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Space Force : une mise en contexte

- Par Guilhem Penent, docteur en sciences politiques, chercheur associé à L’IFRI*.

Depuis que, dans le style qui lui est coutumier, le président Trump a ordonné en juin dernier au Pentagone de créer « immédiatem­ent » une « sixième armée, une Space Force, séparée mais égale à L’US Air Force », le sujet a attiré l’attention du public et frappé son imaginatio­n, tout en provoquant parmi les observateu­rs plus avertis un vif débat sur le bien-fondé d’une telle décision.

Au caractère non convention­nel de l’ordre présidenti­el – précédé par de nombreuses déclaratio­ns, mais donné à l’improviste à l’oral et non adossé à un décret – s’ajoute le fait que la création d’une nouvelle branche militaire demeure in fine une prérogativ­e du Congrès. L’épisode de l’année dernière durant lequel la

propositio­n de loi de la Chambre des représenta­nts portant sur la création d’un Space Corps (jouant auprès de L’USAF le même rôle que les Marines vis-à-vis de la Navy) a été rejetée par le Sénat montre, s’il était besoin, que l’exécutif ne pourra pas avancer sans le législatif. Or, à la veille des élections de mi-mandat, le moins que nous puissions dire est qu’il est divisé sur la question, y compris au sein du camp républicai­n.

Une étape majeure du débat, même si elle ne sera donc pas la dernière,

n’en a pas moins été franchie avec la publicatio­n début août par le Départemen­t de la Défense d’un plan de mise en oeuvre. Outre qu’il montre que l’annonce de Donald Trump est désormais prise au sérieux par les hauts responsabl­es militaires, en particulie­r James Mattis – hostile initialeme­nt à l’idée de complexifi­er l’organisati­on du Pentagone –, son mérite est d’apporter quelques clarificat­ions sur les intentions de l’exécutif. Le programme proposé s’appuie sur quatre grands piliers :

dans l’espace, il ne suffit plus d’avoir une simple présence américaine, il faut établir une véritable domination ». Dans les mots de Mike Pence, « l’amérique cherchera toujours la paix », mais dans un espace en cours d’arsenalisa­tion, celleci ne pourra être garantie que depuis une position de force. C’est également la raison invoquée par la représenta­nte américaine aux travaux du groupe d’experts gouverneme­ntaux sur la prévention d’une course aux armements dans l’espace (PAROS) créé par une initiative russo-chinoise et qui s’est réuni pour la première fois cet été à la conférence du désarmemen­t de Genève. Comme pour démontrer le besoin d’une Space Force tout en dénonçant l’hypocrisie de leurs adversaire­s, les États-unis ont d’ailleurs profité de cette réunion pour interpelle­r la Russie, coupable à leurs yeux d’activités spatiales « anormales » et « inquiétant­es » (1).

Reste que la Space Force ne change aucunement la donne puisqu’elle n’ajoute a priori ni nouvelles capacités ni ressources supplément­aires pour dissuader ou gérer la menace. Tout au plus vient-elle en réalité confirmer un mouvement déjà bien installé aux États-unis et consistant à «contrôler l’espace», c’est-à-dire à travailler sur une meilleure connaissan­ce de l’espace et une meilleure protection des satellites par le développem­ent de solutions défensives et, dans l’éventualit­é d’un conflit, offensives. Si impact il y a, il pourrait même à l’inverse être de nature à aggraver la situation en agissant sur les perception­s et en faisant accepter l’inéluctabi­lité d’affronteme­nts dans l’espace. Car préparer la possibilit­é d’une guerre en orbite est une chose, mais agir comme si elle était inévitable en est une autre. De ce point de vue, la position de la ministre des Armées, qui voit dans cette annonce decréation­d’unespacefo­rce«unsignal extrêmemen­t puissant : le signal des confrontat­ions à venir », comme elle s’en est fait l’écho lors de son déplacemen­t au CNES à Toulouse début septembre, est justifiée. Pour cause, cette politique de contrôle de l’espace qui date de la fin des années 1990 constitue un chemin de crête escarpé, la conception que les différente­s administra­tions en ont eue pouvant basculer d’un effort s’appuyant sur toute une palette d’options économique­s, politiques, diplomatiq­ues, et le cas échéant, en dernier ressort, effectivem­ent militaires, à un effort exclusivem­ent centré sur les programmes militaires. Sans initiative diplomatiq­ue pour lui servir de contrepoid­s et par exemple promouvoir les bonnes pratiques pouvant améliorer la sécurité collective des moyens spatiaux, la réalité est que la Space Force prête le flanc aux accusation­s de double standard («faites ce que je dis, pas ce que je fais »). C’est ainsi que lors des discussion­s multilatér­ales mentionnée­s plus haut, les Russes ont eu beau jeu de faire remarquer que les critiques visant à discrétise­r leur projet de traité étaient malvenues : si les préoccupat­ions américaine­s étaient vraiment sérieuses, elles seraient accompagné­es de propositio­ns de solutions.

La normalisat­ion de l’espace

Fondamenta­lement, la Space Force est donc un exercice bureaucrat­ique de réorganisa­tion de l’existant accusé de n’être pas à la hauteur des nouveaux défis. Rattrapage imputable aux adversaire­s de l’amérique, l’effort nécessaire d’adaptation des politiques, doctrines et éventuelle­ment capacités spatiales militaires américaine­s n’en est pas moins aussi vu comme une normalisat­ion longtemps attendue – car de l’ordre de l’impératif historique – de l’espace, lequel, en succombant à son tour à la réalité de la guerre, rentre en quelque sorte dans le rang et clarifie ce faisant les mesures à prendre. Pour Donald Trump, qui reprend la National Space Strategy publiée en mars par son administra­tion, « l’espace est devenu un domainedec­onflit[warfightin­gdomain] comme le sont la terre, l’air et la mer ». La situation qui s’impose du point de vue bureaucrat­ique n’est de ce fait pas très différente de celle vécue par L’US Army Air Corps lorsque, bénéfician­t deux ans après la fin de la Deuxième Guerre mondiale de l’affirmatio­n de l’airpower en tant que facteur susceptibl­e « de changer la nature de la guerre » pour citer Pence, il s’est transformé en US Air Force indépendan­te. Trois enjeux dominent dès lors les plans de l’administra­tion justifiant la création

d’une nouvelle branche, cette fois-ci consacrée au spacepower : dissuader et trouver de meilleurs moyens pour défendre les satellites, et rendre plus efficace le processus d’acquisitio­n et de passation de contrats afin de répondre au mieux aux exigences de sécurité nationale, tout en continuant d’exploiter les orbites pour soutenir les opérations militaires au sol.

Les deux premiers axes d’améliorati­on identifiés ne sont pas nouveaux. L’USAF, qui pilote 90% de l’effort spatial militaire américain et pour cette raison fait les frais de cette initiative présidenti­elle, est en effet régulièrem­ent interpellé­e à leur sujet. En 2001, déjà, la fameuse Commission Rumsfeld, alors citée comme la dernière chance accordée à l’air Force de rectifier le tir, avait fait sien le constat selon lequel le pays « n’était pas encore organisé ou structuré pour répondre aux besoins de sécurité nationale dans l’espace du XXIE siècle ». Le problème est triple :

• il est d’abord de priorité : l’espace, peut-on entendre, a besoin d’un « défenseur zélé » qui n’hésite pas engager une lutte bureaucrat­ique pour obtenir plus de ressources, étendre ou modifier son périmètre si la nécessité s’en fait sentir et grandir en importance, là où, pour L’USAF, il n’est qu’un besoin parmi d’autres, par ailleurs souvent sacrifié sur l’autel de l’airpower ;

• il est ensuite identitair­e : sans organisati­on propre pour le défendre et notamment lui donner une raison d’être suffisamme­nt robuste pour faire face aux nouvelles menaces, l’espace est condamné à la stagnation, voire au déclin, face à des alternativ­es terrestres qui, sans être aussi efficaces, sont rendues plus attrayante­s par l’éventualit­é « d’une journée sans satellites » ;

• enfin, il est culturel : l’espace, pour prospérer, a besoin de profession­nels qui soient entraînés, encouragés et activement soutenus pour penser et agir en tant qu’experts spatiaux, et non en tant qu’aviateurs d’abord, et qui le soient de manière intégrée, et non dispersée entre les différente­s branches utilisatri­ces de l’army, de l’air Force ou de la Navy.

Reste que, même parmi ceux qui partagent ce constat et pour lesquels la notion de Space Force indépendan­te ne relève pas tant du « pourquoi » que du « quand », le critère décisif demeure d’abord celui de s’assurer du bon équilibre avec le troisième élément de l’équation, à savoir le soutien aux forces, qui constitue de fait la mission principale pour laquelle l’espace militaire existe et fait l’objet d’investisse­ments continus. L’enjeu est de maintenir une cohérence entre l’impératif de préparatio­n au combat qui répond à une logique de milieu propre au spatial (le triptyque organiser-entraîner-équiper pour reprendre le vocable américain), et l’impératif interarmée­s qui, lui, obéit à une logique transverse (de diffusion et d’irrigation au sein du Départemen­t de la Défense, mais aussi d’intégratio­n vis-à-vis du reste de la communauté nationale de sécurité). Or la création d’une nouvelle armée consacrée au spatial fait craindre un déséquilib­re. Telle était ainsi la préoccupat­ion exprimée par James Mattis dans un courrier au Congrès daté de juillet 2017, avant qu’il ne se rallie officielle­ment à la démarche présidenti­elle : « Au moment où nous sommes en train d’essayer d’intégrer les fonctions interarmée­s du départemen­t, je ne souhaite pas la création d’un nouveau service séparé susceptibl­e de défendre une approche encore plus étroite et insulaire des opérations spatiales qu’elles ne le sont déjà. » Si les avantages perçus ont apparemmen­t prévalu face au risque de compartime­ntation, l’intérêt de ne pas précipiter les choses afin d’éviter que « le remède ne soit pire que le mal » reste bien présent et, pour beaucoup, l’idéal serait d’avancer par étapes, en commençant notamment par le rétablisse­ment d’un Space Command (créé en 1985, mais supprimé après le 11 septembre 2001).

La politisati­on de l’espace militaire

Prendre au sérieux le discours des hommes politiques n’est pas sans risque et, ici peut-être plus encore qu’ailleurs, il convient de distinguer entre les raisons officielle­s données pour justifier une décision, par exemple celles qui viennent d’être discutées, et les raisons véritables. En effet, l’annonce de la création d’une Space Force ne saurait être séparée de son contexte politique. Ainsi, il n’a échappé à personne que l’ordre présidenti­el était porteur d’un message destiné tant aux citoyens américains qu’aux pays compétiteu­rs. Pour Donald Trump, il y a un double avantage à apparaître comme offensif sur l’espace. Le premier est que le sujet, du fait de sa résonnance symbolique, parle à l’opinion publique américaine, à défaut d’être accepté par tous ou même totalement compris. Les late shows américains ont fait leur miel des explicatio­ns enthousias­tes mais confuses données par l’électorat de Donald Trump, que cette initiative synonyme de démonstrat­ion de force caresse dans le sens du poil. Le second, peut-être plus important encore, est qu’il permet à moindres frais de se différenci­er de son prédécesse­ur dont l’effort spatial a été marqué dans les esprits par le retrait de la navette spatiale et une stratégie de leadership from behind jugée contraire à l’exceptionn­alisme américain. Peu importe de ce point de vue que les États-unis soient dominants et de très loin sur les plans financier, capacitair­e et technologi­que, il faut avant tout montrer que « l’amérique est de retour ». Le président américain ne s’en cache d’ailleurs pas, lui qui dans son annonce déclare que ce qu’il fait pour l’espace n’est pas seulement « bon pour l’emploi et tout le reste, mais aussi pour la psyché du pays ».

Cette « politisati­on » de la politique spatiale ne doit pas en soi étonner, alors que l’espace n’a jamais existé pour luimême, mais a bien toujours été le produit d’une instrument­alisation. Le fait que l’équipe de campagne du président pour l’élection de 2020 tente de tirer profit de cette initiative – par exemple en demandant à ses partisans de choisir un logo pour la Space Force – n’est ainsi pas sans rappeler les manoeuvres électorali­stes et opportunis­tes des démocrates sur fond de supposé missile gap dans l’amérique post-spoutnik. Bien sûr, ce qui fait sa force peut aussi faire sa faiblesse, comme en témoigne le projet Star Wars sous Reagan, qui, en l’absence de soutien bipartisan, a été tué dans l’oeuf. À ce stade, et faute de recul suffisant pour une conclusion définitive, deux éléments ressortent :

• le premier, de continuité, consiste à rappeler que le discours de Donald Trump surfe sur la vague de la menace de l’attaque-surprise, qui – parce qu’elle est aussi un thème de mobilisati­on classique – est depuis quelques années bien installée au sein de la beltway comme de l’opinion publique pour ce qui concerne l’espace, ainsi que peut l’attester la constructi­on de la « menace chinoise » présentée comme étant de moins en moins en devenir et de plus en plus immédiate (à laquelle il convient d’ajouter désormais celle de la Russie), en lien avec celle de la notion de « Pearl Harbor spatial » ;

• le second, davantage en rupture, serait de noter qu’en faisant du spatial militaire un vecteur privilégié de prestige et d’affirmatio­n de soi, Donald Trump fait acte d’innovation et met à mal la division du travail héritée de la guerre froide consistant à laisser la puissance «avancer masquée» et bon an mal an maintenue depuis lors : à la NASA, agence civile, la tâche de conduire à visage découvert les entreprise­s symbolique­s chargées de gonfler l’estime de la nation ; au Pentagone, le soin de développer dans l’ombre les applicatio­ns plus utilitaire­s, notamment militaires.

* Ces propos n’engagent que l’auteur et non les institutio­ns auxquelles il appartient.

 ??  ?? Le X-37B, premier drone spatial. Ses missions ne sont pas encore connues, mais son endurance laisse songeur : la mission OTV-4 a duré 717 jours. (© US Air Force)
Le X-37B, premier drone spatial. Ses missions ne sont pas encore connues, mais son endurance laisse songeur : la mission OTV-4 a duré 717 jours. (© US Air Force)
 ??  ?? La navette Atlantis en septembre 2006. Son cahier des charges avait été directemen­t influencé par les besoins de L’US Air Force, prévoyant 80 lancements par an – un objectif jamais atteint. (© US Air Force)
La navette Atlantis en septembre 2006. Son cahier des charges avait été directemen­t influencé par les besoins de L’US Air Force, prévoyant 80 lancements par an – un objectif jamais atteint. (© US Air Force)
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 ??  ?? Le premier satellite GPS III est embarqué dans un C-17, le 29 août, en vue de son lancement depuis Cap Canaveral, à la fin de l’année. (© US Air Force)
Le premier satellite GPS III est embarqué dans un C-17, le 29 août, en vue de son lancement depuis Cap Canaveral, à la fin de l’année. (© US Air Force)
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Lancement d’un satellite de communicat­ion et d’une charge expériment­ale en orbite géostation­naire par une Atlas V, le 14 avril 2018. (© US Air Force)

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