Du bon usage des imaginaires pour l’innovation de défense : l’exemple du combattant débarqué
Au-delà de leur aspect ludique, les imaginaires populaires (films ou romans de science-fiction, par exemple) peuvent également se révéler d’excellents laboratoires pour projeter des visions crédibles du futur. Libérés de certaines contraintes du réel, mais devant nécessairement se montrer crédibles pour convaincre le lecteur/spectateur, ils couvrent des évolutions probables selon un spectre très large, évitant ainsi en partie l’écueil d’une prospective qui ne serait qu’extrapolations linéaires du présent.
On objectera avec raison qu’aucune technique n’autorise à distinguer avec certitude les bonnes prédictions des fantasmes. Nous croyons cependant que la comparaison et la mise en ordre d’imaginaires per- mettent de proposer quelques futurs raisonnables, sous la forme d’hypothèses crédibles. D’abord, parce que les visions de l’avenir ont un impact sur la manière de le construire. Ensuite, parce que ces fictions sont un outil d’innovation pertinent en permettant
de tester des hypothèses sur l’usage ou les risques de nouvelles techniques ou pratiques. C’est cette seconde piste que nous explorons ici, en nous appuyant sur une collecte de 289 oeuvres de fiction relatives aux combattants embarqués et en suivant une analyse en trois étapes : les technologies, les risques et les interactions. Par cette démarche, notre objectif est de démontrer que ces oeuvres ont une valeur en
tant qu’outil réflexif pour accompagner l’innovation de défense.
Un soldat augmenté : quand préoccupations anciennes et imaginaires se répondent
Une première exploitation de notre base de données s’est attachée à identifier les différentes façons dont les combattants sont « augmentés » (1), que ce soit par la technologie ou la « physiologie » (amélioration des capacités physiques et cognitives du combattant). Voler arrive largement en tête des augmentations. C’est un élément classique des projections de mobilité, en témoignent les imaginaires et les projets de voitures volantes, presque aussi anciens que les voitures ellesmêmes (2). Si le vol individuel pour le combattant, un projet datant du début des années 1950 (3), ne paraît pas envisageable à court terme, le sujet revient régulièrement, à l’instar des prototypes de Flyboard Air de la société française Zapata Racing qui a récemment attiré l’attention de la DARPA américaine et des forces spéciales françaises.
Dans le trio de tête des préoccupations des imaginaires viennent ensuite les capacités à sauter très haut (un quasi-vol) et à se camoufler. L’invisibilité s’ancre également dans une mythologie ancienne qui pourrait, elle aussi, se concrétiser – partiellement – à moyen terme (4). Des travaux développent depuis plusieurs années
(5) des métasurfaces diélectriques permettant de rendre invisibles leurs porteurs (robot, drone, véhicule, voire combattant) à certaines longueurs d’onde (jusqu’à 70% d’absorption pour les ondes radars, même la lumière visible est concernée). Des projets de camouflage s’appuyant sur ces découvertes sont déjà relativement aboutis comme le Quantum Stealth de la société canadienne Hyperstealth, dont des prototypes ont été présentés en 2016 (6).
La recherche d’augmentation de la force est également récurrente (grâce, notamment, à de performants exosquelettes), immédiatement suivie de l’accroissement de l’agilité et de la vision. Il s’agit de compenser les limites physiques et physiologiques de l’homme au combat. Prenons simplement l’exemple de la fatigue. Une étude menée pendant 20 jours sur des unités d’artillerie de L’US Army a montré que celles disposant de sept heures de sommeil quotidien avaient une efficacité très proche de 100%. En revanche, celles qui ne dormaient que quatre heures perdaient 15% d’efficacité et devenaient même dangereuses (7). D’où l’intérêt ancien pour la psychopharmacologie : caféine et cocaïne au départ, puis amphétamines et modafinil (qui permettrait de rester en alerte 40 heures) afin de maintenir le soldat éveillé. Cette approche – et les risques qu’elle induit – apparaît aussi régulièrement dans les imaginaires. Les mercenaires du comic américain Nash (1999), qui prennent régulièrement de la drogue, sont fuis par les populations civiles qui craignent leur impulsivité après injection.
De nouvelles vulnérabilités
Certaines fictions sont encore plus intéressantes, car elles invitent à regarder l’envers des innovations,
en pointant du doigt leurs vulnérabilités et en proposant une description fine des usages. On ne parle pas de « voler » en général, mais de découvrir un mode d’emploi d’exosquelette en pleine bataille, situation particulièrement dangereuse (cf. le running gag au début du film Edge of Tomorrow, 2014). Dans notre corpus, la vulnérabilité la plus représentée consiste à détruire les « augmentations » d’un ennemi grâce à une impulsion électromagnétique ou à une surcharge électrique. On en trouve un bel exemple dans le film Pacific Rim (2013) où un Kaiju « électrocute » un Jaeger et fait écho aux développements actuels d’armes électromagnétiques non nucléaires (e-bomb). Les deux autres vulnérabilités les plus évoquées sont, dans l’ordre, le défaut d’énergie et le hacking.
Sur ce dernier point, les séries Appleseed (1985) et Ghost in the Shell (1989) étaient très en avance. Presque tous les combats de ces deux productions japonaises comportent du hacking. L’héroïne de Ghost in the Shell peut se connecter physiquement à tout système informatique et «plonger» dans ses entrailles. Dans Ghost in the Shell: The New Movie (2015), la vue d’un tireur ennemi est piratée pour l’empêcher de viser correctement. Cela rejoint parfaitement les préoccupations des militaires qui, lorsqu’il s’agit d’évoquer l’environnement opérationnel futur et en s’appuyant sur les retours d’expérience des conflits actuels (Ukraine, en particulier), estiment souvent que tout combat sera précédé d’une phase de «conquête» de l’environnement électromagnétique et cyber (8). Le film Kill Command (2016) offre quant à lui une lecture critique des risques cyber liés à l’usage de composants électroniques étrangers (9). On y voit un soustraitant industriel se connecter au fusil d’un sniper, obtenir l’accès au software et le débrancher. La décision prise par le Pentagone en mai 2018 de suspendre l’acquisition et l’utilisation de drones commerciaux à cause des questions de sécurité opérationnelle s’inscrit tout à fait dans ce cadre (10).
Face à la tentation cybernétique, la force du guerrier analogique ?
Dans les imaginaires, les combattants ayant subi d’importantes augmentations ont souvent tendance à se reposer abusivement sur elles et à oublier les fondamentaux du combat. Dans Ghost in the Shell (1989), le seul personnage majeur de cette série « dont le corps n’est pas sous garantie », Togusa, réussit à égaler au combat nombre de ses camarades augmentés ou même totalement cyborgs. Appleseed offre aussi la vision d’une héroïne humaine, Deunan Knute, qui dispose d’une expérience telle qu’elle est en mesure de prendre le dessus dans ses combats avec des cyborgs, en particulier par la ruse. Dans une scène du film Appleseed Ex Machina (2007), elle aveugle des preneurs d’otages avec une grenade, ce qui lui permet de sauver les captifs. On est donc loin de la vision caricaturale d’une suprématie des machines.
Ces imaginaires remettent en question le concept de supériorité technologique. La clé du combat est peutêtre avant tout la maîtrise tactique, individuelle et collective. Ainsi, il est souvent dit que la diffusion des technologies duales amenuise la supériorité des (11) armées régulières. Pourtant, comme le montrent ces exemples, la propagation
de savoir-faire tactiques vers et entre les groupes irréguliers est une menace tout aussi sérieuse : « L’élément le plus novateur de ces dernières années réside plutôt dans l’élargissement de la capacité à produire des soldats. » Les groupes (12) non étatiques disposent, de plus, d’une capacité d’adaptation permanente leur permettant d’intégrer plus rapidement à leurs modes d’action les technologies disponibles, à l’instar du drone. Enfin, les imaginaires nous invitent à envisager un avenir « analogique » du combattant : moins dépendant des technologies et moins détectable du fait de son faible « rayonnement » électromagnétique. Le futur du soldat est sans doute aussi low-tech (13). Enfin, les imaginaires peuvent offrir des cas concrets pour réfléchir sur la distance entre la représentation virtuelle de la guerre au sol, ou près du sol, et sa réalité actuelle et future. Trop souvent (14), les équipements militaires sont envisagés en dehors de tout combat rapproché. Or, cette vision de la guerre « stand off » et de haute technologique est probablement une « banqueroute » (15), à cause de son coût, et parce qu’elle ne suffit pas pour traduire une victoire militaire en règlement politique favorable (à la fin, il faut aller au sol).
Un outil d’étude des interactions
Le troisième niveau d’analyse que nous proposons porte sur les interactions. C’est dans ce domaine que la créativité des imaginaires est peut-être la plus exploitable dans une logique d’innovation opérationnelle. Nous proposons de l’aborder ici au travers de trois grandes catégories : le combattant débarqué et son équipement, la gestion de l’information et de la communication et la collaboration du combattant avec son écosystème.
Les personnages de fictions ont à leur disposition des armes très diverses, allant du laser à la manipulation mentale. Pour être réalistes, ces équipements, parfois fantastiques, doivent décrire avec force détails
leurs interactions avec l’humain. C’est une matière très riche, notamment concernant les usages et l’ergonomie physique et cognitive. Dans une scène de Kill Command, un sniper équipé de lentilles de vue connectées voit ce que filme l’optique de son fusil. Cela lui permet de se cacher derrière un muret, d’y poser son arme, et de tirer sans avoir à exposer sa tête.
Dans le film Spider-man: Homecoming (2017), l’homme-araignée porte une combinaison n’offrant pas moins de huit cents options de tir. Pour s’y retrouver, une vision «tête haute » offre en surimpression la possibilité de sélectionner directement avec ses doigts le type de tir souhaité. Mais l’usage de l’interface est laborieux, car le nombre de possibilités offertes est démesuré et le héros doit regarder ses mains pour procéder au choix.
Ce contre-exemple invite le spectateur à se poser la question de ce qui pourrait être intelligemment déporté sur les mains ou les avant-bras. En situation de stress, l’intuitivité du système est impérative. Or ce n’est pas toujours le cas pour les équipements actuels comme les systèmes numérisés : « C’est leur manque flagrant de convivialité ainsi que leur rigidité qui rebutent le plus les utilisateurs, habitués à jongler avec aisance avec la numérisation civile, Internet, le chat, l’envoi de SMS ou de pièces jointes. » L’ergonomie et
(16) l’usage sont une préoccupation permanente aujourd’hui dans l’industrie de la défense. C’est l’une des priorités de la dernière version de FELIN (nommée 1.3) : redonner de l’agilité au combattant débarqué (17), et le futur de ce système devrait encore l’accroître (18).
La gestion de l’information et de la communication du combattant apparaît comme une autre ressource clé. La numérisation du champ de bataille à l’oeuvre aujourd’hui avait été préalablement imaginée et « testée » dans les fictions. Briaros, le cyborg d’appleseed, est ainsi équipé de « grandes oreilles » qui lui permettent de se cacher derrière un pan de mur et de ne laisser dépasser qu’une caméra. Le flux vidéo généré peut ensuite être partagé avec ses équipiers et utilisé pour guider des tirs. Ce type d’approche est extrêmement bien développé dans les jeux vidéo de type first-person shooter. On y retrouve de manière quasi systématique et
ultraréaliste des cartographies de l’environnement, avec l’affichage des ennemis et amis, ainsi que d’éventuelles propositions de déplacement.
Ici aussi, la valeur de certains imaginaires réside surtout dans leur capacité à attirer l’attention sur les limites des technologies. Si le recours à l’hologramme pour la communication est visuellement très attractif dans une fiction, ses applications réelles montrent de nombreuses restrictions. Dans le jeu vidéo Batman: Arkham Knight (2015), le héros appelle ses partenaires grâce à une projection sur son poignet. Batman est donc obligé d’interrompre son action et de focaliser son champ visuel sur son bras pour parler. Cela se traduit par une déconnexion dangereuse avec son environnement et le combat en cours, illustrant, sans le vouloir, les risques de la gestion de l’attention liée aux usages de la réalité augmentée. À l’inverse, une technologie permettant de représenter un environnement en amont des opérations peut être extrêmement utile pour préparer les missions. Un outil de ce type est présenté dans le film Black Panther (2018) où le héros, T’challa, utilise une table au-dessus de laquelle se matérialise le convoi qu’il doit attaquer. Il peut tourner autour, échanger avec sa garde du corps, et même interagir avec des composants virtuels en les prenant en main. Des technologies de ce type, sorte de «caisse à sable 2.0.» sont envisagées pour modéliser le champ de bataille (19).
Ces derniers exemples montrent un troisième type d’enjeu : les interactions du combattant avec son écosystème. Les jeux vidéo et certains films permettent ainsi de tester des collaborations nouvelles, notamment avec des drones ou des robots. Dans le film Elysium (2013), l’agent Kruger, pour tenter d’échapper à un poursuivant, lâche un essaim de minidrones placés dans des capsules sur sa main gauche et les dirige grâce à un pointeur laser qu’il tient dans sa main droite. Une fois qu’ils ont atteint leur cible, Kruger déclenche leur explosion en utilisant l’interface du poignet droit. Les détails de cette collaboration hommemachine sont très instructifs ; or c’est un enjeu clé. Il s’agit en effet d’intégrer efficacement soldats, robots et intelligence artificielle dans un système de combat. Le gain espéré repose sur une complémentarité des forces de l’homme et de la machine. Par exemple, les systèmes automatisés dépassent de plus en plus les capacités humaines lorsqu’il s’agit d’activités codifiées et qui ont des objectifs clairs. Mais les algorithmes éprouvent des difficultés à « décider » face à l’incertitude et à l’ambiguïté des données (20). À l’instar de ce que montre l’emploi des mules robotiques dans le film Spectral (2016), le schéma privilégié pour envisager le robot de l’avenir n’est pas, dans un premier temps, l’autonomie totale. C’est sa collaboration avec le combattant – chacun protégeant l’autre et « se répartissant le travail » – qui pourrait apporter une réelle plusvalue opérationnelle.
Conclusion
Au travers de ces trois niveaux d’analyse – technologies, risques et interactions –, nous espérons avoir montré à quel point les imaginaires sont une source particulièrement féconde pour réfléchir à des enjeux opérationnels concrets. Ils ne sont pas générés de manière aléatoire et, à ce titre, sont un laboratoire pour imaginer, tester et projeter de futurs développements, ce qui nécessite de poursuivre dans la voie ouverte ici.