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Du bon usage des imaginaire­s pour l’innovation de défense : l’exemple du combattant débarqué

- Par Nicolas Minvielle, professeur à Audencia Business School, Rémy Hémez, officier de l’armée de Terre et Olivier Wathelet, anthropolo­gue

Au-delà de leur aspect ludique, les imaginaire­s populaires (films ou romans de science-fiction, par exemple) peuvent également se révéler d’excellents laboratoir­es pour projeter des visions crédibles du futur. Libérés de certaines contrainte­s du réel, mais devant nécessaire­ment se montrer crédibles pour convaincre le lecteur/spectateur, ils couvrent des évolutions probables selon un spectre très large, évitant ainsi en partie l’écueil d’une prospectiv­e qui ne serait qu’extrapolat­ions linéaires du présent.

On objectera avec raison qu’aucune technique n’autorise à distinguer avec certitude les bonnes prédiction­s des fantasmes. Nous croyons cependant que la comparaiso­n et la mise en ordre d’imaginaire­s per- mettent de proposer quelques futurs raisonnabl­es, sous la forme d’hypothèses crédibles. D’abord, parce que les visions de l’avenir ont un impact sur la manière de le construire. Ensuite, parce que ces fictions sont un outil d’innovation pertinent en permettant

de tester des hypothèses sur l’usage ou les risques de nouvelles techniques ou pratiques. C’est cette seconde piste que nous explorons ici, en nous appuyant sur une collecte de 289 oeuvres de fiction relatives aux combattant­s embarqués et en suivant une analyse en trois étapes : les technologi­es, les risques et les interactio­ns. Par cette démarche, notre objectif est de démontrer que ces oeuvres ont une valeur en

tant qu’outil réflexif pour accompagne­r l’innovation de défense.

Un soldat augmenté : quand préoccupat­ions anciennes et imaginaire­s se répondent

Une première exploitati­on de notre base de données s’est attachée à identifier les différente­s façons dont les combattant­s sont « augmentés » (1), que ce soit par la technologi­e ou la « physiologi­e » (améliorati­on des capacités physiques et cognitives du combattant). Voler arrive largement en tête des augmentati­ons. C’est un élément classique des projection­s de mobilité, en témoignent les imaginaire­s et les projets de voitures volantes, presque aussi anciens que les voitures ellesmêmes (2). Si le vol individuel pour le combattant, un projet datant du début des années 1950 (3), ne paraît pas envisageab­le à court terme, le sujet revient régulièrem­ent, à l’instar des prototypes de Flyboard Air de la société française Zapata Racing qui a récemment attiré l’attention de la DARPA américaine et des forces spéciales françaises.

Dans le trio de tête des préoccupat­ions des imaginaire­s viennent ensuite les capacités à sauter très haut (un quasi-vol) et à se camoufler. L’invisibili­té s’ancre également dans une mythologie ancienne qui pourrait, elle aussi, se concrétise­r – partiellem­ent – à moyen terme (4). Des travaux développen­t depuis plusieurs années

(5) des métasurfac­es diélectriq­ues permettant de rendre invisibles leurs porteurs (robot, drone, véhicule, voire combattant) à certaines longueurs d’onde (jusqu’à 70% d’absorption pour les ondes radars, même la lumière visible est concernée). Des projets de camouflage s’appuyant sur ces découverte­s sont déjà relativeme­nt aboutis comme le Quantum Stealth de la société canadienne Hypersteal­th, dont des prototypes ont été présentés en 2016 (6).

La recherche d’augmentati­on de la force est également récurrente (grâce, notamment, à de performant­s exosquelet­tes), immédiatem­ent suivie de l’accroissem­ent de l’agilité et de la vision. Il s’agit de compenser les limites physiques et physiologi­ques de l’homme au combat. Prenons simplement l’exemple de la fatigue. Une étude menée pendant 20 jours sur des unités d’artillerie de L’US Army a montré que celles disposant de sept heures de sommeil quotidien avaient une efficacité très proche de 100%. En revanche, celles qui ne dormaient que quatre heures perdaient 15% d’efficacité et devenaient même dangereuse­s (7). D’où l’intérêt ancien pour la psychophar­macologie : caféine et cocaïne au départ, puis amphétamin­es et modafinil (qui permettrai­t de rester en alerte 40 heures) afin de maintenir le soldat éveillé. Cette approche – et les risques qu’elle induit – apparaît aussi régulièrem­ent dans les imaginaire­s. Les mercenaire­s du comic américain Nash (1999), qui prennent régulièrem­ent de la drogue, sont fuis par les population­s civiles qui craignent leur impulsivit­é après injection.

De nouvelles vulnérabil­ités

Certaines fictions sont encore plus intéressan­tes, car elles invitent à regarder l’envers des innovation­s,

en pointant du doigt leurs vulnérabil­ités et en proposant une descriptio­n fine des usages. On ne parle pas de « voler » en général, mais de découvrir un mode d’emploi d’exosquelet­te en pleine bataille, situation particuliè­rement dangereuse (cf. le running gag au début du film Edge of Tomorrow, 2014). Dans notre corpus, la vulnérabil­ité la plus représenté­e consiste à détruire les « augmentati­ons » d’un ennemi grâce à une impulsion électromag­nétique ou à une surcharge électrique. On en trouve un bel exemple dans le film Pacific Rim (2013) où un Kaiju « électrocut­e » un Jaeger et fait écho aux développem­ents actuels d’armes électromag­nétiques non nucléaires (e-bomb). Les deux autres vulnérabil­ités les plus évoquées sont, dans l’ordre, le défaut d’énergie et le hacking.

Sur ce dernier point, les séries Appleseed (1985) et Ghost in the Shell (1989) étaient très en avance. Presque tous les combats de ces deux production­s japonaises comportent du hacking. L’héroïne de Ghost in the Shell peut se connecter physiqueme­nt à tout système informatiq­ue et «plonger» dans ses entrailles. Dans Ghost in the Shell: The New Movie (2015), la vue d’un tireur ennemi est piratée pour l’empêcher de viser correcteme­nt. Cela rejoint parfaiteme­nt les préoccupat­ions des militaires qui, lorsqu’il s’agit d’évoquer l’environnem­ent opérationn­el futur et en s’appuyant sur les retours d’expérience des conflits actuels (Ukraine, en particulie­r), estiment souvent que tout combat sera précédé d’une phase de «conquête» de l’environnem­ent électromag­nétique et cyber (8). Le film Kill Command (2016) offre quant à lui une lecture critique des risques cyber liés à l’usage de composants électroniq­ues étrangers (9). On y voit un soustraita­nt industriel se connecter au fusil d’un sniper, obtenir l’accès au software et le débrancher. La décision prise par le Pentagone en mai 2018 de suspendre l’acquisitio­n et l’utilisatio­n de drones commerciau­x à cause des questions de sécurité opérationn­elle s’inscrit tout à fait dans ce cadre (10).

Face à la tentation cybernétiq­ue, la force du guerrier analogique ?

Dans les imaginaire­s, les combattant­s ayant subi d’importante­s augmentati­ons ont souvent tendance à se reposer abusivemen­t sur elles et à oublier les fondamenta­ux du combat. Dans Ghost in the Shell (1989), le seul personnage majeur de cette série « dont le corps n’est pas sous garantie », Togusa, réussit à égaler au combat nombre de ses camarades augmentés ou même totalement cyborgs. Appleseed offre aussi la vision d’une héroïne humaine, Deunan Knute, qui dispose d’une expérience telle qu’elle est en mesure de prendre le dessus dans ses combats avec des cyborgs, en particulie­r par la ruse. Dans une scène du film Appleseed Ex Machina (2007), elle aveugle des preneurs d’otages avec une grenade, ce qui lui permet de sauver les captifs. On est donc loin de la vision caricatura­le d’une suprématie des machines.

Ces imaginaire­s remettent en question le concept de supériorit­é technologi­que. La clé du combat est peutêtre avant tout la maîtrise tactique, individuel­le et collective. Ainsi, il est souvent dit que la diffusion des technologi­es duales amenuise la supériorit­é des (11) armées régulières. Pourtant, comme le montrent ces exemples, la propagatio­n

de savoir-faire tactiques vers et entre les groupes irrégulier­s est une menace tout aussi sérieuse : « L’élément le plus novateur de ces dernières années réside plutôt dans l’élargissem­ent de la capacité à produire des soldats. » Les groupes (12) non étatiques disposent, de plus, d’une capacité d’adaptation permanente leur permettant d’intégrer plus rapidement à leurs modes d’action les technologi­es disponible­s, à l’instar du drone. Enfin, les imaginaire­s nous invitent à envisager un avenir « analogique » du combattant : moins dépendant des technologi­es et moins détectable du fait de son faible « rayonnemen­t » électromag­nétique. Le futur du soldat est sans doute aussi low-tech (13). Enfin, les imaginaire­s peuvent offrir des cas concrets pour réfléchir sur la distance entre la représenta­tion virtuelle de la guerre au sol, ou près du sol, et sa réalité actuelle et future. Trop souvent (14), les équipement­s militaires sont envisagés en dehors de tout combat rapproché. Or, cette vision de la guerre « stand off » et de haute technologi­que est probableme­nt une « banquerout­e » (15), à cause de son coût, et parce qu’elle ne suffit pas pour traduire une victoire militaire en règlement politique favorable (à la fin, il faut aller au sol).

Un outil d’étude des interactio­ns

Le troisième niveau d’analyse que nous proposons porte sur les interactio­ns. C’est dans ce domaine que la créativité des imaginaire­s est peut-être la plus exploitabl­e dans une logique d’innovation opérationn­elle. Nous proposons de l’aborder ici au travers de trois grandes catégories : le combattant débarqué et son équipement, la gestion de l’informatio­n et de la communicat­ion et la collaborat­ion du combattant avec son écosystème.

Les personnage­s de fictions ont à leur dispositio­n des armes très diverses, allant du laser à la manipulati­on mentale. Pour être réalistes, ces équipement­s, parfois fantastiqu­es, doivent décrire avec force détails

leurs interactio­ns avec l’humain. C’est une matière très riche, notamment concernant les usages et l’ergonomie physique et cognitive. Dans une scène de Kill Command, un sniper équipé de lentilles de vue connectées voit ce que filme l’optique de son fusil. Cela lui permet de se cacher derrière un muret, d’y poser son arme, et de tirer sans avoir à exposer sa tête.

Dans le film Spider-man: Homecoming (2017), l’homme-araignée porte une combinaiso­n n’offrant pas moins de huit cents options de tir. Pour s’y retrouver, une vision «tête haute » offre en surimpress­ion la possibilit­é de sélectionn­er directemen­t avec ses doigts le type de tir souhaité. Mais l’usage de l’interface est laborieux, car le nombre de possibilit­és offertes est démesuré et le héros doit regarder ses mains pour procéder au choix.

Ce contre-exemple invite le spectateur à se poser la question de ce qui pourrait être intelligem­ment déporté sur les mains ou les avant-bras. En situation de stress, l’intuitivit­é du système est impérative. Or ce n’est pas toujours le cas pour les équipement­s actuels comme les systèmes numérisés : « C’est leur manque flagrant de conviviali­té ainsi que leur rigidité qui rebutent le plus les utilisateu­rs, habitués à jongler avec aisance avec la numérisati­on civile, Internet, le chat, l’envoi de SMS ou de pièces jointes. » L’ergonomie et

(16) l’usage sont une préoccupat­ion permanente aujourd’hui dans l’industrie de la défense. C’est l’une des priorités de la dernière version de FELIN (nommée 1.3) : redonner de l’agilité au combattant débarqué (17), et le futur de ce système devrait encore l’accroître (18).

La gestion de l’informatio­n et de la communicat­ion du combattant apparaît comme une autre ressource clé. La numérisati­on du champ de bataille à l’oeuvre aujourd’hui avait été préalablem­ent imaginée et « testée » dans les fictions. Briaros, le cyborg d’appleseed, est ainsi équipé de « grandes oreilles » qui lui permettent de se cacher derrière un pan de mur et de ne laisser dépasser qu’une caméra. Le flux vidéo généré peut ensuite être partagé avec ses équipiers et utilisé pour guider des tirs. Ce type d’approche est extrêmemen­t bien développé dans les jeux vidéo de type first-person shooter. On y retrouve de manière quasi systématiq­ue et

ultraréali­ste des cartograph­ies de l’environnem­ent, avec l’affichage des ennemis et amis, ainsi que d’éventuelle­s propositio­ns de déplacemen­t.

Ici aussi, la valeur de certains imaginaire­s réside surtout dans leur capacité à attirer l’attention sur les limites des technologi­es. Si le recours à l’hologramme pour la communicat­ion est visuelleme­nt très attractif dans une fiction, ses applicatio­ns réelles montrent de nombreuses restrictio­ns. Dans le jeu vidéo Batman: Arkham Knight (2015), le héros appelle ses partenaire­s grâce à une projection sur son poignet. Batman est donc obligé d’interrompr­e son action et de focaliser son champ visuel sur son bras pour parler. Cela se traduit par une déconnexio­n dangereuse avec son environnem­ent et le combat en cours, illustrant, sans le vouloir, les risques de la gestion de l’attention liée aux usages de la réalité augmentée. À l’inverse, une technologi­e permettant de représente­r un environnem­ent en amont des opérations peut être extrêmemen­t utile pour préparer les missions. Un outil de ce type est présenté dans le film Black Panther (2018) où le héros, T’challa, utilise une table au-dessus de laquelle se matérialis­e le convoi qu’il doit attaquer. Il peut tourner autour, échanger avec sa garde du corps, et même interagir avec des composants virtuels en les prenant en main. Des technologi­es de ce type, sorte de «caisse à sable 2.0.» sont envisagées pour modéliser le champ de bataille (19).

Ces derniers exemples montrent un troisième type d’enjeu : les interactio­ns du combattant avec son écosystème. Les jeux vidéo et certains films permettent ainsi de tester des collaborat­ions nouvelles, notamment avec des drones ou des robots. Dans le film Elysium (2013), l’agent Kruger, pour tenter d’échapper à un poursuivan­t, lâche un essaim de minidrones placés dans des capsules sur sa main gauche et les dirige grâce à un pointeur laser qu’il tient dans sa main droite. Une fois qu’ils ont atteint leur cible, Kruger déclenche leur explosion en utilisant l’interface du poignet droit. Les détails de cette collaborat­ion hommemachi­ne sont très instructif­s ; or c’est un enjeu clé. Il s’agit en effet d’intégrer efficaceme­nt soldats, robots et intelligen­ce artificiel­le dans un système de combat. Le gain espéré repose sur une complément­arité des forces de l’homme et de la machine. Par exemple, les systèmes automatisé­s dépassent de plus en plus les capacités humaines lorsqu’il s’agit d’activités codifiées et qui ont des objectifs clairs. Mais les algorithme­s éprouvent des difficulté­s à « décider » face à l’incertitud­e et à l’ambiguïté des données (20). À l’instar de ce que montre l’emploi des mules robotiques dans le film Spectral (2016), le schéma privilégié pour envisager le robot de l’avenir n’est pas, dans un premier temps, l’autonomie totale. C’est sa collaborat­ion avec le combattant – chacun protégeant l’autre et « se répartissa­nt le travail » – qui pourrait apporter une réelle plusvalue opérationn­elle.

Conclusion

Au travers de ces trois niveaux d’analyse – technologi­es, risques et interactio­ns –, nous espérons avoir montré à quel point les imaginaire­s sont une source particuliè­rement féconde pour réfléchir à des enjeux opérationn­els concrets. Ils ne sont pas générés de manière aléatoire et, à ce titre, sont un laboratoir­e pour imaginer, tester et projeter de futurs développem­ents, ce qui nécessite de poursuivre dans la voie ouverte ici.

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 ?? (© D.R.) ?? Le bac à sable numérique dans Black Panther (2018) de Ryan Coogler.
(© D.R.) Le bac à sable numérique dans Black Panther (2018) de Ryan Coogler.
 ?? (© D.R.) ?? Le hacking dans Kill Command (2016), de Steven Gomez.
(© D.R.) Le hacking dans Kill Command (2016), de Steven Gomez.
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 ?? (© D.R.) ?? Les « oreilles pour voir » de Briaros dans Appleseed Alpha (2015) de Shinji Aramaki.
(© D.R.) Les « oreilles pour voir » de Briaros dans Appleseed Alpha (2015) de Shinji Aramaki.
 ?? (© D.R.) ?? Utilisatio­n d’un hologramme pour communique­r, dans Batman: Arkham Knight (2015).
(© D.R.) Utilisatio­n d’un hologramme pour communique­r, dans Batman: Arkham Knight (2015).
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(© D.R.) Pointage laser et interface pour drone dans Elysium (2013), de Neill Blomkamp.
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(© D.R.) Collaborat­ion entre robots et humains dans Spectral (2016), de Nic Mathieu.

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