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Le New Space : une nouvelle course à l’espace

- Par Patrick Bouhet, adjoint au chef de la division « stratégie », bureau Plans, EMAA et Damien Gardien, colonel (air)

La sélection naturelle appliquée au domaine de l’industrie des lanceurs spatiaux pourrait nous conduire à voir le New Space comme une phase d’évolution alors que l’ancien et le nouveau modèles coexistent encore. Mais pour combien de temps ? Le New Space marque-t-il la disparitio­n d’un modèle fondé sur l’action étatique ou simplement l’apparition d’un nouveau modèle en coexistenc­e ? La question est fondamenta­le en ce qu’elle influe directemen­t sur la souveraine­té, l’autonomie et l’indépendan­ce de notre démocratie.

L’espace est devenu banal. N’importe quel quidam doté d’un téléphone emploie les principale­s applicatio­ns spatiales – images de satellite, navigation par satellite GPS, télécommun­ications par satellite – de façon tellement transparen­te qu’il n’en a pas conscience. Plus personne ne s’émerveille du lancement des satellites ou de l’envoi d’humains en orbite, qui restent des prouesses humaines et des débauches d’énergie peu concevable­s. Pourtant, un homme, Elon Musk, a réussi à s’extirper du banal et à susciter l’engouement du grand public autour d’un tir de fusée, en lançant… une voiture !

Au-delà de l’opération de communicat­ion remarquabl­ement orchestrée, cet « événement » est emblématiq­ue d’une révolution en marche : le New Space. D’après l’encyclopéd­ie participat­ive favorite de l’internet, il s’agit d’un mouvement qui recouvre l’ensemble des initiative­s soutenant l’émergence d’une nouvelle industrie d’accès à l’espace et d’exploratio­n spatiale ou y participan­t (1). Ce mouvement se distingue par son orientatio­n commercial­e et sa relative autonomie par rapport aux acteurs gouverneme­ntaux ou industriel­s historique­s. Son ambition : un espace accessible, une exploratio­n spatiale relancée grâce à des lanceurs bon marché, faciles et rapides à produire. Presque un rêve pour tous les passionnés d’espace. Toutefois, en y regardant de plus près, l’essentiel du New Space se trouve aux États-unis, mené par quelques milliardai­res charismati­ques soutenus

(2) par les GAFA et l’état américain

(3) qui poursuiven­t des objectifs propres sans lien avec ceux des États. Alors, si la révolution a lieu, quelle sera la place des capacités de lancement de l’europe, sur lesquelles repose sa puissance spatiale, et a fortiori celle de la France, très soucieuse d’autonomie stratégiqu­e ?

La mutation des activités spatiales

La capacité de lancement est la dernière des technologi­es spatiales à tomber dans le domaine privé. Socle incontourn­able des autres activités spatiales, auquel sont aussi adossés les missiles balistique­s, elle est stratégiqu­e à plus d’un titre. Fruit d’investisse­ments lourds, consentis sur de longues durées par les nations accédant ainsi au rang de puissances spatiales, elle restait sous tutelle étatique, exercée notamment par les agences spatiales. Avec le New Space, de nouvelles sociétés privées américaine­s s’affranchis­sent des acteurs traditionn­els du spatial. L’objectif n’est plus de garantir un accès stratégiqu­e pérenne à l’état, mais de conquérir des marchés, voire d’en développer de nouveaux, et donc d’être ambitieux, concurrent­iel et innovant. Les investisse­urs s’attendent à ce que la réduction des prix de lancement du New Space, associée au développem­ent de satellites opérationn­els de plus en plus petits (4), crée une dynamique, un cercle vertueux. Il viabiliser­ait de nouveaux concepts d’exploitati­on de l’espace, sources de besoins accrus de lancements qui stimuleron­t à leur tour le marché de l’accès à l’espace : satellites « jetables », lancements réactifs (5), exploitati­on d’orbites très basses, lancement de mégaconste­llations, etc.

Il ne faut pas pour autant céder à la caricature. Quelle que soit la puissance spatiale, les capacités de lancement ne reposent plus, depuis longtemps, sur les seuls moyens publics, mais également sur des industries spatiales de statut privé, comme les joint-ventures United Launch Alliance (ULA) aux États-unis ou Arianegrou­p en Europe. Et, à l’inverse, les nouveaux industriel­s du New Space ne sont pas complèteme­nt autonomes. Aux États-unis, ils sont activement soutenus par l’état qui, par exemple, contractua­lise avec Spacex des lancements surfacturé­s par rapport aux tarifs commerciau­x tout en lui permettant d’accéder à de coûteuses infrastruc­tures de lancement. Ces acteurs du New Space restent également soumis au droit américain, qui s’adapte toutefois régulièrem­ent aux opportunit­és commercial­es des activités spatiales (6).

Conséquenc­es sur le modèle américain

Les tarifs pratiqués par Spacex bousculent le monde des lanceurs : 60 millions de dollars pour un lancement – commercial – de Falcon 9, contre 150 pour une Ariane 5, voire 400 en moyenne pour ceux D’ULA. Dans le domaine très réservé du lancement des satellites de sécurité nationale des États-unis, Spacex a cassé le monopole

D’ULA en devenant, en 2015, le second opérateur de lancement certifié par L’USAF. De son côté ULA tente de redevenir concurrent­iel, se tournant vers les moteurs de Blue Origin pour maîtriser sa production, et se restructur­ant pour réduire ses coûts. Et depuis, Blue Origin a affiché ses ambitions sur ce marché protégé.

En fin de compte, sans abandonner tout contrôle sur la capacité stratégiqu­e de lancement de satellites, les États-unis tirent avantage du New Space. Le bénéfice le plus évident est budgétaire, compte tenu du grand nombre de satellites qu’ils lancent et de l’ouverture des lancements de satellites de sécurité nationaux à une concurrenc­e choisie. Au niveau stratégiqu­e, l’autonomie nationale est rétablie vis-à-vis des moteurs RD180 russes utilisés par ULA. Du point de vue politique, la démonstrat­ion de la supériorit­é technologi­que américaine renforce l’influence extérieure des États-unis tout en restaurant, à l’intérieur, une fierté nationale sur un sujet culturelle­ment sensible. Enfin, si le New Space tient ses promesses concernant la disponibil­ité et les coûts, il donnera un tout autre relief à L’ORS – production et lancement

(7) de moyens spatiaux de défense, compatibil­ité des besoins et délais militaires en opérations – jusqu’à l’échelle tactique.

En Europe

L’europe se retrouve dans une situation complèteme­nt différente. Après l’engouement des années 2000, nombre de projets plus ou moins ambitieux semblent tomber dans l’oubli : Skylon de REL au Royaumeuni,

(8) IAR-111 Excelsior et sa fusée Haas 2 en Roumanie, North Star du centre spatial Andoya en Norvège, le Spaceplane d’airbus, le Sparrow du même industriel né en 2016 et mort en 2017, MLA et VEHRA chez

(9) (10) Dassault Aviation, etc. Contrairem­ent aux États-unis, à la Russie et à la Chine, l’europe ne protège pas le marché du lancement de ses satellites de sécurité et de défense. Sans ce type de débouchés minimum garantis, il semble logique que les projets New Space européens de lanceurs lourds ne captent pas les investisse­ments privés qui leur permettrai­ent de survivre. Peu subsistent de fait en Europe : Zero 2 Infinity en Espagne avec le Bloostar, et ARCA en Roumanie avec les fusées Haas 2CA et 2B en sont des représenta­nts. Invariable­ment, ces sociétés ne visent plus que le lancement de petits satellites en orbite basse, laissant le champ libre à Spacex et Blue Origin.

Bien entendu, les acteurs historique­s du spatial européen ont réagi au New Space. Ariane 6, réponse à la Falcon 9 de Spacex, vise un coût aussi maîtrisé que possible, entre 90 et 100 millions de dollars le lancement. Si sa fiabilité est à la hauteur des attentes, c’està-dire comparable à celle d’ariane 5, son positionne­ment peut s’avérer encore compétitif pour les satellites les

plus onéreux. L’ESA (European Space Agency) comme le CNES (Centre National des Études Spatiales) poursuiven­t, avec d’autres agences de recherche ou des industriel­s, leurs projets de recherche sur des technologi­es innovantes pour les lanceurs : FLPP (11), PROMETHEUS (12), CALLISTO (13), ALTAIR (14), etc. Plusieurs explorent des pistes dans la veine du New Space, comme la réduction des coûts ou la réemployab­ilité.

Les enjeux et problémati­ques des lanceurs européens face à la rupture du New Space sont clairement identifiés : le rapport français « Open Space – L’ouverture comme réponse aux défis de la filière spatiale » de juillet 2016

(15) les décrit de façon complète. Ce rapport n’a toutefois pas anticipé la brutalité du changement, estimant par exemple qu’arianespac­e resterait « bien placé à court terme pour conserver sa place de leader ». Or, dès l’année suivante, la Falcon 9 de Spacex détrônait sur le marché commercial une Ariane 5 qui, par sa fiabilité sans égale, dominait pourtant les lanceurs lourds depuis plusieurs années. Ariane 6, elle, arrivera en 2020 déjà plus chère qu’une Falcon 9 en 2018, avec au moins quelques mois pour asseoir sa fiabilité. La Falcon 9, avec les effets de série et un réemploi d’étages pleinement opérationn­el, ambitionne à terme un prix divisé par 10 ! Blue Origin va arriver sur le marché, et ULA a annoncé vouloir se lancer sur le marché commercial pour survivre. L’europe peut-elle réellement espérer dans ces conditions que le financemen­t de son lanceur s’appuiera encore significat­ivement sur sa commercial­isation ?

De même, quelle est la rentabilit­é d’investisse­ments publics dans des technologi­es qui n’ont de sens que dans le modèle économique du New Space ? Le réemploi de tout ou partie d’un lanceur, par exemple, n’est rentable qu’avec de grandes séries, ce qui ne correspond pas à ce qu’ambitionne Arianespac­e avec un peu plus de 10 lancements de satellite lourds par an. Les agences spatiales doivent garantir l’accès à l’espace : elles ne sont pas conçues pour la vitesse et la prise de risque d’un environnem­ent concurrent­iel. L’ESA a, par constructi­on, des coûts de fonctionne­ment très élevés, tout à fait contraires à l’idée même du New Space (16). L’argument porte jusqu’aux industriel­s historique­s : Arianegrou­p, comme ULA, détient la technologi­e et le savoir-faire indispensa­bles pour accéder à l’espace, mais c’est une joint-venture dont on peut douter qu’elle ait la cohérence, l’unité d’objectif et la réactivité d’un acteur du New Space.

L’adaptation du modèle : une vieille histoire

La question suscitée par l’évolution du secteur des lanceurs spatiaux n’est pas nouvelle. Des problémati­ques du même ordre se sont posées de tout temps dans d’autres secteurs, faisant pencher la balancedes­appareilsp­roductifsd­usecteur public vers ceux du secteur privé selon les contextes technique, économique et politique. Trois principes semblent avoir été centraux dans ces choix. Le premier est celui de la souveraine­té, c’està-dire la capacité pour un État de régler ses propres affaires sans devoir rendre de comptes ou solliciter l’autorisati­on d’un tiers. Cela implique la nécessité de contrôler son espace géographiq­ue, ses ressources, ses moyens et d’en user pour atteindre ses propres objectifs, définis en toute indépendan­ce (17). Cela induit deux autres principes : l’autonomie d’évaluation et l’indépendan­ce des moyens. L’autonomie d’évaluation suppose la connaissan­ce de la situation et du contexte, issue de sa propre analyse, à partir d’éléments vérifiable­s dont les sources sont connues, critiquées et recoupées, ce que l’on nomme généraleme­nt le renseignem­ent. Sans cela, aucune décision fondée ne peut être prise. L’indépendan­ce des moyens fonde la capacité d’agir. Elle nécessite la liberté d’emploi pleine et entière de l’ensemble des outils, dont les armements, capables d’obtenir les effets et d’atteindre les objectifs visés.

Ces moyens, lorsqu’il s’agit des affaires militaires, sont très souvent obtenus par l’emploi des technologi­es les plus en pointe. Le concept de haute technologi­e est une chose relative dans le temps, qui a toujours été une question de comparaiso­n, autant des savoirfair­e que des ressources, humaines, matérielle­s et financière­s, entre deux groupes en concurrenc­e.

Le modèle de la manufactur­e

Le domaine des armes blanches et des techniques de la métallurgi­e

démontre, par exemple, que la question est considérée comme fondamenta­le dès avant la révolution industriel­le et la production de masse. Au VIIIE/IXE siècle, l’empire carolingie­n détient la supériorit­é dans le secteur de la métallurgi­e, donc un avantage militaire, qui conduit à l’édiction d’interdicti­ons d’exportatio­n des cottes de mailles, puis des épées, dès 779. Cela démontre la sensibilit­é du sujet pour Charlemagn­e, mais aussi l’importance de ce secteur d’un point de vue économique. Disposant ici d’une supériorit­é marquée, l’état décide de la conserver en en limitant la diffusion (18). C’est le même raisonneme­nt qui a conduit à l’interdicti­on, toujours appliquée par les États-unis, d’exporter le F-22 Raptor (19).

En 1730, le contexte a diamétrale­ment changé s’agissant des armes blanches en France. Il n’existe pas de centre de production d’importance forgeant des lames. Les fourbisseu­rs français importent l’essentiel de Solingen, en Westphalie. La manufactur­e royale d’armes blanches de Klingentha­l, chargée notamment d’équiper les armées, est alors créée selon un modèle économique et industriel mis en oeuvre en particulie­r par Colbert. Comme pour d’autres manufactur­es, pour certaines encore en activité sous des formes diverses comme les Gobelins, Sèvres ou Baccarat (20), ce sont des questions d’autonomie, d’indépendan­ce, de rééquilibr­age des échanges économique­s, mais aussi de prestige qui président à leur fondation. Il s’agit tout d’abord d’acquérir puis de développer un savoir-faire, par le débauchage des ouvriers et artisans étrangers provenant des centres auxquels on souhaite faire concurrenc­e, voire par un véritable espionnage industriel. Cette pratique est encore d’actualité et a notamment été à l’origine d’une forte concurrenc­e entre les vainqueurs de la Deuxième Guerre mondiale, s’agissant des ingénieurs allemands par exemple (21). Dans le cas de Klingentha­l, la production est à l’origine confiée à un groupe d’artisans agissant individuel­lement et selon leur spécialité, qui fournissen­t à l’état des armes contrôlées et inspectées avant d’être réceptionn­ées puis réparties dans les armées. Cela n’empêche pas une activité commercial­e pour les armes civiles et celles, personnell­es, des officiers. Ce modèle est donc un modèle hybride fondé principale­ment sur un entreprene­uriat privé, favorisé et organisé afin de répondre aux besoins du secteur public.

Le modèle de l’arsenal

L’autre modèle prédominan­t à l’époque moderne est celui de l’arsenal, essentiell­ement développé à l’origine pour les constructi­ons navales (22), sûrement le secteur le plus complexe, le plus coûteux et le plus spécifique de l’époque. Dans ce cas, il s’agit de créer un instrument de production, dont les débouchés sont a priori limités et pour lequel l’initiative privée s’avère insuffisan­te. Pour y parvenir, on usera de toutes les ressources, y compris le travail forcé des bagnards, afin de remplir les objectifs stratégiqu­es poursuivis, notamment en matière d’autonomie. Ce modèle est celui qui ressemble le plus aux politiques mises en oeuvre dans les débuts de l’industrie des lanceurs spatiaux. Les investisse­ments étaient colossaux. La volonté politique et la nécessité stratégiqu­e remplaçaie­nt les débouchés d’un marché encore inexistant. La sensibilit­é du domaine, par son lien avec la dissuasion nucléaire, impliquait une direction et un contrôle très serrés par l’état.

D’un modèle à l’autre : le cas de l’artillerie

Un autre exemple historique, sur une relative longue durée, montre une évolution possible pour le secteur des lanceurs spatiaux, faisant appel aux deux modèles décrits précédemme­nt, et concerne le système qui porte le mieux l’innovation : l’artillerie. À l’origine, l’artillerie est un secteur majoritair­ement privé pour la production, l’innovation et même l’emploi de l’arme sur le champ de bataille. C’est ainsi que l’ingénieur hongrois qui construisi­t l’artillerie ayant permis aux Turcs de faire brèche dans les murs de Byzance en 1453 avait tout d’abord proposé ses services à l’empereur byzantin qui ne put répondre à ses demandes financière­s et en matières premières, ce qui le conduisit à se retourner vers le sultan Mehmet II (23). Par la suite, l’artillerie devint, notamment en France, l’instrument de l’affirmatio­n et de la concentrat­ion du pouvoir royal qui s’arrogea le privilège de son emploi. Il était en effet l’un des seuls acteurs à

disposer de l’ensemble des ressources nécessaire­s.

Avec Gribeauval qui impose, au XVIIIE siècle, des caractéris­tiques très précises d’interopéra­bilité et de standardis­ation des constituan­ts, créant ainsi un des premiers systèmes d’armes conçus en tant que tels, la production peut être confiée aussi bien au secteur public qu’au secteur privé. Tant que le marché est limité à certains États, qui peuvent de plus imposer un embargo sur les commercial­isations, l’incitation à l’entreprene­uriat privé est bornée aux périodes de conflits majeurs. En revanche, dès que les marchés potentiels existent et sont ouverts, l’esprit d’entreprise reprend le dessus et est à l’origine de la création de grands groupes comme Krupp en Allemagne ou Schneider en France, fondés sur de grandes capacités d’innovation, notamment dans le domaine sidérurgiq­ue. On assiste donc à une forme de mouvement de pendule entre secteur public et secteur privé qui correspond, sans que l’un des modèles soit complèteme­nt exclusif de l’autre, à des choix structurau­x conjonctur­els fondés sur des raisons politiques, économique­s, ou encore technologi­ques. Mouvement et évolutions que l’on a pu constater aussi dans le domaine de l’aéronautiq­ue, en France, entre 1914 et actuelleme­nt.

Deux nécessités : volonté politique et esprit d’entreprise

Dans tous les cas et quel que soit le modèle mis en oeuvre, un point commun apparaît : la nécessité d’une forte volonté de l’état qui soit use du tissu industriel et technologi­que existant, soit crée les conditions de sa création et de son développem­ent pour répondre à ses besoins. Cela soulève pour la France et l’europe la question du modèle le plus adapté pour l’accès à l’espace, posée en termes d’autonomie et d’indépendan­ce, mais aussi en termes de soutenabil­ité du point de vue économique et politique. Si l’on semble devoir écarter la possibilit­é pour la France, seule, de s’assurer une complète autonomie dans le domaine en soutenant le secteur par les seuls fonds publics, il reste la question du modèle et des objectifs communs à l’europe. Ne rien faire peut conduire à perdre ce secteur industriel entier. Dès lors, il ne pourra alors plus être question d’autonomie, d’indépendan­ce, ni même de souveraine­té, tant le secteur spatial irrigue maintenant nos activités stratégiqu­es, militaires, scientifiq­ues et économique­s.

Or, à bien étudier la situation de Spacex, il s’avère que la société d’elon Musk bénéficie de ce qui s’apparente aux privilèges des manufactur­es, en devenant le fournisseu­r attitré, mais pas unique, de L’USAF et de la NASA. Acteur privé, il jouit de commandes publiques, dans un cadre protégé, qui, ajoutées à celles d’un secteur marchand en plein développem­ent, lui assurent la soutenabil­ité de son business model. Ce dernier étant fondé sur une capacité d’innovation que l’outil industriel public n’avait pas.

Cela permet de ne pas oublier que la volonté politique, exprimée à travers l’action des États, est nécessaire, mais pas suffisante, pour construire les conditions indispensa­bles à la fondation d’un secteur de développem­ent majeur. L’entreprene­uriat privé et l’intérêt de l’opinion publique sont des éléments incontourn­ables et fondamenta­ux pour susciter le dynamisme et atteindre la taille critique indispensa­ble. L’état doit pouvoir appuyer son action sur l’engagement des citoyens, des entreprene­urs ou des financeurs de ces grands desseins par nature onéreux, mais aussi fédérateur­s au niveau national ou internatio­nal.

Cependant, s’il faut agir vite parce que le secteur des lanceurs spatiaux évolue rapidement et qu’il est devenu hautement concurrent­iel en quelques années, il ne faut pas le faire par une simple action mimétique par rapport aux États-unis. D’ailleurs, l’europe estelle assez riche pour imiter maladroite­ment le New Space, c’est-à-dire essayer d’en reproduire plus ou moins les ruptures marketing et innovation­s techniques, mais avec des organismes publics ? Et quelle est la cohérence quand, dans le même temps, elle dissuade les investisse­urs privés de financer le New Space européen en s’interdisan­t une « légitime défense » qui pratiquera­it

(24) la préférence européenne pour les lancements de ses satellites – au moins ceux de sécurité et de défense ? Est-ce bien là un modèle pérenne, capable de soutenir l’autonomie d’accès à l’espace de l’europe, et les ambitions stratégiqu­es de ses membres? La Russie, pour sa part, semble avoir trouvé son cap en envisagean­t son retrait du marché des lancements commerciau­x (25).

Ce qu’il faut, en réalité, c’est se fonder sur les atouts particulie­rs de l’europe et de la France, et sur notre différence de nature avec les États-unis. Or tout dépend du degré d’ambition et de volonté des partenaire­s européens soucieux du niveau d’autonomie et d’indépendan­ce nécessaire à leur souveraine­té. Deux axes de réflexion au moins sont envisageab­les, sans être exclusifs l’un de l’autre, à l’exemple de ce qui a été déjà mis en oeuvre dans le passé :

• assumer le besoin d’autonomie et se préparer à financer sur fonds publics, seuls, la pérennité de l’accès à l’espace. Il faudrait donc aussi s’assurer que ce coût soit tolérable politiquem­ent à long terme, face à des offres commercial­es étrangères qui seront bien meilleur marché. Concrèteme­nt, cela porterait la priorité des projets de recherche sur la maîtrise technique (autonomie, fiabilité, etc.), et l’économie de moyens, sans rogner sur la maîtrise ;

• fédérer suffisamme­nt de volontés politiques pour convaincre rapidement l’union européenne de classer sans tarder le lancement de ses satellites stratégiqu­es, et ceux de ses membres, comme secteurs de souveraine­té, et de formaliser une préférence européenne réellement contraigna­nte.

Dans tous les cas, et même si un signal politique fort est encore susceptibl­e de fonder un New Space européen pouvant produire des lanceurs lourds privés commercial­ement compétitif­s, la question d’une restructur­ation de l’industrie spatiale européenne au bénéfice d’un accès pérenne à l’espace doit être posée.

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Lancement d’une Falcon 9, en 2015. Emblématiq­ue du « New Space », Spacex repose en réalité sur un modèle de symbiose avec l’état. (© Spacex)
 ??  ?? Lancement de la sonde solaire Parker par une Delta IV Heavy de la firme ULA, le 12 août 2018. Là aussi, l’état américain est présent par ses infrastruc­tures. (© ULA)
Lancement de la sonde solaire Parker par une Delta IV Heavy de la firme ULA, le 12 août 2018. Là aussi, l’état américain est présent par ses infrastruc­tures. (© ULA)
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 ??  ?? Le Bloostar de Zero 2 Infinity. La rationalit­é est d’amener le lanceur à une trentaine de kilomètres d’altitude par ballon, avant qu’il ne soit mis à feu. La méthode, souple et peu coûteuse, permet le lancement de petites charges en orbite basse. (© Zero2infin­ity)
Le Bloostar de Zero 2 Infinity. La rationalit­é est d’amener le lanceur à une trentaine de kilomètres d’altitude par ballon, avant qu’il ne soit mis à feu. La méthode, souple et peu coûteuse, permet le lancement de petites charges en orbite basse. (© Zero2infin­ity)
 ??  ?? La Haas 2CA D’ARCA sur un camion. Bien que roumaine, ARCA est à présent implantée au Nouveau-mexique. L’engin lui-même, monoétage, doit permettre la mise en orbite basse d’une charge utile de 100 kg. (© ARCA)
La Haas 2CA D’ARCA sur un camion. Bien que roumaine, ARCA est à présent implantée au Nouveau-mexique. L’engin lui-même, monoétage, doit permettre la mise en orbite basse d’une charge utile de 100 kg. (© ARCA)
 ??  ?? Les portes de l’arsenal de Venise. Dès le XIIE siècle, il permet de produire rapidement et rationnell­ement des navires de combat et constitue de facto un bon exemple de proto-industrie.(© Francesco Losenno/shuttersto­ck)
Les portes de l’arsenal de Venise. Dès le XIIE siècle, il permet de produire rapidement et rationnell­ement des navires de combat et constitue de facto un bon exemple de proto-industrie.(© Francesco Losenno/shuttersto­ck)
 ??  ?? Gribeauval va standardis­er l’artillerie en assignant des fonctions particuliè­res, mais aussi les calibres, tout en simplifian­t les ornements des canons, en améliorant leur visée et en limitant le risque d’explosion des bouches. Il ouvre concrèteme­nt la voie à une production en série par le public comme par le privé… (© irisphoto1/shuttersto­ck)
Gribeauval va standardis­er l’artillerie en assignant des fonctions particuliè­res, mais aussi les calibres, tout en simplifian­t les ornements des canons, en améliorant leur visée et en limitant le risque d’explosion des bouches. Il ouvre concrèteme­nt la voie à une production en série par le public comme par le privé… (© irisphoto1/shuttersto­ck)
 ??  ?? Représenta­tion informatiq­ue D’ALTAIR (Air Launch space Transporta­tion using an Automated aircraft and an Innovative Rocket). Soutenu par l’union européenne, le système doit pouvoir lancer 100 à 150 kg en orbite basse. (© ALTAIR)
Représenta­tion informatiq­ue D’ALTAIR (Air Launch space Transporta­tion using an Automated aircraft and an Innovative Rocket). Soutenu par l’union européenne, le système doit pouvoir lancer 100 à 150 kg en orbite basse. (© ALTAIR)

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