Les fronts géorgiens pour rejoindre L’OTAN
Avec près d’un cinquième de son territoire occupé par les forces de Moscou, la Géorgie continue de se trouver dans une situation sécuritaire critique. Trop petit pour se défendre seul, cet État du Caucase travaille à se construire des alliances. Tbilissi s’applique ainsi à répondre aux exigences de l’union européenne, mais surtout de L’OTAN, dans l’espoir d’intégrer un jour ces ensembles stratégiques perçus comme autant de remparts face à son imposant voisin. Des partenaires qui, malgré les progrès, ne sont pas pressés : personne ne sait comment il faudrait gérer l’intégration d’un pays en partie occupé par une puissance étrangère. DSI s’est rendu sur place.
« La Géorgie est un partenaire unique de L’OTAN. Les Géorgiens montrent leur capacité de travailler côte à côte avec leurs alliés et partenaires. Nous continuerons à travailler ensemble pour préparer la Géorgie à l’adhésion complète. » Le 25 mars dernier, le secrétaire général de l'alliance atlantique, le Norvégien Jens Stoltenberg, déclamait les louanges lors d'une visite dans ce petit État caucasien. Son hôte, le ministre de la Défense, Mamuka Bakhtadze, se réjouissait : « L’OTAN et la Géorgie n’ont jamais été aussi proches. » Des deux côtés, les rappels sont clairs : la Russie doit retirer ses troupes des territoires occupés et le pays doit retrouver son intégrité.
Un sujet reste pourtant en suspens. Si l'adhésion de Tbilissi à l'alliance est de nouveau promise, aucune date ni aucun calendrier ne sont mentionnés. Photos. Embrassades. Le message est immortalisé… Une fois de plus.
Quelques heures plus tard, Mamuka Bakhtadze emmène Jens Stoltenberg visiter le camp de Krtsanisi, au sud-est de Tbilissi, pour assister à un exercice. Mais avant de passer aux choses sérieuses, les Géorgiens organisent une rencontre avec leurs blessés d'afghanistan et d'irak. Sous un feu particulièrement peu empathique de journalistes avides d'avoir la photo, une dizaine de militaires touchés dans leur chair font acte de figuration. Le ministre de la Défense se montre solennel : « Nous avons sacrifié beaucoup pour combattre le terrorisme international. C’est une grande douleur pour notre pays. » Une fois les caméras éloignées, le secrétaire général de L'OTAN prend un moment pour échanger avec les blessés. Les visages sont fermés et les yeux embués. L'un d'entre eux vient de se marier. Quelques applaudissements. Puis le cortège repart. Comment expliquer que ces hommes aient pu perdre un bras ou une jambe dans la lutte contre le djihad international ? Cette problématique est pourtant bien éloignée des territoires occupés de leur propre pays. Par sous-entendus, c'est le contrat rappelé régulièrement par les membres du gouvernement géorgien : accompagner L'OTAN dans ses combats en échange d'une aide dans celui de Tbilissi.
Une Géorgie occupée
Aujourd'hui, 18 % du territoire géorgien est encore occupé par les forces russes. Une situation plus compliquée qu'il n'y paraît : les deux provinces sécessionnistes d'ossétie du Sud et d'abkhazie font l'objet d'affrontements depuis la chute de l'union soviétique en 1991. Moscou assure ne faire que protéger des minorités opprimées par un régime géorgien qui serait menaçant à leur égard. Lorsque l'armée géorgienne a tenté, le 8 août 2008, de reprendre le contrôle de ces territoires et d'expulser les quelques militaires russes alors présents, le Kremlin a immédiatement riposté avec une contre-attaque foudroyante.
Un peu plus de dix ans plus tard, les deux régions vivent comme elles peuvent avec l'appui de la Russie, qui y déploie en permanence 7 000 militaires. Une présence affichée avec la construction de bases tout le long de la ligne de démarcation, dans lesquelles les garde-frontières russes vivent avec femmes et enfants. Plus à l'intérieur des terres, loin des regards, des infrastructures plus imposantes accueillent des troupes plus lourdement armées. Tbilissi assure que les insurgés repoussent régulièrement la frontière, grignotant petit à petit du terrain. Mais, selon des membres de la mission de l'union européenne déployée sur place en surveillance, il s'agit plutôt d'un durcissement de la frontière avec des renforcements des barbelés et une modernisation des postes-frontière, en partie occupés par du personnel russe.
Officiellement, l'abkhazie et l'ossétie du Sud sont considérées comme des territoires occupés par la majeure partie de la communauté internationale. Seule une poignée de pays a suivi la Russie dans la reconnaissance de ces deux régions comme des États à part entière : le Nicaragua, Nauru, la Syrie et le Venezuela. Tbilissi suit donc de très près les événements qui peuvent agiter ces pays dans l'espoir de pouvoir encore réduire le camp russe, déjà très minoritaire. « La politique de nonreconnaissance est une priorité, nous explique David Zalkaliani, ministre des Affaires étrangères géorgien. Nous discutons avec le Venezuela et en particulier avec le président par intérim Guaido. La Géorgie a été parmi les premiers à le reconnaître, avec les États-unis et d’autres pays d’amérique latine. Lors de ma visite aux États-unis, ses représentants m’ont promis qu’après ce processus de transition, ils reviendraient sur la reconnaissance de l’abkhazie et de l’ossétie du Sud par le Venezuela. »
Pour Tbilissi, ces régions restent plus importantes qu'un simple symbole politique. En particulier en ce qui concerne l'abkhazie. La perte de ce territoire prive la Géorgie de 60 % de son front de mer (182 kilomètres de côtes sur 310 sont en zone occupée). Le blocage de l'ossétie du Sud, de son côté,
coupe l'un des principaux axes routiers du pays et oblige tous les voyageurs, particuliers comme professionnels, à des détours coûteux en temps et en ressources.
Pour autant, la Géorgie ne peut pas se permettre de miser sur la force face à la Russie. Si les relations diplomatiques entre les deux pays sont officiellement rompues, Tbilissi tâche de montrer sa bonne volonté en restant le plus ouvert possible, notamment aux touristes et aux entreprises russes. Ces derniers n'ont pas besoin de visa et représentent une majorité des visiteurs du pays (1,5 millions de touristes sur les 8,5 millions entrés dans le pays en 2018 selon le ministère des Affaires étrangères). Le ministre des Affaires étrangères géorgien admet cependant que cela n'entraîne pas beaucoup d'effets positifs.
Les fronts géorgiens
Pour rééquilibrer le rapport de force, les Géorgiens ont compris qu'il leur fallait trouver des alliés imposants. L'intérêt de rejoindre L'OTAN apparaît très tôt. Dès 1994, la Géorgie intègre le Partenariat pour la paix, premier niveau de coopération concrète avec l'alliance dans lequel s'engagent de nombreux pays d'europe – dont la Russie – dans les années 1990. Mais Tbilissi ne veut pas s'en contenter et pousse pour aller plus loin. En 2008, au Sommet de L'OTAN de Bucarest, les Alliés annoncent qu'ils sont d'accord pour que la Géorgie les rejoigne. Une série d'actions sont engagées. En 2009, la Géorgie bénéficie d'un Programme d'éducation de défense renforcé. En 2014, elle se lance dans un Package substantiel Otan-géorgie et dans une Initiative de partenariat d'interopérabilité. Derrière ces formules barbares, il s'agit surtout de développer les capacités militaires du pays, mais aussi de mettre à niveau ses normes démocratiques et institutionnelles dans tous les domaines de la société.
Pour montrer aux Alliés – et en particulier aux Américains – sa volonté de participer aux activités de L'OTAN, la Géorgie contribue dès 2004 à la Force internationale d'assistance et de sécurité (ISAF/FIAS) en Afghanistan. C'est d'abord un premier contingent d'une cinquantaine de militaires qui vient renforcer les Allemands dans la sécurisation de l'élection présidentielle. En 2007, une équipe sanitaire intègre l'équipe de reconstruction de province (PRT) sous commandement lituanien, dans le centre du pays. À partir de 2009, l'effort devient plus important avec une compagnie d'infanterie qui s'installe à Camp Warehouse, dans la capitale. En 2010, l'effectif monte à 1 500 hommes, déployés avec les Marines américains dans le Helmand, région particulièrement violente du Sud afghan. Aujourd'hui, Tbilissi y détache un contingent d'environ 800 militaires, dont une compagnie sous commandement allemand à Mazar-e-sharif et le reste à Bagram et Kaboul. La Géorgie est ainsi le troisième contributeur en troupes, après les États-unis et l'allemagne. Rapporté à sa population, cela en fait même le premier. Elle a perdu en Afghanistan 32 hommes, auxquels s'ajoutent au moins 435 blessés.
La Géorgie participe aussi à la Mission de formation de l'union européenne en République centrafricaine (EUTM-RCA). Bien qu'il soit de taille modeste, avec ses 35 soldats, le détachement contribue à une tâche incontournable:lasécurisationdesinfrastructures et des déplacements de ses collègues. Il s'agit également pour Tbilissi de marquer sa volonté de rapprochement avec l'union européenne avec la signature d'un accord d'association et d'un
autre sur la politique de sécurité et de défense commune en 2014, permettant à la Géorgie de participer dès 2015 aux opérations de L'UE au Mali et en Centrafrique. « L’afrique, ce n’est pas si loin de nous », assure un haut responsable militaire géorgien.
Par le passé, l'armée géorgienne s'est aussi déployée en Irak en rejoignant dès 2003 la coalition menée par les Étatsunis, alors que de grands alliés comme la France et l'allemagne refusaient de s'engager derrière Washington. En 2008, l'effectif géorgien sur place grimpait à 2300 hommes, soit 10% des forces nationales sur un même théâtre. Tbilissi les a rappelés à l'été, en raison des combats avec les Russes dans les deux régions sécessionnistes. L'ukraine est un autre théâtre intéressant pour la Géorgie, où Tbilissi participe à la mission de L'OSCE avec une vingtaine de personnels. Tous ces engagements sont autant de gestes politiques, mais aussi autant d'occasions pour les militaires géorgiens de développer leurs compétences. Le même officier nous explique ainsi que cela rend leurs forces « plus efficaces, plus professionnelles et plus létales ».
Une armée qui se modernise
Si le secrétaire général de L'OTAN était présent à Tbilissi fin mars, c'était aussi pour assister à la fin d'un exercice d'état-major organisé par les Géorgiens eux-mêmes. Une première dans l'histoire de l'alliance puisque jamais, auparavant, un pays partenaire n'avait été chef d'orchestre d'un exercice de L'OTAN, financé par L'OTAN. La Suède et la Finlande, deux autres partenaires très proches de l'alliance, ont étudié avec beaucoup d'intérêt l'effort de la Géorgie. Ce type de manoeuvres est en effet particulièrement contraint, avec des canevas et des méthodes extrêmement précis. Les Géorgiens y ont participé une première fois en 2016, avant d'en devenir eux-mêmes les organisateurs en 2018. Ils accèdent ainsi au nec plus ultra de l'interopérabilité, comme le concède un officier français présent pour les accompagner : « C’était déjà compliqué pour nous. C’est un club ultraperformant. » En effet, sur les 240 Géorgiens prenant part à cet exercice, les plus importants sont les 160 qui en gèrent le pilotage et l'animation. C'est bien sur cette tâche précise que l'effort est porté. Les Géorgiens et L'OTAN réfléchissent déjà à une nouvelle étape, à l'horizon 2022, pour l'organisation d'un exercice avec un niveau de classification « Secret », qui impliquerait encore d'autres contraintes sur la protection des communications, des infrastructures et du matériel.
Dans le scénario de cet exercice, les Alliés arment un état-major de brigade chargé de stabiliser une zone de crise inspirée de la Corne de l'afrique. Les officiers doivent gérer une zone dépourvue de forces de l'ordre, avec une population désespérée et des mouvements terroristes qui essaient d'en profiter. Encore une fois, les Géorgiens réfléchissent à l'afrique plutôt qu'à l'abkhazie. Il faut dire qu'une simulation de mission sous chapitre 5 de L'OTAN est encore un niveau au-dessus en termes d'exigences… et ferait courir un important risque d'interprétation négative par la Russie. Déjà, les indépendantistes en Ossétie du Sud ont profité de cette occasion pour brandir des menaces et dénoncer une volonté hostile de Tbilissi et de ses partenaires otaniens alors que l'exercice n'avait pas grand-chose à voir avec la situation du pays.
La Géorgie investit beaucoup dans la formation de ses forces. Cet exercice d'à peine une semaine, résultat de dixhuit mois de préparation, en est un bon exemple. Mais Tbilissi a aussi mis en place quatre centres d'instruction différents. Un premier est consacré à la préparation aux opérations de maintien de la paix, passage obligatoire pour les militaires qui partiront en opérations extérieures. Un second est destiné à des travaux sur la défense du territoire, avec une forte problématique russe. Le troisième est un lieu d'évaluation et de suivi des progrès de l'ensemble des troupes. Le dernier vise à former le commandement.
Pour intégrer L'OTAN et l'union européenne, la Géorgie s'est engagée à réaliser un certain nombre de réformes, dont une partie seulement concerne la défense. Celle-ci est précisée par la Revue de défense stratégique 20172020 officialisée en avril 2017. Les principaux points qui y sont listés sont la mise en place d'une interopérabilité
totale avec les États-unis et les pays de L'OTAN, une modernisation des équipements et un renforcement de la réserve pour pallier un effectif modeste d'un peu plus de 20 000 hommes, dont un quart de conscrits. La formation d'un corps de sous-officiers performants a aussi été à l'ordre du jour en 2018.
La Géorgie prévoit de moderniser le matériel utilisé par ses armées, à travers une « Stratégie d'acquisition de systèmes structurants 2019-2025 ». Une partie de ces projets est déjà bien avancée. Les Américains se sont positionnés sur des contrats liés au renseignement, les Français sur la défense antiaérienne et les Allemands sur la contre-mobilité. D'autres programmes sont engagés concernant la lutte antichar, des systèmes de brouillage ou encore une défense antiaérienne mobile.
La Géorgie essaie enfin de moderniser son corps de garde-frontières, un corps paramilitaire, qui s'occupe également des espaces maritimes. Son directeur, Temur Kekelidze, constate à ce propos que chaque fois que des navires de L'OTAN circulent sur la mer Noire, ils sont suivis par des bâtiments russes. Dans ce domaine, seule l'alliance atlantique peut faire quelque chose, s'inquiète-t-il : « Nous n’avons pas de marine. L’ukraine en a une qui est dans un très mauvais état et elle n’a pas assez de marins. Il n’y a que L’OTAN qui puisse sécuriser la mer Noire. »
L’OTAN, un horizon encore lointain
L'OTAN s'intéresse en effet beaucoup à ce qui se joue en mer Noire. Avec l'annexion de la Crimée, la Russie occupe une position particulièrement forte dans cet espace. Le gouvernement géorgien en est conscient et saisit cette occasion pour multiplier les échanges binationaux avec des pays de l'alliance, notamment ceux qui bordent cette mer, comme la Bulgarie et la Roumanie. Des échanges qui sont également menés avec un autre pays confronté à la Russie : l'ukraine. « La Géorgie est une porte d’entrée vers ces trois pays, résume David Zalkaliani, le ministre des Affaires étrangères. C’est pour cela qu’il est important de renforcer la présence de L’OTAN en mer Noire. » D'autant plus que Tbilissi est conscient des volumes de forces qui l'entourent. Dans le bureau d'un général géorgien, une carte montre les portées des missiles balistiques qui peuvent être lancés à partir des différentes positions russes, depuis son territoire national à la frontière avec l'abkhazie jusqu'à la Crimée, en passant par l'arménie où Moscou possède toujours une importante base militaire.
Plus largement, comme le soulignent les Géorgiens, ce pays a été confronté à des stratégies russes de guerre hybride de longue date. Alors que les Occidentaux s'interrogent sur l'émergence de nouvelles stratégies et tactiques mêlant troupes conventionnelles, forces spéciales, mobilisation de la sphère informationnelle et de l'action diplomatique, y compris à travers des proxies, à Tbilissi, on ne cesse de répéter que tout cela est présent depuis les années 1990.
Pour autant, l'intégration pleine et entière de la Géorgie pose d'importants problèmes. Comment traiter, notamment, les territoires occupés ? La présence des Russes en Géorgie pourrait très facilement entraîner des évolutions sur le terrain pour lesquelles l'invocation du chapitre 5 par Tbilissi serait légitime. Les Alliés devraient alors se poser une difficile question : intervenir ou lâcher l'un des leurs, au risque d'affaiblir la parole de L'OTAN. Rares sont les responsables, géorgiens comme otaniens, à avoir développé des hypothèses pour faire face à ce défi.
Pour éviter de se retrouver confrontés à ce dilemme, les Alliés jouent la montre. Tout en répétant régulièrement que la Géorgie a vocation à les rejoindre, personne n'avance de date. Pour gagner du temps, ils continuent de réclamer des efforts et des réformes à Tbilissi. Plusieurs sources géorgiennes nous ont expliqué que, sur ce sujet, les pays membres sont assez partagés. Ceux qui sont le plus exposés à la menace russe poussent pour resserrer les rangs en assumant la situation. Les pays baltes, la Pologne, la Roumanie ou la Bulgarie sont régulièrement cités comme des partenaires enthousiastes, de même que les États-unis, dans une moindre mesure. Les pays les plus prudents, qui refusent de mettre en péril les fragiles équilibres actuels, sont d'abord la France et l'allemagne.