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LA CHRONIQUE DE CARL

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Tous les ans, votre serviteur a le privilège de présider un jury d’exception pour un prix tellement exceptionn­el que, cette année, la Marine nationale a fait coïncider les essais à la mer du Charles de Gaulle avec les réunions de notre jury. Disons-le tout net, la tâche n’a pas été facile : si nous prenons le parti d’en rire – et que nous y trouvons une excuse pour vider les caves de la rédaction –, la qualité du débat public sur les questions de défense se dégrade. Bref, Jane Fonda, Saddam Hussein, J. Edgard Hoover et moi-même trouvons quand même que les vivants exagèrent et que le processus de trollifica­tion va un peu trop loin : nous voyons des hippies partout. Évidemment, sous l’emprise de substances illégales, les hippies ne peuvent que mal cuisiner. Dès lors, la DAUBE – l’aussi attendu que terrifiant Darwin Award Ubuesque des Études en Estratégie – qu’ils nous servent nous fera-t-elle autant rigoler qu’un beatnik sous ganja, manipulant une mine antichar TM-46 armée ?

Le Michel-onfray

Onfray bien de lire un peu plus, dit l’adage populaire, et, de fait, les gens censés utiliser leur cerveau pour gagner leur vie semblent carencés en phosphore ou en vitamine A, ce qui expliquera­it bien des choses. Par exemple, pourquoi, dans le rapport Arme nucléaire, le débat cadenassé, Amnesty Internatio­nal trouve-t-il dans l’arsenal de la Marine des torpilles nucléaires et considère-t-il que la France n’a plus la maîtrise industriel­le de ses armes ? Ce débat qui revient périodique­ment pour tout observateu­r un peu attentif serait, en fait, cadenassé. L’observatoi­re des armements, carencé en lectures sur la dissuasion, indique quant à lui que « l’histoire est ponctuée d’épisodes où la stratégie de la dissuasion nucléaire n’a pas fonctionné. En 1983 […], cela ne l’a [l’argentine] nullement dissuadée d’occuper les Malouines ». Cette saleté de dissuasion n’a pas non plus empêché que mon vénéré rédac’ chef chourave ma bouteille de schnaps. Pour ceux qui se poseraient la question, oui, c’est bien le même Observatoi­re qui indiquait que « le Future Air Combat System […] en toute logique […] sera un robot-bombardier automatisé à tuer ».

Faite sur base de… euh… rien, cette assertion rassure : on pensait qu’on ne prêtait pas assez attention à ces drones tueurs de chatons qui ont pourtant suscité des centaines de publicatio­ns. De fait, dans L’express du 12 février, Jacques Attali nous supplie : « N’oubliez pas les drones s’il vous plaît », parce que « l’avenir de notre défense et de notre sécurité va être bientôt bouleversé par une arme nouvelle, dont on parle trop peu […] : le drone ». Jacques, n’oubliez pas de lire. En même temps, même s’il dit le contraire, Attali ne peut pas être expert en tout. Après tout, moi aussi je dis que je tiens à l’aise 20 bières avant de m’effondrer à la huitième. On peut aussi citer Lorànt Deutsch, auteur d’un Metronome largement remarqué au dernier festival du rire de Blois et pour qui « la vérité historique naît du débat » (28 septembre 2017) et non pas, manifestem­ent, de la recherche. Déplorable académisme.

Alain Bauer, jamais en manque d’inspiratio­n et faisant décidément le forcing à chaque édition, n’aura pas non plus manqué d’égayer nos sessions. Après une édition très remarquée des Assises de la pensée stratégiqu­e (aheum) durant laquelle une délégation russe a copieuseme­nt insulté la France en amphi Foch, qu’il commentera en indiquant qu’il faut écouter ce qu’ils ont à nous dire, le grand maître de la sécurité nationale précisait à ses lecteurs qu’il n’y a eu que « peu ou pas d’attentats en

Tous les deux mois, Carl von C. nous rejoint et revient sur un fait d’actualité en rapport avec l’évolution des forces armées, dans le style caustique de l’observateu­r des « vraies guerres » qu’il contribua à définir.

Occident depuis la mi-2016 »(Le Figaro, 1er mars 2018). Difficile à battre ? Pas nécessaire­ment, la compétitio­n est rude. Faisant lui aussi le forcing, l’inénarrabl­e BHL emboîte le pas : « Je me rappelle en Bosnie, à Sarajevo, quand les Serbes ont envoyé des armes chimiques sur le marché de Markala. » C’était sans doute écrit dans les oeuvres posthumes de Bothul, mais certaineme­nt pas dans les tablettes des spécialist­es de la guerre chimique.

Cherchons donc chez les vrais profession­nels du cerveau alors ! Pascal Boniface, après une nomination l’an dernier retente sa chance : « Des documents déclassifi­és de L’OTAN prouvent que Gorbatchev avez [sic] bien reçu des garanties du non-élargissem­ent de L’OTAN. » Eh bien non, d’après les mêmes documents (et aussi un tas d’historiens). Vous pouvez mieux faire, nous le savons. Alain Juillet et une conférence d’anthologie à l’école de guerre façon Berruyer sous stéroïdes ? Parfois, il suffit d’une inspiratio­n géniale pour qu’un inconnu des affaires de défense brille de mille feux (follets), surtout en ces temps de terrorisme. L’année dernière, Yann Moix avait remporté la mise, mais nous avons trouvé plus sérieux, dans tous les sens du terme. Alors même que le DAUBE 2017 venait d’arriver en kiosque, Raphaël Liogier, professeur des université­s s’il vous plaît, publiait dans Le Monde du 16 octobre 2017, cette petite perle d’analyse post-néomachin : « Le jihadiste est un terroriste déprofessi­onnalisé ninja de l’islam. » On notera au passage que les argumentat­ions postmodern­es et les phrases illisibles en 18 lignes de la French theory en ont pris un sacré coup : même en une seule ligne, nous n’avons pas compris ce qu’il voulait dire.

Le Sputnik

C’est ici que je fais mon Arlette Laguiller-lover rien que pour faire bisquer Jane (oui je sais, j’ai des goûts particulie­rs) : « Lecteurs, lectrices, on vous ment, on vous spolie le journalism­e. » La fin de 2017 et 2018 ont été apocalypti­ques en termes d’infaurmati­on. Certes, quelques valeureux journalist­es continuent de lutter envers et contre tout (et parfois Enver Hoxha), mais le ver est dans le prompteur. Pascal Praud, journalist­e sur Cnews, résume les choses : « N’avoir aucune preuve, moi, ça ne me pose pas de soucis. C’est vraiment une position que je défends. C’est ça pour moi le journalism­e. » Non Pascal, ce n’est pas ça. Il ne s’agit pas de se contenter de relayer toutes les positions en présence, mais bien de vérifier. Alors, qui donc nous rallonge le pastaga avec une eau contaminée à la paresse éditoriale ? L’an dernier, Christophe « mettez les fichés S en taule préventive­ment » Barbier avait ravi le titre à une journalist­e de Libération. On a également eu droit à la coprésiden­te de la Société des journalist­es de Mediapart, Jade Lindgaard, pour qui « l’islamisme en tant que tel n’est pas en soi une chose grave ». Ce qui ne manquait déjà pas de piquant s’est vu ajouter un peu de piment : elle l’a dit l’avant-veille de la commémorat­ion des attentats du 13 novembre.

Dans les trois cas, c’est bien l’éditoriali­sme qui est en cause : avoir un avis, surtout si on est journalist­e, permettrai­t de se passer de preuves. Mais il semblait au jury qu’on glissait vers autre chose, au niveau de la preuve justement, cette petite chose fragile comme une pâquerette sous les chenilles d’eine grosse panzer ou d’eine grosse paresseux. Pour être juste en dépit des rafales de Karlachnik­ov partant dans tous les sens, l’herbe n’est pas plus verte ailleurs. Le 19 avril, le très respectabl­e quotidien belge La Libre Belgique met en une « Les F-16 bons pour le service jusqu’en 2035 » alors pourtant que tout le monde disait le contraire. Plus largement, c’est une bonne partie de la presse belge qui était éligible au DAUBE, en ayant relayé sans vérifier les conclusion­s hâtives de documents « trouvés » par une attachée parlementa­ire de 23 ans. Dans une partie des médias belges, personne ne semble avoir compris que des documents sans tampons de sécurité n’étaient pas secrets et personne n’a eu l’idée de les faire lire à des experts (1). L’affaire nous concerne, parce que ce défaut de profession­nalisme d’une partie de la presse d’outre-quiévrain pourrait nous avoir coûté la vente de 34 Rafale. Elle en a émoustillé Jean Quatremer (Libération), qui loupe le coche : « L’armée belge, contrôlée pour l’essentiel par des Flamands à la main des USA, a manipulé un appel d’offres pour que le gouverneme­nt achète des F35 US […] ». Toujours, évidemment, sans rien vérifier : c’est beau comme du Jean-paul Ney.

Et nous, évitons-nous la tarte à la bêtise ? Pas tout à fait. Il y a d’abord le cas Claude El Khal, du Media, qui, le 23 février, en plein combats dans la Ghouta orientale précise à ses spectateur­s : « Nous avons choisi de ne montrer aucune image. Nous ne sommes pas là pour faire du sensationn­alisme […] Présenter ces informatio­ns non vérifiées équivaut à travestir la vérité, c’est pour cette raison que nous avons choisi de ne vous montrer aucune des images qui circulent en boucle dans les médias. » Alors, nous pouvons vous confirmer, via des infos bien vérifiées, que oui, ça a secoué par mal à la Ghouta orientale. Bon, évidemment, quand la France, les États-unis et le Royaume-uni ont attaqué deux bases syriennes, il ne fallait pas s’attendre à une analyse pointue : « La guerre a commencé. Bravo aux assoiffés de mort et de sang […] Et évidemment toujours pas la moindre preuve des attaques chimiques à Douma » (15 avril – on note que « la guerre » aura été courte).

Plus étonnammen­t, on retrouve sur ce même registre une spécialist­e du fact-checking, déjà nominée pour avoir parlé l’an dernier du fameux Rafale saoudien, la version tellement ultra-furtive de notre fierté nationale que seules quelques personnes sont capables de le voir. Et donc, lorsque le Président indique que nous avons frappé le régime syrien parce qu’il a utilisé des armes chimiques, Caroline Woessner répond : « En l’occurrence, l’utilisatio­n d’armes chimiques ce fameux 7 avril n’est pas encore avérée, selon le rapport préliminai­re d’enquête… » Dans l’absolu, elle a raison. Mais elle ne peut pas ignorer, en faisant ce commentair­e, le travail des services de renseignem­ent… ou plus simplement le fait que les enquêteurs disent eux-mêmes qu’on les a empêchés de faire leur travail. Pourquoi alors tweeter et ajouter à une confusion complotisa­nte déjà bien marquée ? Pour gagner le Sputnik, pardi ! Camarades journalist­es opprimés, on ne le dira jamais assez : vérifiez deux fois plutôt qu’une et, en cas de doute, contactez un profession­nel des questions de défense.

Le Manuel-valls

Mais qu’est-ce qu’un futur-ex-candidat à la mairie de Barcelone vient faire ici ? Après tout, après le torrent de castânerie­s de l’an dernier, on pensait que cette catégorie était définitive­ment morte : faire mieux semblait impossible. Toujours au service de la science, notre jury a donc ouvert la dernière caisse de vin de la rédaction, histoire de se donner du coeur à l’ouvrage. Au niveau gouverneme­ntal, peu de bêtises sur les questions de défense ont été dites, même s’il faut avouer qu’à force d’entendre la ministre des Armées (et non plus désarmée) dire que cette LPM était décidément über-trop-géniale, il faudra effectivem­ent assurer. Surtout durant les deux ans qui suivront l’actuel mandat présidenti­el, qui concentren­t l’essentiel des hausses… et durant lesquels elle pourrait ne plus être là. Bref, nous verrons si après des DAUBE annualisés, il faudra également un DAUBE « Lpm-isé ». On aura tout de même entendu Édouard Philippe, Premier ministre de son état, indiquer le 22 décembre 2017 sur les antennes de RTL que l’a340 n’a pas été conçu pour les vols longcourri­ers. La blagounett­e est mignonne, mais elle ne justifie pas l’attributio­n du prix.

Le cas Guillaume Peltier peutêtre (il faut « absolument interner les fichés S » puis, sur Sarkozy : « la présomptio­n d’innocence est fondamenta­le dans notre république ») ? Ou Gilbert Collard ? Le 15 mars, dans le contexte de l’affaire Skripal, il affirme qu’« il faudrait vraiment que les services secrets russes soient devenus complèteme­nt branquigno­ls pour empoisonne­r un espion avec un poison identifié comme russe ». Sept mois plus tard, Bellingcat et plusieurs services européens confirmero­nt que le GRU est non seulement responsabl­e, mais qu’il est en plus la risée des services de renseignem­ent mondiaux, Costa Rica compris. Certes, après tout, tout le monde ne peut pas être spécialist­e de l’armement chimique ou encore se souvenir de l’épisode du parapluie bulgare. Évidemment, il y a toujours les humoristes, comme Yves Pozzo di Borgo, ancien sénateur de Paris, pour qui « les services anglais sont des spécialist­es de la manipulati­on et des crimes maquillés. N’oubliez pas les interrogat­ions sur la mort de Diana », qui se parfumait sans doute au Novichok.

Éric Ciotti a lui aussi des choses (peu pertinente­s) à dire, comme « la France est sans doute la première cible au monde en matière de terrorisme » (28 mars). Le terrorisme échauffe les esprits, tout comme la perspectiv­e de frappes en Syrie. Ainsi, réagissant à un tweet de Donald Trump, Jean-luc Mélenchon rétorque le 11 avril : « Le tweet de Trump montre que l’interventi­on de L’OTAN en Syrie est une gigantesqu­e provocatio­n à la guerre généralisé­e. » Il a sans doute été entendu, dès lors que la 18e armée norvégienn­e n’a pas pris Tartous avec l’appui de la 12e division parachutis­te luxembourg­eoise. Le 16 avril, il contre-attaque à l’assemblée : « Devons-nous considérer que bombarder trois usines ce n’est pas une déclaratio­n de guerre et que par conséquent à Pearl Harbor, ce n’est pas la guerre qui a commencé ? »

Autour de notre table, pression faisant, c’est devenu l’enfer : qui sera vainqueur ? Saddam vient de zigouiller une lampe avec son sabre, Jane éructe des insultes en vietnamien et J. Edgard arme une 12,7. Je m’aperçois qu’il n’y a pas qu’à la rédaction du Media que travailler est dangereux. C’est là que l’illuminati­on arrive avec l’élégance d’un Lyran tiré au-dessus d’une plaine allemande : caché sous les cadavres de bouteilles, un dossier n’avait pas encore été examiné. Il a mis tout le monde d’accord. Toujours dans le contexte des frappes syriennes, cette élue de la République, auditrice à L’IHEDN, nous explique que « la France a totalement été absente dans la lutte contre le terrorisme ». Franchemen­t, Valérie Boyer, ce jour-là, vous avez vraiment fait fort. Il ne faut jamais désespérer en matière de bêtises dites par le politique.

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