L’intégration de la menace terroriste dans la politique de la ville
« Tous les principes de l’art de construire les villes se résument dans le fait qu’une cité doit offrir à ses habitants à la fois la sécurité et le bonheur. » Mais
(1) la vulnérabilité et la densité de population qui caractérisent les espaces publics en font aujourd’hui la cible première et régulière des terroristes. Qu’il s’agisse de zones piétonnes, de sites touristiques, de centres commerciaux, de marchés ou de salles publiques, ces lieux peuvent être touchés par des « attentats complexes de “haute intensité” combinant l’utilisation d’explosifs et d’armes à feu [ou des] attaques “moins sophistiquées” menées dans l’espace public au moyen d’objets d’usage courant, telles que des attaques à la voiture-bélier ou à l’arme blanche ».
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Un lien entre la criminalité ou la délinquance et le contexte spatial dans lequel celles-ci s’exercent est dégagé dans les années 1960 à la suite des travaux de l’école de Chicago sur les mutations des métropoles américaines des années 1920. L’espace déterminerait en partie le comportement d’un individu et le rôle que celui-ci entendrait y jouer. Chacun serait, d’après l’urbaniste Jane Jacobs (3), prêt à participer à la surveillance d’un quartier ou d’une rue s’il éprouve l’envie d’y vivre en sécu-
rité. Oscar Newman développe en 1972 le concept « d’espace défendable ».
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Il y expose la nécessité d’établir une hiérarchie des espaces compréhensible par tous pour leur permettre de développer un sentiment de contrôle, d’appartenance et de responsabilité des lieux.
La lecture conjointe de ces deux théories montre que la sécurité ne s’obtiendrait pas par une simple coercition, mais serait aussi la conséquence des aménagements réalisés pour l’obtention d’un espace public de qualité. L’urbanisme, « ensemble d’actions concertées visant à disposer avec ordre dans l’espace les habitants, les activités, les équipements et les moyens de communication » accompagne un
(5) projet de société tributaire des coutumes et habitudes de cette dernière. Indissociable de l’aménagement, luimême « inséparable de l’histoire, du patrimoine comme de la prospective »,
(6) il traduit une volonté de l’homme pour et sur son environnement. L’urbanisme « sécuritaire », couplé à la prévention situationnelle (7), permet ainsi « d’adapter l’espace de manière à limiter les opportunités de passage à l’acte d’éventuels délinquants » suivant trois principes :
(8) empêcher, dissuader et rassurer, et dans trois domaines : architectural, technique et humain. Ceux-ci sont-ils pertinents face à la menace terroriste ? Si oui, comment sont-ils mis en oeuvre ?
Le renforcement des structures et la réadaptation de l’espace
L’architecture sécuritaire à New York : des méthodes de construction repensées
Les attentats du 11 septembre 2001 ont été un traumatisme pour l’amérique qui garde en tête l’effondrement des deux tours jumelles en flammes. Si ce drame a, pour un temps, ralenti la construction de tels édifices dans les cities, les municipalités américaines ont dû revenir à cette occupation du sol en réponse à l’augmentation des densités urbaines (9). Dans ce cadre, la lutte contre le terrorisme s’opère davantage par l’organisation interne des bâtiments et par leurs matériaux de construction.
L’exemple de cette évolution est celui de la reconstruction de la 7 World Trade Center par les architectes Carl Galioto et Richard J. Farley. Le projet devait répondre à une exigence : redonner confiance aux citadins par la sûreté et la solidité du bâtiment. Pour satisfaire cette contrainte, les architectes ont décidé de doubler de manière systématique les couloirs d’évacuation et les tuyaux d’extinction incendie. Un escalier adjoint aux ascenseurs est réservé aux secours et aux pompiers tandis que ceux du personnel ont été élargis pour une meilleure gestion des flux afin d’éviter tout mouvement de panique. Les barres d’acier qui composent l’intérieur du béton armé ont été couvertes d’une couche ignifugée et le verre des vitres a laissé place à des films antiexplosion et anti-déflagration.
Cette tour a par la suite servi de modèle à la One World Trade Center (10), considérée comme l’un des bâtiments les plus sécurisés jamais construits (11). On y retrouve la redondance des systèmes de la 7 WTC précédemment évoquée, mais elle bénéficie surtout d’une structure interne inédite. Presque aussi haute que profonde, elle est dotée d’une charpente hybride de béton et d’acier qui s’articule autour d’un noyau central en béton ultra robuste (12). Les premiers étages de la tour n’ont pas de fenêtres
(13) pour une meilleure protection contre les voitures piégées ou autres types d’attaques terroristes au sol. L’organisation des flux au sein des bâtiments a elle aussi été repensée : les portes se ferment de manière automatique, l’entrée est unique et les larges couloirs qui la composent ne présentent aucun angle mort.
L’aménagement de l’espace parisien : sécuriser sans dénaturer
La problématique urbaine est différente en France. Il ne s’agit pas seulement de protéger les citadins, mais également de préserver le patrimoine architectural et son entourage immédiat. Selon Oscar Newman, la sécurité d’un espace passerait par la privatisation des voies publiques, leur fermeture au trafic, voire leur clôture
totale. De nouvelles solutions s’en inspirent et proposent des aménagements propres à la nature nouvelle de la menace ; plus discrets et intégrés au paysage urbain. La construction du mur de verre autour de la tour Eiffel est au croisement de ces objectifs. Elle répond à la baisse de fréquentation du site et est présentée comme une
(14) protection supplémentaire au dispositif précédent, qui reposait principalement sur l’opération « Sentinelle ». Ce mur pare-balles, d’une épaisseur de 6,5 cm, couvre une distance de 226,6 m du côté de l’avenue Gustave-eiffel et de 224,8 m le long du quai Branly. Les deux autres côtés sont constitués d’une grille métallique rappelant la structure de la Tour. L’ensemble s’élève à 3,24 m, et serait « à toute épreuve et d’une sécurité absolue » selon la SETE, la Société
(15) d’exploitation de la tour Eiffel.
Cet exemple parisien n’est pas unique. D’autres, moins visibles mais tout aussi médiatisés, se multiplient dans la capitale. L’implantation de stations Velib’ devant des édifices sensibles a été encouragée, car elle réduirait significativement, du moins plus que l’épaississement des façades, les dommages causés par une voiturebélier (16). Sept places parisiennes
(17) sont actuellement élargies. L’objectif premier est ici écologique : redonner la priorité aux piétons par une réduction de moitié de la présence des automobiles. L’aspect sécuritaire qu’il implique est toutefois intéressant : l’espace accordé aux passants est plus important, ce qui facilite l’éparpillement et la fuite en cas d’attaque.
Mais ces aménagements transformeraient la ville en une « forteresse »
(18) dans laquelle la priorité serait donnée à la circulation par la séparation des flux. La ville deviendrait « passante »
(19) et les axes et les systèmes de communication occuperaient une place centrale dans l’organisation du territoire. Paradoxalement, cette réduction progressive de l’espace public et des caractéristiques qui s’y rattachent entraînerait une perte de la cohésion sociale pourtant essentielle dans toute approche sécuritaire. La lutte antiterroriste nécessite une démarche réactive et répressive par l’implantation territoriale d’obstacles physiques à la volonté de tuer. Mais l’action antiterroriste réside tout autant dans la prévention contre la radicalisation et dans la dimension sociale de l’urbanisme.
La lutte contre la radicalisation par l’urbanisme : fantasme ou réalité ?
Le spatio-déterminisme de la radicalisation
La radicalisation prend de nombreuses formes du fait de l’individualisation de son processus. Elle peut reposer sur des contacts humains directs, ce qui amène à s’intéresser à l’environnement des personnes en voie de radicalisation. Parallèlement, la plupart des individus concernés et susceptibles de passer à l’acte seraient de jeunes adultes pour qui la première échappatoire réside dans la délinquance.
Les sociologues Clifford Shaw et Henry Mckay ont étudié en 1942
(20) le phénomène de concentration des délinquants appréhendés selon leur domiciliation et non selon le lieu de perpétration du délit en s’appuyant
sur le modèle zonal d’expansion des villes développé par Ernest Burgess en 1924 (21). Leurs conclusions sont les suivantes : les zones attenantes aux quartiers d’affaires accueillent les premières vagues de migrants. Celles-ci s’établissent par la suite en périphérie, ce qui fait de ces quartiers des zones de transition. Mais une proportion de ces populations ne connaît pas les mêmes mouvements migratoires et l’habitat est dégradé, car abandonné par ceux qui ont déménagé.
Ces travaux s’appliquent de nos jours aux zones enclavées dont la formation en grands ensembles d’immeubles s’accompagne de surcroît de passages sombres et de recoins délaissés. Ces espaces mal entretenus traduisent une perte de maîtrise de l’ensemble des pouvoirs publics et donnent une impression de zone de non-droit. Ce déficit de gestion déclenche alors une spirale d’insécurité et souvent de précarité pour les habitants. « La banlieue ghetto se transforme [alors] en une prison intérieure, et [certains] jeunes transforment le mépris de soi en haine des autres et le regard négatif des autres en un regard avili sur soi. La mutation de la haine en djihadisme sacralise [cette] rage et leur fait surmonter leur mal-être par l’adhésion à une vision qui fait de soi un chevalier de la foi et des autres, des impies indignes d’exister. »
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Les principes sécuritaires de rénovation et de gestion urbaines
Si le lien entre l’exclusion spatiale et la délinquance existe, celui entre les lieux où se développe un sentiment de persécution et d’injustice sociale et le radicalisme se devine. La rénovation urbaine de ces quartiers est ainsi une priorité. Pour ce faire, elle pourrait une nouvelle fois s’appuyer sur le parallèle entre le radicalisme et la délinquance et donc suivre les principes visant à
(23) la réduire.
Le premier d’entre eux repose sur les forces de l’ordre, la justice et la capacité de répression. La loi et l’ordre cadrent les conditions de vie des délinquants potentiels ou réels, mais leur amélioration s’effectue au travers de la politique de la ville et de la prévention sociale. Celle-ci, pour décourager la criminalité, doit se doubler d’une prévention environnementale pour une plus grande cohésion sociale. Le criminologue et professeur britannique Ronald Clarke propose une autre lecture de
(24) ces principes. Pour diminuer l’insécurité d’une zone, il faut augmenter l’effort que doit fournir le délinquant, accroître les risques qu’il encourt, réduire ses gains potentiels et empêcher sa justification par un affichage de la règle applicable.
Il conviendrait alors de créer de grands espaces ouverts de qualité qui permettraient de voir tout en étant vu, favorisant ainsi la surveillance et la lisibilité de la zone. Le renouvellement du mobilier urbain, de la végétation et l’implantation de zones d’animations encourageant la mixité sociale permettraient également la réappropriation de leur quartier par les habitants. Concernant les bâtiments, leur taille doit avant tout être réduite. Les lieux accaparés par les délinquants et qui facilitent leur action criminelle (ascenseurs, cages d’escaliers) de même que leur accès (les entrées et sorties d’immeubles) doivent être contrôlés pour leur donner un sentiment de « mauvaise conscience ».
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La prévention dans les politiques de la ville en France : entre lacunes et retard
La prise de conscience par les administrations européennes de la passerelle existant entre l’organisation spatiale et la délinquance n’est pas récente. La prévention française de la malveillance reste pourtant peu développée tant dans l’aménagement des espaces publics que dans l’ensemble des projets urbains. Sa seule prise en compte tient à une étude de sûreté et de sécurité spécifique (ESSP) obligatoire depuis un décret du 3 août 2007 pour l’obtention de certains permis de construire ou d’aménagement (26). Elle n’est que rarement enseignée dans les formations des architectes, urbanistes et paysagistes; leur culture n’est donc pas imprégnée de cette dimension sécuritaire (27), ce qui suscite des interrogations quant à leur prise en compte de la menace terroriste lorsqu’ils conceptualisent un espace.
L’encadrement législatif de la radicalisation s’est cependant imposé après les attentats de 2015. L’état a alors demandé aux municipalités d’introduire un volet spécifique dans leur contrat de ville pour 2016. Succédant aux contrats urbains de cohésion sociale (CUCS), ils sont le support des commandes d’équipements dans les quartiers. Leur rédaction prend autant en compte les enjeux
locaux économique et urbain que le volet social de la politique de la ville.
À l’échelle régionale et départementale, les préfets doivent également suivre dans leurs projets plusieurs axes d’intervention : le renforcement de la présence des adultes dans les quartiers par un soutien accru aux associations de proximité, l’accompagnement des professionnels de terrain chargés de l’animation et de la médiation sociale, et l’ouverture et la multiplication des espaces de dialogue.
Ces plans de prévention sur la sécurisation passive (prévention) ou active (répression) dans les quartiers populaires sont récents, ce qui rend l’analyse de leurs résultats délicate. Par ailleurs, la mesure 48 du plan national de prévention de la radicalisation « Prévenir pour protéger» du 23 février 2018 rappelle la nécessité de leur généralisation et de « leur articulation avec les stratégies territoriales de prévention de la délinquance », ce qui sous-entendrait que celles-ci n’ont à ce jour pas atteint leurs objectifs.
Conclusion
Les retombées positives de l’urbanisme sur la volonté de passer à l’acte ou sur les conséquences de ce dernier, si elles existent, n’en font pas le seul déterminant à prendre en considération. Les aménagements réalisés affectent l’individu dangereux, mais ne prennent pas en compte les habitants ou autres riverains et passants. La solution consisterait alors à compléter ces méthodes par un travail sur la faculté de résilience des populations. L’école, où il est plus aisé d’exercer une forme de régulation sociale, peut mettre en oeuvre l’ensemble des moyens de lutte évoqués précédemment.
Sur le plan architectural et technique, l’organisation interne des établissements scolaires a été repensée. Elle ne doit plus être visible et les
(28) classes sont placées le plus loin possible de l’entrée du bâtiment. S’agissant du volet prévention, le ministère de l’éducation nationale a mis en place, après les attentats de 2015, un plan d’ensemble visant à promouvoir les valeurs de la République au travers d’un «parcours citoyen». Il s’appuie sur l’enseignement moral et civique, sur l’approche nuancée et objective de l’histoire des idées et des faits religieux et sur l’éducation aux médias et au traitement de l’information avec pour but transdisciplinaire, la construction d’une pensée critique.
Parallèlement et depuis la rentrée scolaire 2016, les enfants dès la maternelle et les jeunes jusqu’au lycée, suivent, en plus des traditionnels exercices «incendie», des exercices attentat-intrusion. Leur objectif est de les entraîner avec l’ensemble du corps enseignant à la reconnaissance de l’alarme et des chemins à emprunter, et à l’identification des lieux qui servent de refuges, le tout par la pratique de deux scénarios : s’échapper ou s’enfermer (29).