Les Advanced Force Operations
Dans la doctrine de L’OTAN, une Advanced Force Operation (AFO) désigne la phase de préparation opérationnelle de l’espace de bataille, qui intervient entre la phase de renseignement préparatoire et l’opération de combat.
Si les activités permettant de préparer une opération pour s’en assurer la réussite existent depuis l’aube de l’histoire militaire, la technicisation du métier de soldat et la conduite d’opérations de plus en plus complexes ont donné lieu à différents concepts permettant de délimiter la préparation de l’environnement opérationnel en temps de paix, les activités de précrise et la réponse à la crise elle-même. Au sein de l’armée américaine, les AFO sont des opérations spéciales ou clandestines, approuvées par le secrétaire d’état à la Défense. Elles diffèrent de
la phase renseignement en elle-même, car bien qu’elles soient très centrées sur la reconnaissance et le recueil d’informations, elles peuvent inclure des actions plus ou moins cinétiques pour limiter les pertes alliées ou attendrir la cible. Plus récemment, l’importance croissante donnée aux forces spéciales a provoqué un basculement des AFO, prérogative du Corps des Marines, vers les forces spéciales, débouchant sur la création d’unités affectées à ces opérations et sur un développement exponentiel de leurs moyens et de leur emploi ces quinze dernières années.
L’origine des AFO
Les AFO sont apparues en 1906 dans la doctrine de la guerre navale, lors de travaux menés par L’US Marine Corps sur la reconnaissance amphibie. L’accent était mis sur l’importance d’entamer le travail de renseignement bien avant le début des hostilités afin de faciliter la planification des opérations, et de le poursuivre durant la phase de préparation opérationnelle, car cela permettrait aux commandants d’unité de vérifier la pertinence de leurs plans et de leurs concepts avant de les mettre à exécution. La doctrine navale évolua durant l’entre-deux-guerres et le concept D’AFO fut en partie à l’origine du développement des Underwater Demolition Teams (UDT) de L’US Navy et des Marine Raiders au début des années 1940.
Les expériences de la Deuxième Guerre mondiale ont fait émerger un besoin capacitaire dans le domaine de la préparation de l’espace de bataille : reconnaissance et destruction des stations radar, des bases de sous-marins, des terrains d’aviation, des défenses côtières ainsi que des installations industrielles stratégiques et des stocks de matériaux bruts. À Tarawa, le débarquement du 23 novembre 1943 marqua les esprits : le manque de renseignement et une mauvaise coordination envoyèrent les Marines contre une barrière de corail et d’autres obstacles sous-marins, occasionnant de lourdes pertes alors que les barges de débarquement n’arrivaient pas à atteindre la plage.
A contrario, le débarquement de Tinian le 24 juillet 1944 fut une réussite, car les AFO menées en amont influèrent sur le plan de campagne et les tactiques employées. La fin des années 1940 donna lieu à l’expérimentation de modes d’insertion non conventionnels par les UDT et les Marine Recon (notamment le déploiement à partir de sous-marins et les infiltrations sous-marines et aéroportées), des procédures d’application des feux navals et de modes de liaison clandestins avec des agents locaux. L’idée derrière la notion de clandestinité était qu’un commandant de flotte souhaitait révéler le moins possible son intérêt pour une zone donnée tant qu’une opération n’était pas lancée, pour éviter d’alerter l’ennemi, qui ne manquerait pas de renforcer ses défenses et de relever sa vigilance. Pour ce faire, les patrouilles de reconnaissance étaient conduites par les éléments les plus talentueux et les plus expérimentés, sans appui d’artillerie ni soutien aérien, de préférence par faible visibilité, de nuit ou par mauvais temps.
En Corée, des AFO navales furent conduites par les UDT et les Marine Recon pour reconnaître les points d’accès de la zone de Pusan, préparer le débarquement d’incheon, mener des actions de démolition contre des ponts et des tunnels ferroviaires le long de la côte. En outre, les UDT menèrent des actions dévastatrices contre les activités de pêche nord-coréennes. Au Vietnam, les AFO furent attribuées aux SEAL dans le delta du Mékong tandis que les Force Recon soutenaient les opérations de L’USMC à travers des missions de reconnaissance profonde et leurs opérations « Stingray/ Keyhole» qui forgèrent une part de l’actuelle doctrine des forces spéciales de L’OTAN. Après le retrait des forces américaines, nombre de ces unités furent dissoutes et les SEAL se retrouvèrent seuls à avoir la charge de la préparation des débarquements.
À partir de 1980, l’affaire des otages de Téhéran mit en lumière l’incapacité de la CIA à fournir du renseignement à fin d’action et déboucha sur la création du Joint Special Operations Command (JSOC), dont certaines unités spécialisées avaient pour rôle non seulement d’apporter les capacités qui avaient tant fait défaut en Iran, mais surtout d’explorer et d’aller plus loin dans le développement de celles-ci. L’US Army a créé le Foreign Operations Group en juillet 1980, qui est devenu par la suite l’intelligence Support Activity (ISA), une unité de renseignement militaire opérant de manière clandestine à l’étranger, et notamment à partir des ambassades américaines.
Recrutés principalement au sein des Green Berets, ses opérateurs sont qualifiés en close quarters battle, en sniping et en survie, tout en possédant de vastes compétences en SIGINT, HUMINT et développement de sources. L’ISA introduit une évolution dans le concept D’AFO, qui ne se résume plus à la préparation des débarquements et vise à réellement modeler l’environnement opérationnel, intégrant une notion de clandestinité jusque-là relativement absente. De sa création à nos jours, L’ISA est l’une des unités les plus discrètes de L’US Army, travaillant sous des noms de code toujours différents, de la même manière que la Delta Force. L’ISA fut transféré de L’US Army au JSOC à partir de 2003. Jusqu’en 1983, les AFO navales sont restées du ressort des UDT et des Marines, avant que le Department of Defense ne décide de restructurer et renforcer les forces spéciales, auxquelles les AFO seront de plus en plus associées. De son côté, le Corps des Marines se trouva face à un dilemme, car nombre d’officiers étaient rétifs à l’idée d’une élite se développant en son sein, considérant déjà le Corps comme une unité d’élite. Cette vision freina la création d’une unité
spéciale des Marines jusqu’au milieu des années 2000, laissant le champ du battlespace shaping aux SEAL, puis à l’united States Special Operations Command (USSOCOM).
L’USMC sur la touche
Conscient de ses lacunes en matière D’AFO, l’état-major de L’USMC tenta de regagner ses prérogatives en développant à partir de 1987 le concept des Marine Expeditionary Unit (Special Operations Capable), ou MEU (SOC), afin de combler le vide créé par le fait que les SEAL étaient de plus en plus employés au profit de L’USSOCOM et de moins en moins disponibles pour les MEU, et pour les AFO menées conjointement entre Marines et Navy.
Mais si les Leathernecks se considéraient comme une force étant « spéciale» par définition, leur spectre de missions ne remplissait pas les critères de L’USSOCOM et ils accusaient des années de retard sur les SEAL en matière de clandestinité. Le résultat d’une tendance historique du Corps à dissoudre ses unités de Marine Raiders ou de Force Recon après un conflit et à sous financer ses capacités SOF, qui n’a pas permis à ces dernières de se maintenir et de se développer au fil du temps comme ce fut le cas dans les autres branches du Pentagone. D’autre part, le Corps était également handicapé par un accès plus limité aux technologies de pointe, là où les forces spéciales bénéficient de facilités de financement et de processus d’acquisition rendus possibles par leur faible volume de force et le caractère stratégique de leurs opérations. À partir de la fin des années 1990, les SEAL cessèrent de se déployer avec les MEU (SOC) et se concentrèrent sur les missions de L’USSOCOM.
Cela se refléta dans l’attribution des missions lors des phases préparatoire et initiale d’«enduring Freedom» fin 2001 : les Marines furent laissés de côté tandis qu’une Special Operations Task Force basée sur L’USS Kitty Hawk était chargée de conduire des reconnaissances et des raids en profondeur dans le sud de l’afghanistan. Les Marines attendirent près d’un mois avant de poser le pied sur le sol afghan, et bien que la TF 58 disposât de 12 équipes de Force Recon, ce furent encore les SEAL qui effectuèrent les reconnaissances préalables à leur arrivée à Rhino.
Ce cas de figure montre aussi qu’alors même que L’USMC disposait d’éléments aptes à effectuer des AFO pour le compte des MEU, le commandement de théâtre n’a pas pris la mesure des capacités réelles d’une Marine Airground Task Force (MAGTF), et a préféré confier cette mission aux forces spéciales. Plus significatif encore, les AFO de certaines opérations ont été confiées au JSOC, spécialisé dans les « black ops », plutôt qu’aux unités « white » de L’USSOCOM. Cela souligne la difficulté croissante des AFO et l’importance qu’elles ont prise au fil des années, et leur rapprochement avec la communauté du renseignement.
Le cas de l’opération « Anaconda »
À partir de 2001, les opérateurs de L’ISA ont accompagné les Delta et le Naval Special Warfare Development Group (DEVGRU) dans nombre de leurs missions, opérant sous le nom de Gray Fox. Les opérations « Anaconda » (Afghanistan, février 2002) et « Viking Hammer » (nord de l’irak, mars 2003) comptent parmi celles ayant le plus largement fait appel aux AFO. Lancée en plein hiver, «Anaconda» visait à détruire un regroupement de forces d’al-qaïda et des talibans dans la vallée de Shahikot, située au sud de Gardez, dans l’est de l’afghanistan. Une milice pachtoune, encadrée par des Special Forces, devait ratisser le fond de vallée tandis qu’un bataillon de la 10th Mountain Division et un autre de la 101st Air Assault bloqueraient les accès à l’est et au nord pour empêcher l’adversaire de fuir.
Les AFO furent conduites en deux temps, par des unités du JSOC sur lesquelles le commandant de la Task Force Mountain n’avait pas autorité. Une première reconnaissance environnementale, destinée à tester le terrain et à évaluer ses contraintes, furent menées par deux équipes, India et Juliet, constituées d’opérateurs de la Delta Force, du DEVGRU, de Gray Fox et du 24th Special Tactics Squadron.
India, arrivant par le sud de la vallée, fut bloquée par le terrain, trop accidenté. Juliet devait reconnaître les accès par le nord, et les deux équipes parvinrent aux mêmes conclusions : Al-qaïda ne s’attendait pas à ce que les Américains affrontent le blizzard et pénètrent leurs lignes dans des conditions aussi dures, et avait concentré sa surveillance sur les routes praticables en véhicule.
Une seconde reconnaissance fut lancée cinq jours avant le début de l’opération, avec une équipe supplémentaire, Mako 31, envoyée par le DEVGRU. Trop voyants pour ce type d’infiltration, les hélicoptères furent laissés de côté au profit de quads équipés de phares infrarouges, permettant à Juliet de s’économiser tout en accroissant la charge utile. L’équipe arriva par le nord, mais les passages repérés par L’ISR s’avérèrent impraticables, forçant les commandos à traverser de nuit un village censé abriter une centaine de djihadistes avant de grimper une pente à 45 degrés pour éviter un champ de mines, à travers une neige de plus en plus épaisse, avant d’atteindre leurs postes sur le versant est. Les trois opérateurs d’india s’infiltrèrent à pied jusqu’à leur poste au sud-ouest de la vallée, tandis que les cinq hommes de Mako 31 effectuèrent une progression éprouvante par le sud, pour découvrir que leur poste d’observation était occupé par une mitrailleuse lourde et cinq combattants ennemis, qu’ils éliminèrent. Outre le fait que seule une reconnaissance HUMINT aurait permis de neutraliser ce type de menace, les observations des trois équipes montrèrent que les forces d’al-qaïda occupaient aussi bien les points hauts que les fonds de vallées.
Toutefois, lorsque les compagnies d’infanterie arrivèrent dans la vallée, elles furent prises sous des feux beaucoup plus intenses que prévu, et les trois équipes AFO positionnées en altitude jouèrent un rôle vital, donnant au commandementunemeilleureperception de l’espace de bataille et dirigeant des frappes aériennes pour dégager les fantassins en contrebas. Le bilan d’«anaconda» démontra les risques encourus dans des opérations reposant trop sur la technologie : les AFO avaient pu recueillir nombre d’informations ayant échappé aux drones, et ont donné à l’état-major une bien meilleure vue de l’espace de bataille que celle qu’il aurait eue avec L’ISR seul.
Un nouveau rôle dans les opérations interarmes
La doctrine interarmes américaine a évolué à partir le milieu des années 1990, et les AFO sont devenues une série complexe d’opérations clandestines, qui les ont fait basculer dans le giron des forces spéciales durant la seconde moitié des années 2000. Pour L’USMC, le concept D’AFO restait limité aux préparations de débarquement, ne requérant pas les mêmes compétences et s’inscrivant dans une temporalité courte, limitée à 72 heures. De son côté, L’USSOCOM reçut l’aval du Congrès en 2005 pour étendre ses prérogatives en préparation de l’espace de bataille pour y inclure les AFO, qui devinrent une combinaison d’actions directes, de reconnaissance spéciale et de Foreign Internal Defense, autorisant ses spécialistes du renseignement à recruter des informateurs et à entraîner des combattants étrangers pour qu’ils servent de force paramilitaire.
De facto, L’USSOCOM était en train de marginaliser les Marines, en dépit du programme Special Operations Capable, et de les rendre dépendants des forces spéciales pour accéder à l’espace de bataille. Il n’en fallait pas
moins pour pousser L’USMC à investir dans le développement du Marine Corps Forces Special Operations Command (MARSOC) et dans l’interopérabilité entre MEU et forces spéciales afin de maintenir son statut de première force d’intervention et de facilitateur au profit des autres forces conventionnelles. Mais les Marine Raiders ont subi le même effet d’aspiration que les SEAL dix ans plus tôt, devenant de plus en plus employés par les Theater Special Operations Command (TSOC), et donc de moins en moins disponibles pour les MEU.
À la même période, le MARSOC passa sous le commandement de L’USSOCOM, déstabilisant l’organisation de L’USMC : les Marine Raiders avaient été créés en absorbant les membres des Force Recon, seule réelle capacité SOF du Corps. En 2008, le général Conway décida de recréer des compagnies de Force Recon afin de récupérer une capacité organique D’AFO. Elles sont employées au niveau de la MAGTF. Utilisés comme force expéditionnaire depuis plusieurs décennies, les Marines opèrent actuellement une réarticulation générale vers les opérations amphibies. Pour s’adapter à la nouvelle organisation interarmes des forces américaines et à leur future doctrine d’emploi, les Leathernecks doivent maintenant redéfinir leur vision, basculant d’un concept purement naval à un concept interarmes par nature, portant sur une force hautement entraînée à contrer les stratégies de déni d’accès actuelles, déployée le plus souvent de manière clandestine sur des périodes se mesurant en semaines, voire en mois ou en années.
La vision qui prévaut pour l’horizon 2020, baptisée Globally Integrated Operations, nécessite une intégration des forces entre Marines et forces spéciales pour combler le vide capacitaire entre ces dernières et les forces conventionnelles, mais avec une continuité de commandement qui assure la meilleure synergie entre les différentes composantes d’une force interarmes. Cela offrirait au Joint Chief of Staff ainsi qu’aux Geographic Combatant Commanders des options à tiroirs reposant sur la mobilité, la capacité de manoeuvre, L’ISR, le soutien, les feux d’appui et la protection des forces fournies par L’USMC, ainsi que sur les compétences spécifiques, la précision des effets et la présence au niveau global des unités de L’USSOCOM.
De cette manière, une AFO interarmes se déroulerait en deux phases : en premier lieu, la MEU fournirait les plates-formes mobiles pour infiltrer les éléments de reconnaissance, la MAGTF assurant le contrôle opérationnel de l’ensemble tandis que les Marines se rattacheraient au TSOC concerné pour garantir une continuité de commandement et iraient identifier les points d’accès au profit des forces conventionnelles, en travaillant avec les concepts opérationnels des forces spéciales. Pendant ce temps, les forces spéciales effectueraient des missions de reconnaissance, d’actions directes et de guerre non conventionnelle pour modeler l’espace de bataille au niveau stratégique. Outre le domaine du SIGINT, leurs prérogatives incluraient les missions de Close Target Reconnaissance réalisées par des agents locaux ou des opérateurs en civil, les missions d’élimination à très basse visibilité pour limiter les pertes alliées et l’interdiction de cible dans la profondeur.
Dans un second temps, la MAGTF transférerait le contrôle opérationnel au commandant de la force interarmes maritime une fois sa zone d’opérations définie, et la MEU assumerait le commandement de la composante maritime des AFO. Les forces spéciales seraient affectées au soutien de la force interarmes et faciliteraient les opérations de la MAGTF qui prendrait en charge le modelage de l’espace de bataille au niveau opératif. Ainsi, les Marines et les forces spéciales se répartiraient les opérations de précrise, permettant aux premiers de développer leurs capacités en matière de reconnaissance et de surveillance, d’information warfare, avec également des prérogatives concernant le guidage terminal des feux ainsi que des actions directes limitées.