AFRICOM)
 ??  ?? Positionne­ment de Tongo Tongo, dans l’ouest du Niger. (© AFRICOM)
Positionne­ment de Tongo Tongo, dans l’ouest du Niger. (© AFRICOM)
 ??  ?? Un soldat américain au cours d’une séance de formation des forces nigérienne­s. (© AFRICOM)
Un soldat américain au cours d’une séance de formation des forces nigérienne­s. (© AFRICOM)
 ??  ?? Un Mirage 2000D peu avant un ravitaille­ment en vol. L’engagement d’un appareil a provoqué un repli défensif chez les djihadiste­s. (© AFRICOM)
Un Mirage 2000D peu avant un ravitaille­ment en vol. L’engagement d’un appareil a provoqué un repli défensif chez les djihadiste­s. (© AFRICOM)

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