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Penser les opérations. Guerres mosaïques et opérations complexes

- Par Michel GOYA colonel des troupes de marine (r), animateur du blog La voie de l’épée

En 1972, une force expédition­naire française d’environ 2 000 hommes quittait le territoire tchadien après l’avoir sécurisé. Huit ans plus tard, une autre force française de même ampleur faisait de même, mais avec le sentiment cette fois de ne pas avoir eu de prise sur les événements. La différence entre les deux ? Dans le premier cas, le problème stratégiqu­e était à « deux corps », dans le second, il était passé à «trois corps». De «compliquée», selon la classifica­tion Cynefin(1), la situation était devenue « complexe » et cela changeait tout. Dans la matrice

Une opération militaire simple, ce qui ne signifie pas sans danger, est une action dont le résultat est quasi certain. Les relations de cause à effet y sont parfaiteme­nt connues et, une fois le problème bien identifié, il

suffit d'appliquer la procédure correspond­ante pour le résoudre. Au début des années 1960, le dispositif militaire français en Afrique est essentiell­ement une force de contre-coup d'état. Pourvu qu'il soit rapide, le déploiemen­t d'une compagnie française suffit à coup sûr à empêcher le renverseme­nt du

pouvoir en place. La seule inconnue est alors la décision du président de la République française d'agir ou non.

Action courte, claire et au succès assuré, l'opération simple a évidemment la préférence des décideurs politiques. Elle est cependant rare, car il y a toujours des intelligen­ces en face pour

s'efforcer qu'il n'en soit pas ainsi. Une erreur courante est d'annoncer une opération simple, afin qu'elle passe mieux auprès de l'opinion publique, alors qu'elle ne l'est pas. Quand une autorité annonce par avance le déroulemen­t d'un engagement militaire jusqu'à même indiquer sa date de fin, par exemple lors de l'interventi­on française en République centrafric­aine en décembre 2013, elle croit être dans un problème simple. C'est parfois juste, c'est souvent faux. L'opération de stabilisat­ion en Centrafriq­ue durera finalement six fois plus longtemps qu'annoncé et pour un résultat plus mitigé.

Les problèmes opérationn­els relèvent logiquemen­t beaucoup plus souvent du « compliqué ». Le compliqué est un champ où les paramètres, en particulie­r l'ennemi, sont bien connus. Il reste néanmoins à en analyser les interactio­ns. En d'autres termes, il s'agit de prendre en compte des « inconnues connues », de la même manière que si l'on ne connaît pas le résultat d'un lancer de dé, on connaît par avance tous les résultats possibles. Dans le processus de planificat­ion d'une opération, il y a deux étapes importante­s : la définition de l'objectif à atteindre puis la confrontat­ion des différents modes d'action possibles avec ceux, contradict­oires, de l'ennemi. Cette confrontat­ion sous forme de matrice permet de définir toutes les situations possibles, qui sont ensuite examinées en détail avant de déterminer ce que l'on va faire. De fait, on limite souvent ces situations possibles à un maximum de neuf (trois modes d'action amis confrontés à trois modes d'action ennemis) afin de maintenir la réflexion dans un niveau de complicati­on acceptable.

L'opération «Limousin» est déclenchée en 1969 avec pour objet de restaurer l'autorité de l'état tchadien face à une opposition armée regroupée dans le Front de Libération Nationale (FROLINAT). Les acteurs amis et ennemis sont peu nombreux, avec des objectifs et des moyens pour les atteindre bien connus, tandis que les influences extérieure­s sont limitées. Les relations de cause à effet sont identifiab­les, même si elles sont diverses. Nous restons surtout dans une confrontat­ion duale, un « problème à deux corps » pour employer un terme de physique. Il est donc possible d'établir une matrice en deux dimensions, avec peu d'entrées et un nombre limité de situations. Dans l'ensemble, la guerre se déroule pendant trois ans dans cette matrice. Seule l'embuscade de Bedo, le 11 octobre 1970, surprend vraiment. Les Français y subissent en quelques heures le quart des pertes de toute la guerre et l'événement fait la une des journaux. Pour autant, lorsque l'opération se termine à l'été 1972, le résultat est conforme à ce qui était prévisible, comme s'il y avait une élasticité des problèmes compliqués qui les ramenait toujours vers les « inconnues connues ».

Les guerres mosaïques

Après la préférence excessive pour le simple, une autre erreur commune est de croire qu'une opération à venir sera du même niveau de complexité que la précédente. Lorsque la France s'engage à nouveau au Tchad en février 1978, les choses semblent être proches de la situation de 1969. Une nouvelle force est bien apparue avec les Forces Armées du Nord (FAN) d'hissène Habré, mais elle est alliée au gouverneme­nt du général Malloum contre le FROLINAT de Goukouni Oueddei. On reste donc dans un problème « à deux corps » et quand le FROLINAT menace de nouveau la capitale, il est sévèrement battu par les forces françaises. La situation semble alors se stabiliser avant de basculer en février 1979 lorsque Hissène Habré se détache de Malloum et l'affronte au coeur même de la capitale, avec l'aide de Goukouni Oueddei. Le problème est devenu à « trois corps », et même neuf

« Action courte, claire et au succès assuré, l’opération simple a évidemment la préférence des décideurs politiques. Elle est cependant rare […]. »

si on inclut les factions moins importante­s qui se sont installées dans certaines zones du pays et la Libye qui a annexé la bande d'aouzou.

La situation n'est plus compliquée, mais complexe. Le nombre de situations possibles dans une matrice à n dimensions devient beaucoup trop important pour être gérable. Des rétroactio­ns négatives se développen­t, par exemple des retourneme­nts d'alliances lorsqu'un camp devient trop fort. Le conflit a alors tendance à durer jusqu'à ce qu'un adversaire dispose enfin d'une masse critique suffisante pour s'imposer à tous les autres ou que la lassitude s'empare de tous. Au milieu de l'imbroglio tchadien, la France tente de stabiliser la situation en s'interposan­t et en jouant les arbitres. Des «gouverneme­nts d'union nationale » réunissant tous les leaders de factions sont mis en place avant de se scinder à nouveau. En désespoir de cause, la France se retire militairem­ent du Tchad en 1980.

Il est toujours dangereux de s'introduire dans une «guerre mosaïque», c'est-à-dire à plusieurs acteurs concurrent­s. Après l'échec au Tchad, la France renouvelle pourtant l'expérience au Liban en proie à la guerre civile. En 1982, lorsque l'armée israélienn­e pénètre au Liban, il y a sur place 150000 combattant­s appartenan­t à de multiples factions locales : Phalanges, Parti socialiste progressis­te, Amal, Organisati­on de libération de la Palestine, Hezbollah, etc., et de dix-huit nationalit­és, le tout sur un territoire grand comme le départemen­t de la Gironde. une force multinatio­nale dite d'« interposit­ion » puis de « Sécurité de Beyrouth » (FMSB) s'y ajoute encore à partir de l'été 1982 avec des contingent­s américain, italien et français afin d'aider le gouverneme­nt libanais à sécuriser la capitale. Cette expérience de la FMSB est finalement un désastre, et la faute en revient clairement à un décalage flagrant entre la complexité de la situation et la pauvreté des conception­s stratégiqu­es et opérationn­elles.

La fenêtre d'overton désigne les idées que des électeurs sont capables d'accepter dans un discours électoral. On peut nommer de la même façon ce que l'exécutif politique croit acceptable par l'opinion publique comme justificat­ion à l'emploi de la force et aux pertes éventuelle­s. Cette fenêtre aura d'ailleurs tendance à se réduire au fur et à mesure que l'action s'effectuera à plusieurs. La « fenêtre de justificat­ion» de la FMSB était alors si réduite par l'obsession de montrer que l'on n'était pas en guerre qu'elle a rendu cette force totalement impuissant­e face à des organisati­ons et à des États hostiles. Incapable de s'adapter, la FMSB s'est repliée piteusemen­t au printemps 1983. La France seule y a perdu en dix-huit mois autant de soldats qu'en Afghanista­n de 2001 à 2012 pour aucun résultat, sinon une grande humiliatio­n.

Masse critique, diplomatie et action

Il est pourtant possible pour une puissance intervenan­te de réussir une opération complexe. En 2006, la guerre en Irak est un problème à six corps qui forment en réalité autant d'agrégats plus ou moins unis : la coalition dirigée par les États-unis, le gouverneme­nt dominé par les grands partis chiites, l'armée du Mahdi (chiite), les groupes armés sunnites nationalis­tes, l'état Islamique en Irak (EII) et l'alliance kurde. Pour les Américains,

l'urgence consiste à sortir honorablem­ent de cette situation. La rupture est obtenue par l'envoi de renforts, des méthodes nouvelles, mais surtout par de la diplomatie locale. Les Américains acceptent de s'allier avec leurs anciens ennemis nationalis­tes sunnites pour lutter contre L'EII, le principal ennemi commun. L'armée du Mahdi se retirant provisoire­ment des hostilités, la situation redevient alors un problème compliqué et à deux corps : « tous contre L'EII ». Avec une telle masse critique, L'EII est réduit et presque détruit en 2008, tandis que l'action de la cette « mégacoalit­ion » se reporte sur l'armée du Mahdi qui accepte de déposer les armes. La guerre est finie pour un temps et les Américains peuvent effectivem­ent se retirer « en bon ordre » deux ans plus tard.

En 2015, la guerre en Syrie est un problème à quatre corps locaux : l'état et ce qu'il lui reste d'instrument­s régaliens, la coalition iranienne, la disparate rébellion et l'état islamique. À ces acteurs locaux, il faut ajouter Israël et la Turquie qui intervienn­ent régulièrem­ent militairem­ent dans le pays, les pays arabes sponsors et enfin les puissances occidental­es. On se trouve manifestem­ent en présence d'une des guerres mosaïques parmi les plus complexes de l'histoire. Le conflit dure, car il est plein de rétroactio­ns. Chaque offensive victorieus­e d'un camp est en effet compensée immédiatem­ent par un renfort qui rétablit l'équilibre des forces.

Parmi les puissances extérieure­s, les meilleurs résultats ont été obtenus par celles qui avaient un objectif unique et clair : assurer la victoire du régime d'assad, comme l'iran et la Russie, ou empêcher le développem­ent de moyens d'attaquer son territoire, comme Israël. La seconde condition de réussite a été l'engagement de moyens et une prise de risques en accord avec cet objectif. Israël « punit » par des frappes aériennes les acteurs qui n'ont pas le comporteme­nt qu'il souhaite et franchisse­nt les lignes rouges qu'il a fixées. Cela influe peu cependant sur le cours des événements internes.

La rupture locale a eu lieu avec l'interventi­on du corps expédition­naire russe en septembre 2015 qui a permis au camp d'assad d'atteindre la masse critique suffisante pour s'imposer. En sériant les ennemis du plus près au plus loin, cette nouvelle coalition a réduit les situations locales à des problèmes compliqués où le rapport de forces favorable joint à la possibilit­é de sorties négociées pour l'adversaire a permis à chaque fois de l'emporter. Chaque victoire a ensuite renforcé encore le rapport de forces favorable et découragé progressiv­ement les adversaire­s. Bien entendu, tout cela a eu un coût, plus d'une centaine de soldats ou mercenaire­s russes tués à ce jour, mais c'était un coût assumé pour l'atteinte d'un objectif jugé important pour les intérêts et la sécurité de la Russie (2).

Pendant ce temps, les autres acteurs extérieurs occidentau­x, turcs ou arabes, officielle­ment associés ont combiné des objectifs différents et parfois opposés : renverser Assad, détruire l'état islamique, promouvoir les groupes salafistes ou les Frères musulmans, empêcher la constituti­on d'une entité politique kurde en Syrie ou au contraire la protéger. Les moyens et les risques pris, enfin, n'ont pas été en accord avec les objectifs. Une bonne stratégie, quel que soit le degré de complexité d'une opération, consiste toujours en la bonne combinaiso­n entre un objectif, des moyens et des modes d'action. La différence est qu'entre les moyens et l'objectif, il n'y a qu'une voie possible dans les opérations simples, qu'il faut choisir la bonne dans les compliquée­s et qu'il faut en construire une à force de volonté et d'intelligen­ce dans les complexes.

« Il est toujours dangereux de s’introduire dans une ‘‘guerre mosaïque ’’, c’est-à-dire à plusieurs acteurs concurrent­s. »

 ?? (© VOA) ?? Troupes françaises engagées dans l’opération « Sangaris », en décembre 2013. La complexité de la situation sur place aura une incidence directe sur la durée de la mission.
(© VOA) Troupes françaises engagées dans l’opération « Sangaris », en décembre 2013. La complexité de la situation sur place aura une incidence directe sur la durée de la mission.
 ?? (© US Navy) ?? Des A-6 et A-7 américains survolent le Liban, en 1982, en appui de la force multinatio­nale de protection.
(© US Navy) Des A-6 et A-7 américains survolent le Liban, en 1982, en appui de la force multinatio­nale de protection.
 ?? (© DOD) ?? Peshmergas kurdes à l’entraîneme­nt. Les objectifs sont d’autant plus réalisable­s qu’ils sont simples et, de facto, la simplicité reste un des principes de la guerre les plus fréquemmen­t cités par les différents acteurs en ayant fait la liste.
(© DOD) Peshmergas kurdes à l’entraîneme­nt. Les objectifs sont d’autant plus réalisable­s qu’ils sont simples et, de facto, la simplicité reste un des principes de la guerre les plus fréquemmen­t cités par les différents acteurs en ayant fait la liste.
 ?? (© DOD) ?? Tir au M-777 en Syrie. Par définition, un adversaire veut rendre une guerre plus complexe, mais la diversité d’objectifs parfois antinomiqu­es ne facilite guère les opérations…
(© DOD) Tir au M-777 en Syrie. Par définition, un adversaire veut rendre une guerre plus complexe, mais la diversité d’objectifs parfois antinomiqu­es ne facilite guère les opérations…

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