Penser la guerre. Quelle alternative à la « guerre contre le terrorisme » ?
L’expression « guerre contre le terrorisme », ou « guerre contre la terreur », maintenant ancienne, désignait originellement la conception américaine de la situation au lendemain des attentats du 11 septembre et la combinaison d’actions menées par l’administration du président George W. Bush pour la façonner à l’avantage des États-unis. Beaucoup critiquée en France dans le contexte de l’opposition à l’invasion de l’irak en 2003, à la fois en elle-même et relativement à ses traductions dans l’organisation de la sécurité intérieure (Patriot Act) et la stratégie politico-militaire américaines, l’expression n’en a pas moins survécu et prospéré en France à partir de 2015, sous des formes plus ou moins atténuées selon les cas.
Le président François Hollande, puis Emmanuel Macron ainsi que de nombreux responsables politiques ont régulièrement parlé de guerre « contre le terrorisme », ou « contre la barbarie », selon des modalités variables, mais reprenant grosso modo la même idée. L'expression se retrouve
également dans des documents officiels décrivant les actions menées par le gouvernement en prévention ou en réponse aux attentats dont la France a été et est toujours, à moindre échelle, la cible, aussi bien sur le territoire national qu'à l'extérieur de ses frontières. Il est ici par exemple question de « plan d’action contre le terrorisme » ou là de
(1)
« l’action internationale de la France contre le terrorisme » (2).
La persistance des critiques
De nombreuses et régulières critiques ont de nouveau été adressées à cette expression, de la part des spécialistes des questions militaires et du
terrorisme, mais aussi de la part d'une fraction non négligeable de la population française :
• la première de toutes est que le terrorisme n'est pas une entité ennemie, mais un mode d'action. Irrégulier et criminel, certes, mais ces dimensions n'ôtent rien à l'absurdité consistant à mener une guerre, au sens littéral et non métaphorique, contre un mode d'action. Il ne viendrait par exemple à l'esprit de personne de dire que l'on mène une guerre contre la stratégie directe, contre la manoeuvre ou contre l'offensive ou la défensive… ;
• la deuxième grande critique est qu'en confondant la définition de l'ennemi avec un mode d'action, on occulte la désignation de l'ennemi effectif et de ses caractéristiques. « Terrorisme islamiste » ou « djihadisme » sont déjà des vocables plus précis, même si le terrorisme n'est qu'un des aspects de l'action djihadiste et que la précision ne règle pas le problème de la guerre menée contre un mode d'action. Au moins signale-t-on alors la dimension idéologique de la lutte et son caractère politico-religieux pour l'ennemi ;
• enfin, l'expression « guerre contre le terrorisme» renvoie à un objet extrêmement vague et par extension potentiellement indéfini. On ne voit pas trop comment pourrait s'arrêter une «guerre contre le terrorisme», sauf à imaginer éradiquer ce mode d'action irrégulier des affrontements guerriers une bonne fois pour toutes sur l'ensemble de la surface du globe, ambition dont la réalisation s'avère d'emblée compromise par sa démesure.
Mais alors pourquoi, malgré les virulentes critiques françaises à l'égard des États-unis au début des années 2000 et les critiques actuelles de l'usage officiel de la notion par la France, malgré leur ampleur, leur caractère public, et leur répétition, l'expression s'est-elle imposée au sein de l'état comme de divers appareils politiques et semble impossible à faire remplacer par une autre plus appropriée ?
Si l'on posait cette question autour de soi, comme à la cantonade, deux réponses jailliraient sans doute spontanément. On pointerait du doigt les évolutions de la politique étrangère française au regard de celle des États-unis depuis la guerre en Irak et la tendance de la France au suivisme et à l'alignement sur l'allié américain, en matière de conceptions et d'actions politiques aussi bien que militaires. L'épisode polémique de la publication dans la Revue Défense Nationale de l'article finalement retiré du colonel Légrier au sujet de la stratégie de la France au sein de la coalition dans la guerre contre l'état islamique dans la zone irakosyrienne en est la dernière manifestation
(3) publique relativement visible. Si on a pu lire quelques réponses solidement argumentées aux propos parfois peu nuancés du colonel Légrier (4), il y a probablement du vrai dans l'argument du rapprochement entre la France et les États-unis sur le mode de l'adoption française de conceptions et positions originellement américaines. Mais on peut également faire remarquer que l'expression «guerre contre le terrorisme » a été laissée de côté par l'administration Obama et que les relations avec l'amérique de Donald Trump sont compliquées…
L'autre réponse spontanée concernerait la volonté récurrente et poussive du pouvoir de ne pas faire d'amalgame entre djihadistes et musulmans et donc de gommer toute référence à l'islam dans la dénomination de l'ennemi, sans que l'on sache toujours s'il s'agit là d'une manoeuvre stratégique plus ou moins pertinente et efficace ou d'une incompréhension véritable des motivations et objectifs idéologiques de l'ennemi – peut-être un peu des deux, dans des proportions variables en fonction des individus. Là encore, l'argument possède indéniablement une part de vérité, mais cette attitude soulève des critiques publiques et suscite l'agacement populaire depuis maintenant plusieurs années, et on ne peut s'empêcher de remarquer qu'il est étrange qu'au moins quelques représentants de l'état et un nombre plus important de responsables politiques n'en tiennent aucun compte pour reformuler la désignation de l'ennemi.
Si donc ces deux premières explications ne paraissent pas dénuées de pertinence ni d'une part de réalité,
elles semblent insuffisantes, même conjuguées. Une explication supplémentaire, sous la forme d'une hypothèse inspirée des modalités historiques de l'adoption puis de l'abandon des théories scientifiques par des communautés de chercheurs, peut ainsi être avancée. Il ne suffit pas en effet qu'une proportion de plus en plus importante de chercheurs d'une discipline donnée aient conscience qu'une théorie ayant été l'objet d'un consensus scientifique – toujours relatif – ne « fonctionne » plus au regard de données nouvelles pour que cette théorie soit mécaniquement abandonnée. Même si la conscience de ses défaillances est de plus en plus nette et de plus en plus large au sein d'une communauté scientifique, il faudra attendre qu'une autre théorie plus performante soit formulée et testée pour que se forme autour d'elle un nouveau consensus et qu'on renonce à l'ancienne (5). De la même manière, on peut imaginer qu'avoir conscience des problèmes posés par la « guerre contre le terrorisme » n'est pas suffisant et qu'une fois adoptée, l'expression perdurera comme désignation de l'ennemi tant qu'une autre, plus appropriée, ne sera pas trouvée. Or il n'est peut-être pas aussi facile qu'on l'imagine souvent de trouver une alternative satisfaisante…
Nommer l’ennemi
Comment nommer l'ennemi, en quelques mots les plus clairs et les plus justes possible, si ce n'est en une formule brillante ? Partons du principe que l'ennemi est une entité collective concrète, une organisation, régulière ou irrégulière. Nous pourrions dire que nous menons une « guerre contre l'état islamique ». Nous l'avons souvent dit d'ailleurs, et malgré des critiques sur la faiblesse de notre engagement militaire (6), c'est techniquement indéniable. L'ennui est que l'attentat contre Charlie Hebdo de janvier 2015 est le fait d'al-qaïda, que c'est également une branche d'al- Qaïda (AQMI) que nos forces armées combattent au Sahel, ainsi que d'autres organisations djihadistes locales. En Afghanistan, la coalition dont la France faisait partie combattait aussi les talibans. Il faudrait donc se lancer dans une énumération assez longue de diverses organisations pour désigner l'ennemi selon cette perspective, ou considérer ces engagements militaires comme radicalement différents, sans que l'ensemble possède une logique propre et une unité de sens.
À cela s'ajoute que l'état Islamique (EI) a poussé plus loin qu'al-qaïda l'internationalisation, la décentralisation et l'individualisation de l'action djihadiste. Quand certains continuent, lors de chaque attentat revendiqué ou non par L'EI, à chercher systématiquement des liens classiques et formels entre terroristes et organisation terroriste, L'EI a depuis longtemps opté pour une stratégie
« d'inspiration » la plus large possible dans le but de créer un harcèlement permanent de ses ennemis sous de multiples formes – interne et externe, endogène ou exogène, individuelle et collective, rudimentaire ou plus élaborée. Il faudrait donc joindre à l'énumération précédente l'individu radicalisé anonyme n'appartenant formellement à aucune organisation, mais potentiellement capable de commettre un attentat ou un crime inspiré au moins en partie par la promotion d'un islamisme violent.
Devant cette impasse, on peut être tenté de privilégier la dimension idéologique et les objectifs de l'ennemi pour le désigner, et opter pour l'idée d'une «guerre contre l'islamisme ». C'est le choix fait par le philosophe Pierre-andré Taguieff dans un de ses derniers ouvrages, intitulé L’islamisme et nous. Penser l’ennemi imprévu (7). Cette manière de désigner l'ennemi ne va pas non plus sans poser certains problèmes, du moins quand on passe des idées aux considérations opérationnelles. Pas plus qu'on ne fait la guerre à un mode d'action, on ne mène une guerre contre une idéologie. Il s'agit donc plutôt d'une «lutte contre l'islamisme» dont la dimension militaire n'est que l'un des aspects – ce qui correspond assez bien à la réalité. Les affrontements violents avec des organisations djihadistes se doublent en effet d'une lutte contre leur propagande et l'expansion d'un islam intégriste créant un terrain propice au développement de la violence et à la progression de la légitimité de l'idée théocratique.
Nous ne luttons toutefois pas systématiquement ou pas complètement contre l'islamisme. La criminalisation des doctrines et pratiques islamistes, sauf si elles s'expriment violemment dans l'espace public ou contreviennent de manière flagrante à la loi, est une question épineuse pour les démocraties libérales, tandis qu'une vraie stratégie de riposte idéologique se fait attendre depuis longtemps. À l'extérieur, nous entretenons avec divers régimes islamistes des relations allant de l'alliance plus ou moins compliquée aux tentatives d'apaisement en passant par les partenariats commerciaux. C'est par exemple le cas de la Turquie de Recep Tayyip Erdogan, qui fait encore partie de L'OTAN, de l'iran même si le climat s'est depuis quelque temps considérablement dégradé avec les États-unis, de l'arabie saoudite, alliée historique des États-unis au Moyen-orient et plus important importateur mondial d'armements. Force est donc de constater que nos relations interétatiques et économiques avec certains régimes islamistes rendent plus complexe et plus ambivalente notre relation générale à l'islamisme que ne le laisse suggérer au premier abord l'idée d'une « guerre (ou lutte) contre l'islamisme ».
Ces quelques rapides réflexions ne prétendent bien sûr pas épuiser les possibilités, mais elles soulignent tout de même de manière probante, du moins l'espère-t-on, la difficulté à trouver une formule satisfaisante pour désigner l'ennemi dans le contexte qui est le nôtre. Et si l'hypothèse qu'il faut d'abord trouver une expression plus pertinente avant d'espérer voir décliner celle de «guerre contre le terrorisme » est fondée, alors il y a de grandes chances que nous vivions encore quelques années la « guerre contre le terrorisme »…