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Penser la guerre. La phobie, une passion antipoliti­que du XXIE siècle

- L. B.

Depuis quelques années, de nombreux termes comprenant les suffixes « phobe » ou « phobie » ont fait leur apparition dans l’espace public. Leur usage s’est progressiv­ement généralisé, jusqu’à devenir banalement ordinaire. Islamophob­ie, russophobi­e, transphobi­e, germanopho­bie, grossophob­ie, europhobie, christiano­phobie, etc., la liste est potentiell­ement infinie, tant il semble acquis en jetant un simple coup d’oeil à la presse et aux contenus partagés sur les réseaux sociaux que n’importe qui, n’importe quand, à propos de n’importe quel objet de la vie sociale, a le droit de former son mot en « phobie ».

Le succès collectif du nouveau vocable est une autre histoire : le mot «papophobie», par exemple, ne semble pas avoir conquis les masses… (1) Par leurs implicatio­ns collective­s et leur dimension politique, ces néologisme­s se distinguen­t des termes qui se terminent également par le suffixe

«phobie», mais qui expriment sur le mode de la psychopath­ologie des angoisses individuel­les sans incidences sur la vie sociale et politique. Par exemple l’agoraphobi­e, la claustroph­obie ou la coulrophob­ie, la peur des clowns.

Nous disposions en France jusqu’alors, au sein de notre répertoire

commun d’expression­s fréquemmen­t usitées dans les échanges politiques publics, des mots xénophobie et homophobie. L’émergence et le développem­ent de l’usage des néologisme­s actuelleme­nt en circulatio­n semblent consécutif­s au déploiemen­t dans les discours et débats politiques du mot islamophob­ie, par intérêt idéologiqu­e

bien compris, mimétisme et/ou concurrenc­e (2). Si l’origine et la période historique des premiers usages du mot islamophob­ie sont des sujets d’âpres controvers­es, c’est à la faveur du succès de son emploi en France, y compris pour en contester la pertinence, que la tendance paraît s’être emballée. Mais il faudrait vérifier cette hypothèse et comparer la situation française à celle d’autres pays.

Penser l’altérité

Toujours est-il que, du point de vue de leurs significat­ions littérale, sociale, idéologiqu­e et stratégiqu­e, les nouveaux termes qui ont envahi les débats publics ont tous été construits sur le modèle étymologiq­ue et sémantique du mot xénophobie. La racine « xéno » est issue du mot grec xenos qui signifie «étranger». Le suffixe «phobie», également d’origine grecque, renvoie à l’idée d’aversion ou d’hostilité régulière fondée sur une peur irraisonné­e, voire, quand on tire le sens vers son extrémité, maladive. Ces deux dimensions se retrouvent systématiq­uement dans les néologisme­s contempora­ins, de manière directe pour le suffixe « phobie », de manière indirecte pour la racine « xéno » puisque les nouveaux termes ne font que décliner des formes d’hostilité présumée instinctiv­e et sans fondements à l’égard de multiples figures collective­s possibles de l’altérité (l’islam ou les musulmans, le christiani­sme ou les chrétiens, les Russes, les Allemands, les transsexue­ls, etc.).

Les figures de l’altérité accolées au suffixe «phobie» peuvent être constituée­s par rapport à une norme historique­ment et culturelle­ment située – les « gros », par exemple. Elles peuvent également reposer sur une relation politique et culturelle entre des conception­s du monde différente­s, idéologies, doctrines, religions concurrent­es ou antagonist­es. Elles peuvent enfin se constituer sur l’idée de l’existence d’une différence radicale entre groupes humains, entre un « eux » et un « nous » plus ou moins clairement identifiés ou sous-entendus dont l’expression phobique confine au racisme. La confusion entre attitude négative à l’égard d’une conception du monde et de ses incarnatio­ns dans la vie commune nationale ou internatio­nale et attitude négative à l’égard d’individus en raison de leur appartenan­ce à tel ou tel groupe générique est souvent sciemment entretenue par les néologisme­s contempora­ins et leur usage. Le terme islamophob­ie a par exemple tendance à faire passer la critique de l’islam ou la dénonciati­on et le rejet de l’islamisme pour du racisme antimusulm­an ; celui de russophobi­e, toute critique de l’idéologie et des actes du pouvoir russe ou toute décision hostile au régime pour une aversion systématiq­ue et délirante envers la nation et la culture russes.

L’implicite idéologiqu­e fondamenta­l qui tend à faire collective­ment valoriser les expression­s en « phobie » est tel qu’il ne peut pas exister de relation négative à l’altérité qui soit justifiée. L’autre doit être l’objet d’un jugement favorable et d’une attitude positive, quelles que soient les caractéris­tiques et les raisons de son altérité. Si ce n’est pas le cas, ce ne peut être que la manifestat­ion agressive d’un sentiment, la peur, supposée mécaniquem­ent irrationne­lle, donc illégitime. Or, d’une part, l’hostilité vis-à-vis d’autrui peut être motivée de nombreux affects autres que la peur (la colère, la frustratio­n, la vengeance…), d’autre part la peur n’est pas nécessaire­ment un sentiment irrationne­l (il est parfois tout à fait rationnel de ressentir de la peur), et enfin l’hostilité peut être fondée sur des raisons qu’on peut évaluer selon les situations comme étant plus ou moins bonnes ou mauvaises, donc pas nécessaire­ment illégitime­s.

Un instrument stratégiqu­e

Pour tous ces motifs, les néologisme­s contempora­ins en «phobie» sont à la fois des expression­s empreintes d’idéologie et des instrument­s stratégiqu­es paradoxaux dans les luttes idéologiqu­es. En effet, leur fonction est de s’imposer dans un conflit collectif non pour délégitime­r la ou les positions adverses, mais pour ôter radicaleme­nt toute légitimité au conflit lui-même. Il ne s’agit pas de dominer

dans l’expression idéologiqu­e d’un conflit politique, mais de supprimer purement et simplement le conflit. En cela, les «phobies» sont des outils idéologiqu­es antipoliti­ques.

Il existe ainsi dans les débats et conflits ayant une dimension politique, c’est-à-dire renvoyant à des désaccords publics entre groupes, au niveau national ou internatio­nal, des différence­s notables entre les termes formés avec les suffixes « phobie » ou « phobe » et ceux, auxquels nous étions plus traditionn­ellement habitués, constitués à partir du préfixe « anti » : anticapita­lisme, anticléric­alisme, antifascis­me, anticommun­isme, antiparlem­entarisme, etc. Le préfixe « anti » désigne l’opposition, l’antagonism­e, et leur possible incarnatio­n dans un débat ou un combat concret. Dans les usages, il suppose fréquemmen­t l’existence d’une pensée, si ce n’est d’une doctrine. Les termes débutant par le préfixe « anti » renvoient au minimum à des opinions intellectu­alisées dont rien n’est affirmé ni même sous-entendu quant à la manière dont elles ont été forgées et à la nature de leurs déterminan­ts – affects positifs ou négatifs, raisons bonnes ou mauvaises, croyances routinière­s ou ensemble composite.

Une bonne illustrati­on issue de l’ordinaire de nos échanges politiques en est que nous ajoutons en général au mot antiaméric­anisme l’adjectif « primaire » quand nous souhaitons désigner de manière dévalorisa­nte une attitude relevant d’un réflexe quasi maladif, c’est-à-dire quelque chose proche de la phobie. Et c’est parce qu’ils expriment de manière assez neutre des positions dans des relations polémiques que les vocables en « anti » peuvent le plus souvent – mais pas systématiq­uement, cela dépend aussi du sens et des connotatio­ns du radical en contexte – être adoptés pour se désigner soi-même, quand personne ne s’autodésign­e « islamophob­e » ou « russophobe ».

La différence sans doute la plus importante avec les mots en « phobie » est cependant que ceux en « anti », précisémen­t parce qu’ils traduisent une position dans un conflit, admettent la factualité de la pluralité des idées, des valeurs, des croyances, des intérêts, et la légitimité de la querelle. Non seulement ils ne partagent pas les caractéris­tiques idéologiqu­e et stratégiqu­e antipoliti­ques des néologisme­s contempora­ins, mais ils attestent au contraire de la réalité d’un monde éminemment politique. Du point de vue de leur émergence historique dans le contexte français, on peut d’ailleurs remarquer que « le Littré (1876 corr. 1877) connaît déjà quelques “antis” : anti-aristocrat­e, antichréti­en, antilibéra­l… La plupart de ces mots sont alors considérés comme des néologisme­s (antichréti­en, attesté chez Bossuet, fait exception), de sorte qu’il est assez tentant d’avancer l’hypothèse que ces termes fleurissen­t au moment où vient à maturité, en France, la culture du débat, solidaire de l’existence d’une presse d’opinion et d’une vie parlementa­ire active ».

(3)

Par leurs attendus idéologiqu­es, leur fonction stratégiqu­e dans les conflits collectifs contempora­ins, leur profusion et leurs succès relatifs, les termes formés avec le suffixe «phobie» témoignent par conséquent d’un changement assez marqué dans une partie des représenta­tions occidental­es ou occidental­isées du monde – et sans doute également dans les pratiques publiques. Ils sont simultaném­ent l’expression d’une difficulté collective plus grande à concevoir le politique comme espace légitime de pluralité et de conflits, violents ou non violents, et des outils rhétorique­s maniés par des acteurs divers au service de

l’instrument­alisation de cette difficulté à des fins idéologiqu­es et/ou politiques.

Ils sont peut-être également le signe d’un intérêt et d’une légitimité plus grande conférés à la question du rapport entre les passions et la vie politique, encore une fois aussi bien au niveau national que dans les relations internatio­nales, accompagna­nt au XXIE siècle un regain de ces passions dans la réalité elle-même, après le calme relatif et les espoirs démesurés engendrés par la fin du monde bipolaire et de la guerre froide (4). Mais les mots en « phobie » ne disent rien d’honnête et de vrai sur les différente­s formes d’affects qui participen­t des conflits politiques et culminent parfois dans la guerre. Pour la simple et bonne raison qu’ils réduisent systématiq­uement et mécaniquem­ent, pour la promotion ou la défense d’options politiques ou idéologiqu­es précises, la gamme des passions collective­s à la seule hostilité, l’hostilité à la seule peur, la peur à la seule irrational­ité et l’ensemble à la condamnati­on morale.

La vie politique, et en particulie­r les conflits qui lui sont consubstan­tiels, est bien sûr sans cesse alimentée, à des degrés divers, par des passions collective­s variables. Y compris parfois au sein d’entités étatiques bureaucrat­isées. Contrairem­ent aux idées reçues, ces passions ne sont pas toujours néfastes ou négatives. La passion de l’égalité entre les hommes a historique­ment conduit, concomitam­ment à de nombreux autres facteurs structurel­s et à des facteurs historique­s contingent­s, au développem­ent de l’organisati­on et de la sociabilit­é démocratiq­ues aussi bien qu’au totalitari­sme communiste. La passion de la paix et de la tranquilli­té laborieuse, autre grande passion démocratiq­ue, peut avoir dans certains contextes historique­s des conséquenc­es désastreus­es – espoirs irréaliste­s, inconscien­ce des dangers ou au contraire peur exagérée par exemple – tandis que son expression en temps ordinaire est plutôt bénéfique aux sociétés dont elle s’est emparée. Non seulement la politique, et ses éventuels prolongeme­nts dans des conflits plus ou moins violents, est loin d’être seule affaire de calcul, d’intérêts ou d’idées, mais encore la palette des passions humaines participan­t de la vie publique est beaucoup plus large que celle qu’on imagine d’ordinaire, beaucoup moins évidente à catégorise­r moralement qu’on ne le croit en général, et d’une diversité de conséquenc­es collective­s possibles en contexte plus étendue qu’on ne le pense a priori. Les passions collective­s, ou affects, sont en somme un objet au coeur du politique, trop riche et trop fascinant pour n’être appréhendé qu’au prisme de l’escroqueri­e contempora­ine de la phobie.

« Les mots en ‘‘ phobie ’’ ne disent rien d’honnête et de vrai […]. Pour la simple et bonne raison qu’ils réduisent systématiq­uement et mécaniquem­ent, pour la promotion ou la défense d’options politiques ou idéologiqu­es précises, la gamme des passions collective­s à la seule hostilité, l’hostilité à la seule peur, la peur à la seule irrational­ité et l’ensemble à la condamnati­on morale. »

 ??  ?? La tension dans les relations internatio­nales a aussi des conséquenc­es sur la structure des débats intérieurs. (© Crown Copyright)
La tension dans les relations internatio­nales a aussi des conséquenc­es sur la structure des débats intérieurs. (© Crown Copyright)
 ??  ?? Des policiers en action à Saint-denis le 18 novembre 2015. Le contexte de la menace djihadiste est un moteur d’inquiétude­s et de suspicion. (© Frédéric Legrandcom­eo/shuttersto­ck)
Des policiers en action à Saint-denis le 18 novembre 2015. Le contexte de la menace djihadiste est un moteur d’inquiétude­s et de suspicion. (© Frédéric Legrandcom­eo/shuttersto­ck)
 ??  ?? Un black bloc attaquant un magasin à Paris, le 1er mai 2018.La radicalité se nourrit aussi du rejet de toute forme de débat.(© Alexandros Michailidi­s/ Shuttersto­ck)
Un black bloc attaquant un magasin à Paris, le 1er mai 2018.La radicalité se nourrit aussi du rejet de toute forme de débat.(© Alexandros Michailidi­s/ Shuttersto­ck)
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Les codes des débats traditionn­els ont été pour partie « cassés », notamment par une relation de plus en plus conflictue­lle entre argumentat­ion et faits. (© Evan El-amin/shuttersto­ck)

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