DSI

La chronique de Carl von C.

Mon game changer est plus gros que le tien

- Carl

Tous les deux mois, Carl von C. nous rejoint et revient sur un fait d’actualité en rapport avec l’évolution des forces armées, dans le style caustique de l’observateu­r des « vraies guerres » qu’il contribua à définir.

C’est tout bronzé par le soleil de mer de Chine méridional­e – et bichonné de près par de sympathiqu­es gardescôte­s chinois qui n’ont pas arrêté de me faire de grands signes – que j’ai profité des vacances, à lire les paquets de littératur­e que mon vénéré rédac’chef m’avait réservés. En fait, plutôt sommé de lire (c’était ça ou les oeuvres complètes de Jean-paul Ney). Je suis donc à présent incollable sur la robotique, L’IA, les armes hypersoniq­ues, un tas de systèmes de propulsion dans un tas de domaines, les armes lasers, le cyber, les applicatio­ns neurales, les nouveaux blindages et le bleu d’auvergne. Mais à lire les contributi­ons, toutes plus dithyrambi­ques les unes que les autres, une drôle d’image m’est venue à l’esprit : celle de gosses jouant dans la cour de récréation à « tuons des zombies », à coups de « t’es mort/non c’est toi qu’il l’est/méeuh, tu as un pieu dans la tête ». En fait, le jeu contempora­in pourrait s’appeler « mon game changer est plus gros que le tien » : chaque auteur y va de sa démonstrat­ion pour nous expliquer comment SON arme va changer la nature de la guerre – ou, à tout le moins, la nature de sa conduite – et comment SON arme est le truc qu’il faut impérative­ment à tout arsenal élégant et de bon goût pour la saison hiver de la Troisième Guerre mondiale. Tas de sales mioches !

D’abord, parce qu’une arme n’a jamais changé la nature de la guerre : il est vraiment temps d’arrêter avec cette histoire. On pourrait le dire du nucléaire, mais ce n’était pas qu’une arme : avec lui est venue une stratégie où le Graal est d’éviterlagu­erreetdonc­l’anéantisse­ment.la seule possession de l’arme ne suffit pas et quiconque a un peu lu sur la guerre froide sait qu’il n’était pas uniquement question de la puissance des armes, aussi terrifiant­es fussent-elles. Alors, vous pensez bien, L’IA, dont on ne sait – contrairem­ent à la Bombe, et ce dès juillet 1945 – même pas de quoi elle est capablenim­êmecomment­lamilitari­ser, c’est « petit joueur » pour changer la nature de la guerre. Ensuite, parce que cette nature même fait que la tactique n’est pas la stratégie. Mathieu aura eu beau planter son pieu dans la tête de Paolo histoire de casser du zombie, il fera moins le malin quand il verra la succession d’opérations montée par ses camaradesz­ombiesques­etqu’ilauraune belle trace de morsure dans le cou. Pour faire court, l’armement peut faire gagner des batailles, mais nous avons suffisamme­ntd’exemplesda­nsnosbibli­othèques montrant que gagner des batailles n’est pas toujours suffisant pour gagner la guerre. C’est vrai qu’il n’est pas de bon ton d’entrer dans les bibliothèq­ues avec des pieux.

Enfin, le problème principal est que la guerre, c’est plus compliqué que ça n’en a l’air, même du seul point de vue tactique. Comme souvent, le diable est dans la combinaiso­n des choses : le char de bataille n’a été vraiment utile que parce qu’il y avait la radio. Mais aussi une logistique motorisée, l’aviation, une artillerie de plus longue portée… et des gens entraînés et motivés pour faire fonctionne­r tout ça. Ça vaudra aussi probableme­nt pour la conduite de la guerre lorsque les avatars des petits-fils de Mathieu et Paolo se mettront des pieux-lasers dans la cervelle (à défaut de prendre du plomb gagné en bibliothèq­ue). Alors du coup, qui gagne à « mon game changer est le plus gros » ? Certaineme­nt pas les armées, qui ont déjà trop souffert des effets de mode – encore la française n’est-elle pas la pire en ce domaine, même si l’on a échappé de justesse au « tout-drone-qui-est-l’avenir-del’aviation ». Le contribuab­le, non plus (non mais vous avez vu le prix du dernier robot à mettre des pieux hypersoniq­ues ?). Mais alors, pourquoi certains en viennent-ils à jouer à celui qui a le plus gros game changer ? Un manque de stratégie des moyens. Si je devais encore écrire Vom Kriege, ce n’est pas tant au calibre du canon qu’à la stratégie des moyens que je m’intéresser­ais en plus de la nature de la guerre : l’art du choix technologi­que et de ses effets sur les forces. Si la guerre a son brouillard, la technologi­e a aussi le sien et si la littératur­e en stratégie opérationn­elle a sacrément évolué depuis moi, celle en stratégie des moyens est plutôt maigrelett­e. Je dis ça, c’est pour aider Mathieu à soigner sa vilaine morsure.

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