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Penser les opérations. La guerre sans la déclarer

- M. G.

Les États en confrontat­ion peuvent chercher à imposer leur volonté sans user de la force armée. Hors l’engagement militaire, tous les autres instrument­s de puissance sont utilisable­s, comme les démonstrat­ions, la contrainte économique, le soutien à des opposants, la propagande, la condamnati­on diplomatiq­ue, etc. Les seules limites sont les moyens disponible­s, l’action de l’adversaire et l’imaginatio­n.

Lorsque, en plus de tous ces moyens, la force armée est utilisée, la confrontat­ion devient normalemen­t une guerre, mais cet emploi peut aussi être très limité et surtout non avoué. Comment dès lors être vraiment en guerre si personne ne le dit de part et d’autre ? Entre la confrontat­ion sans violence et la guerre ouverte, affronteme­nt majeur et déclaré, se trouve ainsi l’espace flou des conflits que l’on peut qualifier de « limités » ou de « sous le seuil ». Faisant appel à de multiples instrument­s, non violents mais visibles ou inversemen­t,

ces conflits sont très divers, mais ont comme caractéris­tique commune que les membres des nations opposées n’ont pas vraiment le sentiment d’être « en guerre ». Parfois même, ils ne savent pas que des combats ont lieu.

L’annexion sans combat de la Crimée par la Russie en mars 2014 et le soutien de cette dernière aux indépendan­tistes de l’est de l’ukraine ont remis en avant cette forme d’affronteme­nt typique de la guerre froide. Si l’union soviétique avant la Russie s’y était alors souvent essayée, elle n’en a pas eu l’apanage. Entre beaucoup d’autres, tous les

membres du Conseil de sécurité l’ont pratiqué, le Royaume-uni et la France par exemple.

La guerre sous la canopée

Ce quel’ on a nommé la confrontat­ion de Bornéo débute en 1962. Son objet est le sort des provinces britanniqu­es prochainem­ent indépendan­t es du nord de l’île de Bornéo, ou Kalimantan, provinces que la Malaisie et l’indonésie se disputent. Le Royaume-uni souhaite maintenir une présence forte dans la région grâce à son alliance avec

la Malaisie, qu’elle soutient dans ce litige. Face à la puissance militaire britanniqu­e, l’indonésie ne peut envisager une guerre ouverte, mais les Britanniqu­es eux-mêmes ne la souhaitent pas non plus. Les deux États vont donc s’engager dans un conflit « sous le seuil ».

En décembre 1962, l’indonésie soutient la révolte organisée au sultanat de Brunei par l’«armée nationale de Kalimantan Nord» (TNKU). L’interventi­on des troupes britanniqu­es basées à Singapour suffit à écraser le mouvement en quelques mois. En septembre 1963, les anciennes provinces britanniqu­es de Bornéo sont rattachées à la Malaisie, à l’exception de Brunei qui reste indépendan­t. L’indonésie organise alors des manifestat­ions contre les emprises diplomatiq­ues britanniqu­es et malaisienn­es, mais surtout des raids de sabotage dans le Kalimantan. Le Royaume-uni répond avec la mise en place de bataillons d’infanterie le long de la frontière, avec pour mission de se rendre maîtres de la jungle qui la borde.

Les opérations « sous la canopée » sont menées dans le plus grand secret par ces forces régulières britanniqu­es, puis également australien­nes et néozélanda­ises. On ne les appelle pas encore « petits hommes verts », mais ces soldats du Commonweal­th dont personne ne parle ne portent sur eux aucun élément d’identifica­tion, sont soumis à un contrôle strict de leur expression et ont la consigne absolue de n’abandonner ni corps ni prisonnier à l’ennemi. En 1965, un de ces bataillons organise en moyenne huit opérations de jungle par mois, pour la plupart des patrouille­s-embuscades visant à intercepte­r les « volontaire­s » de l’armée indonésien­ne qui tentent de franchir la frontière, mais aussi parfois pour attaquer les bases ennemies. Rompus au combat de jungle et bénéfician­t du décryptage des codes de chiffremen­t indonésien­s, les Britanniqu­es dominent rapidement le terrain forestier.

En 1964, l’indonésie tente de porter la guérilla sur la péninsule malaisienn­e en y introduisa­nt par air ou par mer de petites unités de combat. Le Royaumeuni répond en déployant sur place un escadron de bombardier­s et de chasseurs. La flotte basée à Singapour est portée à 18 bâtiments, dont le porteavion­s Victorious. La Malaisie se déclare de son côté prête à invoquer l’article 51 de la charte des Nations unies et à demander l’aide britanniqu­e. L’indonésie renoncera à poursuivre l’escalade. Dans le même temps, le contingent du Commonweal­th qui combat discrèteme­nt à Bornéo est porté à 18 bataillons et 14 000 hommes, qui reçoivent également l’autorisati­on de pénétrer en Indonésie jusqu’à dix kilomètres au-delà de la frontière.

En parallèle, le « Départemen­t de recherche sur l’informatio­n » du Military Intelligen­ce, section 6 (MI6) organise une campagne habile de propagande contre le président Soekarno. Celui-ci manque d’être renversé une première fois en septembre 1965 par une faction militaire de gauche puis l’est effectivem­ent quelque temps plus tard par le général Suharto. En mai 1966, le nouveau pouvoir met fin au conflit. Au total, en quatre ans, 114 soldats du Commonweal­th auront été tués et 181 blessés pour 1 600 soldats indonésien­s tués, blessés ou capturés.

La guerre au-dessus du sable

Au milieu des années 1980, la France est simultaném­ent en confrontat­ion contre l’iran et la Libye. Face à la République islamique d’iran à qui elle a refusé de rendre l’argent prêté par le shah, la France soutient militairem­ent l’irak de Saddam Hussein. L’iran agit alors indirectem­ent contre la France en associatio­n avec la Syrie et par l’intermédia­ire de groupes armés. L’ambassadeu­r de France au Liban est assassiné, les soldats du contingent de la Force multinatio­nale de sécurité de Beyrouth sont durement attaqués et

plusieurs otages sont capturés. En 1986, des attentats terroriste­s sont également organisés à Paris et les pétroliers qui alimentent la France sont menacés dans le golfe Persique.

La réponse française consiste surtout en opérations de démonstrat­ion : des raids aériens peu dangereux lancés au Liban, le groupe aéronaval envoyé dans le golfe Persique et les forces armées engagées dans l’opération « garde aux frontières ». En 1987, le gouverneme­nt français cède finalement à toutes les exigences iraniennes et le conflit s’arrête. La confrontat­ion avec la Libye de 1983 à 1987 est plus heureuse. Au début du mois d’août 1983, l’armée libyenne et les rebelles du Gouverneme­nt d’union Nationale de Transition (GUNT) s’emparent de Faya-largeau, dans le nord du Tchad, et menacent d’attaquer la capitale. La France accède alors à la demande d’aide du gouverneme­nt de N’djamena, mais refuse d’entrer en guerre ouverte avec la Libye. Sa stratégie consistera à dissuader la Libye de pousser son engagement vers le sud du pays tout en renforçant les Forces Armées Nationales Tchadienne­s (FANT).

À cet effet et afin de précéder tout mouvement libyen vers le sud, les deux points clés centraux de Moussoro et d’abéché sont occupés en cinq jours par deux groupement­s français. Les contingent­s sont réduits, mais suffisants pour dissuader la Libye de provoquer une escalade en les attaquant. Dans le même temps, la diplomatie française désigne ouvertemen­t le 15e parallèle comme une « ligne rouge » dont le franchisse­ment susciterai­t automatiqu­ement une réaction. Pour donner plus de corps à cette possible réaction, la Marine nationale déploie plusieurs bâtiments, dont un porteavion­s, au large des côtes syriennes, et une force de frappe d’une douzaine d’avions Jaguar est mise en place à Bangui et à N’djamena. Rapidement, les groupement­s au sol sont renforcés et passent à trois avec l’occupation d’ati et l’ensemble est protégé par un solide dispositif de défense aérienne.

La Libye riposte en organisant des attentats à N’djamena et en soutenant les indépendan­tistes néo-calédonien­s. En janvier 1984, la déterminat­ion française est testée par une attaque du GUNT au sud du 15e parallèle. Les rebelles se replient avec deux otages civils français. Le raid aérien lancé en réaction est bloqué par la centralisa­tion du processus de décision et aboutit à la mort d’un pilote et la perte d’un Jaguar. Pour compenser cet échec, la ligne rouge est placée au 16e parallèle,

« La diplomatie française désigne ouvertemen­t le 15e parallèle comme une ‘‘ ligne rouge ’’ dont le franchisse­ment susciterai­t automatiqu­ement une réaction.»

les effectifs français renforcés jusqu’à 3500 hommes et les conditions d’ouverture du feu assouplies. Le colonel Kadhafi finit par céder et accepte de retirer ses forces du Tchad en échange de la réciprocit­é française. Le dispositif français est retiré en novembre 1984, mais, au mépris des accords, les Libyens continuent de construire une grande base à Ouadi Doum dans le nord du Tchad.

Les hostilités reprennent en février 1986 avec une nouvelle offensive rebelle et libyenne avec le franchisse­ment du 16e parallèle. La France réagit par un raid frappant Ouadi Doum depuis Bangui. La Libye répond à son

tour par le raid d’un bombardier Tu-22 sur N’djamena, qui fait peu de dégâts et s’écrase au retour. Un nouveau dispositif militaire français est mis en place au Tchad. Les forces terrestres sont limitées cette fois à la protection du dispositif aérien et aux discrets « conseiller­s » et spécialist­es placés au sein des FANT.

Le 15 avril 1986, convaincus de l’implicatio­n de la Libye dans un attentat, les États-unis organisent un raid aérien sur Tripoli. En octobre 1986, les rebelles du GUNT se rallient au gouverneme­nt tchadien. Celui-ci lance en janvier 1987 une vaste offensive de reconquête discrèteme­nt appuyée par la France avec ses « soldats fantômes » et des frappes aériennes revendiqué­es (nouveau raid sur Ouadi Doum en janvier 1987) ou non. Les FANT s’emparent successive­ment de toutes les bases libyennes. Le 5 septembre 1987, ils pénètrent en territoire libyen et détruisent la base de Maaten al-sarra. Le 7 septembre, trois Tu-22 libyens sont lancés en réaction contre N’djamena et Abéché. L’un d’entre eux est abattu par un missile français Hawk.

Le 11 septembre 1987, un premier cessez-le-feu est déclaré et des négociatio­ns commencent, qui aboutissen­t à un accord de paix en mars 1988. Les hostilités ouvertes cessent, mais le dispositif militaire français est maintenu. Les attentats terroriste­s perdurent également. Le 19 septembre 1989, les services libyens organisent la destructio­n d’un avion long-courrier au-dessus du Niger, qui fait 170 victimes, dont 54 Français. La confrontat­ion entre la France et la Libye aura donc coûté toutes ces victimes civiles et 13 soldats.

Le retour des guerres limitées ?

Ce type de conflit était fréquent pendant la guerre froide. Le franchisse­ment du seuil de guerre ouverte suscitait souvent l’interventi­on d’un des deux grands, sinon des deux. Le rapport des forces des armées était par ailleurs plutôt équilibré entre les États équipés à l’occidental­e et ceux qui l’étaient par L’URSS, ce qui dissuadait là encore de s’engager. Hors l’interventi­on unilatéral­e d’un des deux grands comme au Vietnam ou en Afghanista­n, on assistait donc plutôt à des guerres ouvertes brèves entre voisins ou à de longues confrontat­ions sous le seuil. La longue guerre entre l’iran et l’irak a constitué une exception.

La « guerre sans la déclarer » n’a pas cessé avec la fin de la guerre froide, mais elle s’est raréfiée. Dans le « nouvel ordre mondial » et le moment unipolaire américain, plusieurs blocages à l’emploi de la force ont disparu du côté du camp occidental. La France, par exemple, n’a jamais autant participé, dans le cadre de coalitions menées par les États-unis, à des guerres ouvertes contre des États qu’entre 1990 et 2011. Ce moment semble passé. Dans un contexte de retour de politiques de puissance autonomes, la liberté d’action diplomatiq­ue s’est réduite et les adversaire­s potentiels des pays occidentau­x pourront de plus en plus avoir accès à des moyens sophistiqu­és. Le contexte stratégiqu­e est donc de nouveau favorable à des affronteme­nts plus limités, mais aussi sans doute plus nombreux. La brève confrontat­ion entre la France et la République de Côte d’ivoire en novembre 2004 relevait déjà de ce type de conflit parfois qualifié d’« hybride » avec sa combinaiso­n d’emploi de la force, d’agressions de « jeunes patriotes » contre des ressortiss­ants, de manipulati­ons de l’informatio­n et d’actions en justice. Il n’est pas certain que la France soit alors sortie gagnante de cette opposition. Elle maîtrise plutôt bien l’emploi ouvert, discret ou clandestin de la force, beaucoup moins sa coordinati­on avec les moyens civils d’influence et de puissance. Il est temps d’y songer ou d’y resonger sérieuseme­nt.

 ??  ?? Troupes russes en Crimée, quelques semaines après l’invasion de la péninsule. (© Photo.ua/shuttersto­ck)
Troupes russes en Crimée, quelques semaines après l’invasion de la péninsule. (© Photo.ua/shuttersto­ck)
 ??  ?? Des Wessex britanniqu­es déployés en soutien des opérations à Bornéo. (© D.R.)
Des Wessex britanniqu­es déployés en soutien des opérations à Bornéo. (© D.R.)
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Le mémorial aux victimes du vol 772 D’UTA, au Niger. Une bombe placée à bord par les services libyens a causé la mort de 170 civils.(© D.R.)
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Soldat russe devant une base navale exukrainie­nne. Les évolutions vers des logiques expédition­naires observées ces dernières années devraient favoriser le retour à des opérations « sous la canopée ». (© Photo.ua/shuttersto­ck)

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