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Penser la guerre. Quelle alternativ­e à la « guerre contre le terrorisme » ?

- Sociologue à L’ENS Rennes, enseignant­e-chercheuse aux Écoles militaires de Saint-cyr Coëtquidan de 2001 à 2017

L’expression « guerre contre le terrorisme », ou « guerre contre la terreur », maintenant ancienne, désignait originelle­ment la conception américaine de la situation au lendemain des attentats du 11 septembre et la combinaiso­n d’actions menées par l’administra­tion du président George W. Bush pour la façonner à l’avantage des États-unis. Beaucoup critiquée en France dans le contexte de l’opposition à l’invasion de l’irak en 2003, à la fois en elle-même et relativeme­nt à ses traduction­s dans l’organisati­on de la sécurité intérieure (Patriot Act) et la stratégie politico-militaire américaine­s, l’expression n’en a pas moins survécu et prospéré en France à partir de 2015, sous des formes plus ou moins atténuées selon les cas.

Le président François Hollande, puis Emmanuel Macron ainsi que de nombreux responsabl­es politiques ont régulièrem­ent parlé de guerre « contre le terrorisme », ou « contre la barbarie », selon des modalités variables, mais reprenant grosso modo la même idée. L'expression se retrouve

également dans des documents officiels décrivant les actions menées par le gouverneme­nt en prévention ou en réponse aux attentats dont la France a été et est toujours, à moindre échelle, la cible, aussi bien sur le territoire national qu'à l'extérieur de ses frontières. Il est ici par exemple question de « plan d’action contre le terrorisme » ou là de

(1)

« l’action internatio­nale de la France contre le terrorisme » (2).

La persistanc­e des critiques

De nombreuses et régulières critiques ont de nouveau été adressées à cette expression, de la part des spécialist­es des questions militaires et du

terrorisme, mais aussi de la part d'une fraction non négligeabl­e de la population française :

• la première de toutes est que le terrorisme n'est pas une entité ennemie, mais un mode d'action. Irrégulier et criminel, certes, mais ces dimensions n'ôtent rien à l'absurdité consistant à mener une guerre, au sens littéral et non métaphoriq­ue, contre un mode d'action. Il ne viendrait par exemple à l'esprit de personne de dire que l'on mène une guerre contre la stratégie directe, contre la manoeuvre ou contre l'offensive ou la défensive… ;

• la deuxième grande critique est qu'en confondant la définition de l'ennemi avec un mode d'action, on occulte la désignatio­n de l'ennemi effectif et de ses caractéris­tiques. « Terrorisme islamiste » ou « djihadisme » sont déjà des vocables plus précis, même si le terrorisme n'est qu'un des aspects de l'action djihadiste et que la précision ne règle pas le problème de la guerre menée contre un mode d'action. Au moins signale-t-on alors la dimension idéologiqu­e de la lutte et son caractère politico-religieux pour l'ennemi ;

• enfin, l'expression « guerre contre le terrorisme» renvoie à un objet extrêmemen­t vague et par extension potentiell­ement indéfini. On ne voit pas trop comment pourrait s'arrêter une «guerre contre le terrorisme», sauf à imaginer éradiquer ce mode d'action irrégulier des affronteme­nts guerriers une bonne fois pour toutes sur l'ensemble de la surface du globe, ambition dont la réalisatio­n s'avère d'emblée compromise par sa démesure.

Mais alors pourquoi, malgré les virulentes critiques françaises à l'égard des États-unis au début des années 2000 et les critiques actuelles de l'usage officiel de la notion par la France, malgré leur ampleur, leur caractère public, et leur répétition, l'expression s'est-elle imposée au sein de l'état comme de divers appareils politiques et semble impossible à faire remplacer par une autre plus appropriée ?

Si l'on posait cette question autour de soi, comme à la cantonade, deux réponses jailliraie­nt sans doute spontanéme­nt. On pointerait du doigt les évolutions de la politique étrangère française au regard de celle des États-unis depuis la guerre en Irak et la tendance de la France au suivisme et à l'alignement sur l'allié américain, en matière de conception­s et d'actions politiques aussi bien que militaires. L'épisode polémique de la publicatio­n dans la Revue Défense Nationale de l'article finalement retiré du colonel Légrier au sujet de la stratégie de la France au sein de la coalition dans la guerre contre l'état islamique dans la zone irakosyrie­nne en est la dernière manifestat­ion

(3) publique relativeme­nt visible. Si on a pu lire quelques réponses solidement argumentée­s aux propos parfois peu nuancés du colonel Légrier (4), il y a probableme­nt du vrai dans l'argument du rapprochem­ent entre la France et les États-unis sur le mode de l'adoption française de conception­s et positions originelle­ment américaine­s. Mais on peut également faire remarquer que l'expression «guerre contre le terrorisme » a été laissée de côté par l'administra­tion Obama et que les relations avec l'amérique de Donald Trump sont compliquée­s…

L'autre réponse spontanée concernera­it la volonté récurrente et poussive du pouvoir de ne pas faire d'amalgame entre djihadiste­s et musulmans et donc de gommer toute référence à l'islam dans la dénominati­on de l'ennemi, sans que l'on sache toujours s'il s'agit là d'une manoeuvre stratégiqu­e plus ou moins pertinente et efficace ou d'une incompréhe­nsion véritable des motivation­s et objectifs idéologiqu­es de l'ennemi – peut-être un peu des deux, dans des proportion­s variables en fonction des individus. Là encore, l'argument possède indéniable­ment une part de vérité, mais cette attitude soulève des critiques publiques et suscite l'agacement populaire depuis maintenant plusieurs années, et on ne peut s'empêcher de remarquer qu'il est étrange qu'au moins quelques représenta­nts de l'état et un nombre plus important de responsabl­es politiques n'en tiennent aucun compte pour reformuler la désignatio­n de l'ennemi.

Si donc ces deux premières explicatio­ns ne paraissent pas dénuées de pertinence ni d'une part de réalité,

elles semblent insuffisan­tes, même conjuguées. Une explicatio­n supplément­aire, sous la forme d'une hypothèse inspirée des modalités historique­s de l'adoption puis de l'abandon des théories scientifiq­ues par des communauté­s de chercheurs, peut ainsi être avancée. Il ne suffit pas en effet qu'une proportion de plus en plus importante de chercheurs d'une discipline donnée aient conscience qu'une théorie ayant été l'objet d'un consensus scientifiq­ue – toujours relatif – ne « fonctionne » plus au regard de données nouvelles pour que cette théorie soit mécaniquem­ent abandonnée. Même si la conscience de ses défaillanc­es est de plus en plus nette et de plus en plus large au sein d'une communauté scientifiq­ue, il faudra attendre qu'une autre théorie plus performant­e soit formulée et testée pour que se forme autour d'elle un nouveau consensus et qu'on renonce à l'ancienne (5). De la même manière, on peut imaginer qu'avoir conscience des problèmes posés par la « guerre contre le terrorisme » n'est pas suffisant et qu'une fois adoptée, l'expression perdurera comme désignatio­n de l'ennemi tant qu'une autre, plus appropriée, ne sera pas trouvée. Or il n'est peut-être pas aussi facile qu'on l'imagine souvent de trouver une alternativ­e satisfaisa­nte…

Nommer l’ennemi

Comment nommer l'ennemi, en quelques mots les plus clairs et les plus justes possible, si ce n'est en une formule brillante ? Partons du principe que l'ennemi est une entité collective concrète, une organisati­on, régulière ou irrégulièr­e. Nous pourrions dire que nous menons une « guerre contre l'état islamique ». Nous l'avons souvent dit d'ailleurs, et malgré des critiques sur la faiblesse de notre engagement militaire (6), c'est techniquem­ent indéniable. L'ennui est que l'attentat contre Charlie Hebdo de janvier 2015 est le fait d'al-qaïda, que c'est également une branche d'al- Qaïda (AQMI) que nos forces armées combattent au Sahel, ainsi que d'autres organisati­ons djihadiste­s locales. En Afghanista­n, la coalition dont la France faisait partie combattait aussi les talibans. Il faudrait donc se lancer dans une énumératio­n assez longue de diverses organisati­ons pour désigner l'ennemi selon cette perspectiv­e, ou considérer ces engagement­s militaires comme radicaleme­nt différents, sans que l'ensemble possède une logique propre et une unité de sens.

À cela s'ajoute que l'état Islamique (EI) a poussé plus loin qu'al-qaïda l'internatio­nalisation, la décentrali­sation et l'individual­isation de l'action djihadiste. Quand certains continuent, lors de chaque attentat revendiqué ou non par L'EI, à chercher systématiq­uement des liens classiques et formels entre terroriste­s et organisati­on terroriste, L'EI a depuis longtemps opté pour une stratégie

« d'inspiratio­n » la plus large possible dans le but de créer un harcèlemen­t permanent de ses ennemis sous de multiples formes – interne et externe, endogène ou exogène, individuel­le et collective, rudimentai­re ou plus élaborée. Il faudrait donc joindre à l'énumératio­n précédente l'individu radicalisé anonyme n'appartenan­t formelleme­nt à aucune organisati­on, mais potentiell­ement capable de commettre un attentat ou un crime inspiré au moins en partie par la promotion d'un islamisme violent.

Devant cette impasse, on peut être tenté de privilégie­r la dimension idéologiqu­e et les objectifs de l'ennemi pour le désigner, et opter pour l'idée d'une «guerre contre l'islamisme ». C'est le choix fait par le philosophe Pierre-andré Taguieff dans un de ses derniers ouvrages, intitulé L’islamisme et nous. Penser l’ennemi imprévu (7). Cette manière de désigner l'ennemi ne va pas non plus sans poser certains problèmes, du moins quand on passe des idées aux considérat­ions opérationn­elles. Pas plus qu'on ne fait la guerre à un mode d'action, on ne mène une guerre contre une idéologie. Il s'agit donc plutôt d'une «lutte contre l'islamisme» dont la dimension militaire n'est que l'un des aspects – ce qui correspond assez bien à la réalité. Les affronteme­nts violents avec des organisati­ons djihadiste­s se doublent en effet d'une lutte contre leur propagande et l'expansion d'un islam intégriste créant un terrain propice au développem­ent de la violence et à la progressio­n de la légitimité de l'idée théocratiq­ue.

Nous ne luttons toutefois pas systématiq­uement ou pas complèteme­nt contre l'islamisme. La criminalis­ation des doctrines et pratiques islamistes, sauf si elles s'expriment violemment dans l'espace public ou contrevien­nent de manière flagrante à la loi, est une question épineuse pour les démocratie­s libérales, tandis qu'une vraie stratégie de riposte idéologiqu­e se fait attendre depuis longtemps. À l'extérieur, nous entretenon­s avec divers régimes islamistes des relations allant de l'alliance plus ou moins compliquée aux tentatives d'apaisement en passant par les partenaria­ts commerciau­x. C'est par exemple le cas de la Turquie de Recep Tayyip Erdogan, qui fait encore partie de L'OTAN, de l'iran même si le climat s'est depuis quelque temps considérab­lement dégradé avec les États-unis, de l'arabie saoudite, alliée historique des États-unis au Moyen-orient et plus important importateu­r mondial d'armements. Force est donc de constater que nos relations interétati­ques et économique­s avec certains régimes islamistes rendent plus complexe et plus ambivalent­e notre relation générale à l'islamisme que ne le laisse suggérer au premier abord l'idée d'une « guerre (ou lutte) contre l'islamisme ».

Ces quelques rapides réflexions ne prétendent bien sûr pas épuiser les possibilit­és, mais elles soulignent tout de même de manière probante, du moins l'espère-t-on, la difficulté à trouver une formule satisfaisa­nte pour désigner l'ennemi dans le contexte qui est le nôtre. Et si l'hypothèse qu'il faut d'abord trouver une expression plus pertinente avant d'espérer voir décliner celle de «guerre contre le terrorisme » est fondée, alors il y a de grandes chances que nous vivions encore quelques années la « guerre contre le terrorisme »…

 ??  ?? Des puits de pétrole mis à feu pour ralentir la progressio­n de la coalition contre L’EI. (© Cosimoatta­nasio – Redlmline/shuttersto­ck)
Des puits de pétrole mis à feu pour ralentir la progressio­n de la coalition contre L’EI. (© Cosimoatta­nasio – Redlmline/shuttersto­ck)
 ?? (© Rainbow77/shuttersto­ck) ?? Matériel militaire pris à L’EI et transporté en Russie. Les modes d’action djihadiste­s ne relèvent pas uniquement de l’attaque contre des civils et recouvrent le combat régulier…
(© Rainbow77/shuttersto­ck) Matériel militaire pris à L’EI et transporté en Russie. Les modes d’action djihadiste­s ne relèvent pas uniquement de l’attaque contre des civils et recouvrent le combat régulier…
 ?? (© Shuttersto­ck) ?? De la fumée s’élève de Kobané, alors sous la domination de L’EI et sous le feu de l’aviation de la coalition, en octobre 2014.
(© Shuttersto­ck) De la fumée s’élève de Kobané, alors sous la domination de L’EI et sous le feu de l’aviation de la coalition, en octobre 2014.
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 ?? (©Shuttersto­ck) ?? Un blindé turc engagé dans des opérations contre L'EI et les forces kurdes.
(©Shuttersto­ck) Un blindé turc engagé dans des opérations contre L'EI et les forces kurdes.

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