Le bataillon fantôme. Pour la création d’une unité terrestre destinée aux opérations de déception
Un jour de septembre 1944, dans la forêt luxembourgeoise de Bettembourg, la section du lieutenant américain Dick Syracuse sécurise des engins qui diffusent des sons de chars lorsqu’un colonel d’un régiment voisin s’approche et lui demande : « Hey mon gars, qu’est-ce qui se passe ici ? » « Comment ça, mon colonel ? », lui répond le lieutenant. « Mais que font ces chars ici ? », interroge le colonel. Le jeune officier tente des explications, mais les sons sont si réalistes que la démonstration est difficile et le colonel se plaint de ne pas avoir été prévenu de l’arrivée de blindés dans ce secteur. Il s’avère finalement qu’il n’était pas présent au briefing qui avait présenté cette manoeuvre.
Le lieutenant Syracuse fait partie du 23rd Headquarters Special Troops (1), une unité de niveau régimentaire surnommée l'« armée fantôme » et affectée aux opérations de décep
tion tactiques. Créée le 20 janvier 1944, elle compte jusqu'à 83 officiers et 1 023 hommes du rang. En plus de soneétat-major (200 hommes), elle est organisée en quatre piliers. Le 603 bataillon de camouflage du génie (245 sapeurs) regroupe les leurres (chars gonflables, camions, jeeps et pièces d'artillerie) et les équipements
de camouflage. La 406e compagnie de combat du génie (170 sapeurs) est, quant à elle, employée pour des tâches d'aménagement du terrain et d'aide au déploiement, en particulier pour accentuer le réalisme de la mise en oeuvre des leurres (création de positions de tirs et de combat, d'abris, de pistes, etc.). Elle assure aussi la
sécurité rapprochée des dispositifs. La 244e compagnie de transmissions (300 hommes) aligne des opérateurs capables de mettre en oeuvre et d'animer des réseaux radio factices. Dernière unité subordonnée au 23rd, la 3132e compagnie de transmissions de soutien est la seule dont la structure a été pensée spécifiquement pour les opérations de déception. Sa mission est la simulation sonore. Avec l'aide d'ingénieurs de Bell Labs, des sons d'unités d'infanterie et de blindés en mouvement ont été capturés sur des enregistreurs à fils. Ils peuvent être diffusés sur plusieurs kilomètres de distance par de puissants hautparleurs montés notamment sur des half-tracks.
Au travers de trois méthodes de déception principales : visuelle, sonore et radio, le 23rd est capable de simuler jusqu'à deux divisions. Après son arrivée en France à l'été 1944, l'unité apprend en marchant, car aucune doctrine d'emploi n'existe. De juin 1944 à mars 1945, elle opère dans le nord-ouest de l'europe où elle est engagée dans 21 opérations d'envergure. Certaines sont des échecs, d'autres des demisuccès, mais beaucoup réussissent.
L'opération dans laquelle le lieutenant Syracuse est engagé en septembre 1944, baptisée « Bettembourg », est un bon exemple des capacités de l'« armée fantôme ». Elle réussit à faire croire qu'une division blindée défend un espace en fait laissé quasi libre, fixant ainsi des unités allemandes qui ne renforcent pas le secteur de Metz, objectif principal de l'attaque de la 3e Armée de Patton. Le 23rd simule la 6e division : 500 hommes doivent en représenter 8000. Tous ses moyens sont employés pour y parvenir : leurres de chars Patton, réseaux radio factices, déception sonore, faux insignes sur les véhicules et les uniformes, feux de camp entretenus, soldats envoyés dans les villes alentour prétendant appartenir à la 6e division, sapeurs du 406e déguisés en policiers militaires pour faire la circulation, etc. L'opération, qui dure du 15 au 22 septembre, est un succès.
Le besoin en unités de déception
Le 23rd Special Troops n'est pas la seule unité consacrée aux opérations de déception qui naît pendant le second conflit mondial. La première voit le jour, le 28 mars 1941, dans l'armée britannique, c'est la fameuse « A Force » de Dudley Clarke. Viennent ensuite la R Force de David Strangeways organisée en 1944, ou encore les Beach Jumpers de L'US Navy créés en mars 1943 sur une idée de Douglas Fairbanks. Sauf cette dernière, toutes disparaissent après la guerre. Seules des unités de circonstance sont formées au cours de certaines opérations, comme la Task Force Troy pendant la guerre du Golfe en 1990-1991. Il est peut-être temps aujourd'hui d'envisager la création d'une unité de ce type pour l'armée de Terre. Nous estimons en effet qu'une organisation destinée aux opérations de déception terrestres est une capacité importante pour les conflits d'aujourd'hui et de demain qui offrirait de nouvelles opportunités de manoeuvre.
La déception est importante, car elle est efficace. Elle est un facteur clé pour créer la surprise, effet qui augmenterait les chances de succès d'une opération de plus de 50 % (2). Multiplicatrices de force, les opérations de déception participent à la survivabilité, donnée majeure face à l'accroissement de la létalité sur le champ de bataille (3). Elles peuvent aussi permettre de ralentir le processus de décision adverse. Un chef qui a été trompé une fois ou qui a des doutes sur la volonté de son adversaire de le tromper va remettre en cause toutes les informations qu'il reçoit. La déception est rentable, car, pour un coût modeste, elle permet de réduire les pertes. Dans son étude de 138 cas historiques de 1914 à 1967, B. Whaley montre que, lorsque l'adversaire est surpris grâce à une opération de déception, le taux de pertes est de 1 pour 6,3 contre 1 pour 2 pour une surprise obtenue grâce à un autre procédé et 1 pour 1,1 lorsqu'il n'y a pas d'effet de surprise (4).
Or, alors que d'autres pays mettent l'accent sur la déception, en France, celle-ci n'a pas aujourd'hui la place qu'elle mérite dans la manoeuvre. Le contexte d'engagement des opérations extérieures récentes, largement asymétriques, n'y est certainement
pas pour rien : fort de sa supériorité, le belligérant le plus puissant s'autorise à abandonner l'emploi de la déception au plus faible, pour lequel elle est d'ailleurs une nécessité. Autre explication de ce désamour : l'avènement, prophétisé par certains, d'un champ de bataille transparent (une illusion) qui rendrait vaine toute tentative de surprendre et donc toute déception.
Quels avantages à disposer d’une unité spécialisée ?
La création d'une unité spécialisée ne permettra pas de surmonter miraculeusement tous les obstacles qui se dressent sur la voie d'un emploi plus courant et plus efficace des opérations de déception. Cependant, elle nous semble un instrument nécessaire à plusieurs titres. D'abord, elle pourrait aider à résoudre un des dilemmes auxquels fait face le chef militaire lorsqu'il s'agit d'envisager les opérations de déception : celui lié à leur concurrence apparente avec le principe d'économie des forces, l'un des trois reconnus dans la doctrine française (5). Pour être crédible, une déception a besoin de ressources. Elles sont généralement faibles par rapport aux forces engagées sur l'action principale, mais les arbitrages sont souvent difficiles à rendre. Ce problème est renforcé aujourd'hui par le manque de masse – pour les effectifs comme pour les équipements – qui caractérise la plupart des armées occidentales. La création d'une unité affectée aux opérations de déception permettrait d'offrir au chef militaire une partie des moyens nécessaires à leur mise en oeuvre et donc de résoudre en partie ce dilemme.
La création d'une unité de ce type favoriserait aussi le développement d'une expertise. Les actions de déception emploient du matériel spécifique (leurres) ou des procédures particulières (simulation d'un réseau radio, par exemple) qui exigent de réelles compétences. Les opérations de déception sont complexes. Elles n'apparaissent pas par hasard ou grâce au génie du chef, mais sont le fruit d'une planification détaillée et d'une exécution précise. Une unité spécialisée permettrait d'avoir des officiers entraînés qui auraient pu développer leur savoir-faire grâce à leur expérience. Ce réservoir de spécialistes pourrait être employé dans les états-majors pour transmettre leurs connaissances et leur expérience et dans des missions d'instruction au profit des autres régiments.
Cette expertise aiderait aussi le chef militaire à surmonter le défi de la complexité inhérente aux opérations de déception, complexité qui entre en contradiction avec le besoin de simplicité de la manoeuvre perçu, avec raison, comme une condition du succès. Une unité de déception apporterait de la confiance au chef militaire qui disposerait d'un échelon subordonné spécialisé pouvant prendre à sa charge une partie de cette complexité. Enfin, cette unité autoriserait une centralisation des moyens employés, ce qui est une des clés de la réussite des opérations de déception. Elle rassemblerait différents types de canaux sous un commandement unifié, facilitant ainsi leur coordination et leur synergie et offrant des outils diversifiés au chef de l'unité de combat.
Concept d’emploi et capacités
Le bataillon de déception que nous proposons pourrait être subordonné à l'une des deux divisions des forces terrestres. Il agirait de manière autonome, éventuellement renforcé, pour représenter une unité jusqu'au niveau brigade, ou détaché, de préférence en totalité, au profit d'une ou de plusieurs brigades afin de participer à leurs plans de déception. Pour cibler parfaitement les capacités que ce bataillon de déception devrait détenir, il faudrait d'abord déterminer les moyens de collecte du renseignement des potentiels adversaires. Ici, on touche à une difficulté majeure, tant la définition de l'ennemi est complexe aujourd'hui. Il n'est pas possible, comme pendant la guerre froide, de faire du « threat-based planning », car « à des ennemis clairement identifiés, connus et fonctionnant sur un modèle westphalien, se sont substituées des menaces diffuses et difficiles à identifier ». Cependant, en se
(6) concentrant sur les signatures de nos propres unités – c'est ce qu'il faut pouvoir simuler – et sur les capacités de détection des adversaires du haut du
spectre, il est possible de dégager des besoins essentiels : les capacités de simulation physiques et électromagnétiques. Il faudrait y ajouter quelques « moyens spéciaux » et l'« environnement » de commandement, de soutien et de sûreté.
Leurres et génie
Pour la simulation physique, les leurres sont un outil privilégié. Malgré l'efficacité des modèles existants et même si l'on constate un regain d'intérêt ces dernières années (8), les leurres terrestres sont très peu répandus dans les forces armées, et l'armée de Terre n'en dispose pas. La Deuxième Guerre mondiale voit leur développement et ils sont utilisés pour représenter toutes sortes d'engins, d'abord en bois. Vers 1944, les Américains inventent des modèles gonflables. Aujourd'hui, un leurre efficace associe au visuel des signatures thermique, infrarouge, voire radar, pour tromper les détections. Il doit aussi être léger, aisément transportable (dans un camion ou sur le toit d'un véhicule blindé), simple à mettre en oeuvre et à entretenir, et présenter une bonne survivabilité.
Les leurres terrestres peuvent remplir plusieurs types d'objectifs : offrir plus de cibles et donc accroître la survivabilité des unités amies; attirer les feux de l'ennemi qui dévoilera ainsi ses positions et consommera une partie de ses munitions ; tromper l'adversaire sur le volume réel des troupes amies, mais aussi sur leur déploiement et les intentions de leurs chefs ; laisser volontairement l'adversaire identifier la présence de leurres pour l'inciter à délaisser une position occupée plus tard discrètement par de véritables engins de combat ; ou encore, au cours d'une action rétrograde, remplacer des engins sur la ligne de contact afin de faciliter un repli.
Cette capacité de déception physique pourrait être remplie par deux sections de leurres, chacune étant suffisamment équipée pour représenter deux GTIA (il est généralement admis qu'il faut 10 à 25 % du nombre de véhicules d'une unité pour la simuler). Par souci de réalisme, ces deux sections de leurres devraient être appuyées par une Section Travaux Sommaires (STS) et par une autre d'aide au déploiement (SAD). Ces deux unités du génie permettraient de réaliser des positions de combat, des pistes, des zones logistiques, de faux champs de mines, de monter de faux Postes de Commandement (PC), etc., autant d'occasions de tromper l'adversaire sur l'application de la zone d'effort.
Déception cyberélectronique (9)
Historiquement, la généralisation de la mise en oeuvre de moyens radio a rapidement été suivie par leur utilisation pour des manoeuvres de déception. Depuis la Deuxième Guerre mondiale, la signature électromagnétique des unités – et en particulier celle des PC – s'est largement accrue. Si cela pose de vrais défis en matière de discrétion, c'est une aubaine dans le domaine de la déception, dans la mesure où l'on possède les moyens de reproduire ces signatures multiples : systèmes d'information et de communication, radars, capteurs, moyens de navigation, etc. L'opportunité est d'autant plus grande que les moyens de détection se multiplient chez nos adversaires.
La déception électromagnétique consiste en l'émission délibérée, en l'altération, en l'absorption ou en la réflexion d'énergie électromagnétique en vue de perturber un adversaire ou l'un de ses systèmes électroniques, de détourner ou de capter son attention. Elle est d'autant plus efficace que l'adversaire est dépendant de ses systèmes de transmission, ce qui est de plus en plus le cas. L'usage de la déception électronique peut être «défensif», en employant, par exemple, des leurres et des répéteurs générant de fausses cibles qui poussent l'adversaire à dévoiler ses propres feux ou moyens de guerre électronique, en imitant des signaux, ou en falsifiant la signature électromagnétique de certaines
unités amies. Il peut aussi s'agir de simuler l'activité électromagnétique d'une unité en reproduisant son signal radio, de quelque type qu'il soit, d'imiter ses procédures et son style. De façon plus offensive, on peut chercher à s'introduire dans les systèmes adverses pour transmettre des informations qui participent à construire l'image que l'on cherche à lui donner du dispositif ami. En brouillant les moyens ennemis, il est également possible d'accroître l'ambiguïté.
Ces capacités de déception «cyberélectronique » pourraient être regroupées au sein d'une compagnie qui compterait deux sections de transmissions ayant pour mission de reproduire les réseaux des unités simulées, de deux sections de guerre électronique pour des actions de brouillage et de déception offensive, et, enfin, d'une section d'appui cyber. Cette dernière nous semble importante – y compris au niveau tactique, même s'il pourrait ne s'agir que d'une expérimentation dans un premier temps – tant la guerre électronique « devient de plus en plus indissociable de la guerre cyber en raison des capacités émergentes d’intrusion électromagnétique permettant, en exploitant des failles dans les systèmes de transmission ou de télédétection, de surveiller, dégrader, voire même détruire des éléments des couches logiques et applicatives des systèmes d’information ». Enfin, au sein de ces unités,
(10) il serait aussi pertinent de disposer de systèmes capables de reproduire les émissions radar, celles des brouilleurs ou encore des aides à la navigation (dont le GPS).
Moyens spéciaux
Pour compléter ces capacités de déception physique et cyberélectronique, nous proposons une Compagnie des Moyens Spéciaux (CMS), qui rassemblerait trois unités. La première serait une section de drones tactiques utilisés pour observer les positions amies et vérifier la qualité du camouflage ou encore effectuer des reconnaissances pour simuler des secteurs d'intérêt. À moyen terme, cette section aurait probablement un rôle à jouer dans le domaine de la guerre électronique : le maniement d'essaims de drones pourrait, par exemple, saturer les capteurs ennemis.
La deuxième unité de cette CMS serait une section affectée à la déception sonore, c'est-à-dire à l'utilisation de sons réels ou enregistrés dans le but de simuler des activités pour tromper l'ouïe humaine ou des détecteurs sonores. Ce type de déception est particulièrement efficace lorsque l'adversaire n'a aucun moyen de voir l'action simulée (l'oreille est plus facile à tromper que l'oeil) ou en complément de leurres. Aussi vieilles que la guerre, les ruses sonores se sont développées avec l'apparition des enregistreurs au début du XXE siècle. La première unité militaire utilisant ces technologies dans le but de tromper naît au sein de l'a Force en Afrique du Nord, mais ce sont les Américains qui poussent la technologie le plus loin. Leurs recherches aboutissent notamment à la création de la 3132e compagnie de transmissions de soutien mentionnée plus haut. Plus facilement associé à l'action psychologique depuis les guerres d'algérie et du Vietnam, le haut-parleur a toute sa place dans les opérations de déception actuelles, d'autant plus que les progrès technologiques le rendent de plus en plus efficace et portable. Le modèle 2000X du Long Range Acoustic Device (LRAD), qui équipe notamment L'US Army, permet ainsi de transmettre des sons d'un volume de 162 db à environ 9 km. La section de déception sonore de la CMS pourrait donc être constituée de haut-parleurs montés sur des véhicules blindés et des camions et disposer d'équipements portables.
Enfin, le troisième élément consisterait en un Groupe d'adaptation Opérationnelle (GAO) affecté aux expérimentations, sur le modèle de la cellule technique d'adaptation opérationnelle du GIGN où des spécialistes,
« les véritables “Mister Q” du GIGN, travaillent les métaux, le bois, les composites, les textiles et les peintures. Ils sont les maîtres de l’illusion ». La mission
(11) de ce GAO serait, par exemple, d'adapter et de créer des leurres, d'améliorer les techniques de camouflage, etc., mais aussi d'expérimenter de nouveaux équipements. On peut notamment penser aux nombreuses possibilités qu'offrent les robots dans le domaine de la déception ou, à un horizon plus lointain, aux hologrammes.
Commandement, soutien et sûreté
La quatrième unité de ce bataillon de déception serait une section de commandement et de logistique. Elle inclurait des officiers de liaison prêts à renforcer les états-majors des unités qui planifient et exécutent des opérations de déception. Elle comporterait aussi des éléments de soutien afin que le bataillon dispose des spécialistes pour l'entretien et la réparation de ses matériels et d'une certaine autonomie logistique. Enfin, une section d'infanterie serait rattachée au bataillon afin d'en assurer la sécurité lors de ses déploiements et de participer à la personnification d'unités fictives.
Conclusion
Ajouter des hommes et du matériel n'a jamais permis de régler un problème militaire, créer un bataillon destiné aux opérations de déception ne suffira pas pour les replacer au coeur de la manoeuvre des forces terrestres. C'est tout un écosystème qu'il s'agit de mettre en place. Nous estimons néanmoins que cette innovation aiderait à régénérer les opérations de déception en offrant un pion de manoeuvre et des experts en la matière, facilitant ainsi la tâche du chef militaire. Nous avons bien conscience que ce qui est écrit ici n'est qu'une ébauche, qu'il faudrait un important travail de fond pour définir dans les détails cette capacité et que bien des obstacles se dressent sur l'éventuelle route de ce bataillon de déception, les ressources humaines et le budget n'étant pas les moindres. Cependant, c'est un projet à la hauteur de l'armée de Terre et il serait intéressent de profiter de l'élan créé par SCORPION dans le domaine de la réflexion tactique pour, au minimum, étudier plus avant la création d'une unité de déception.