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L’intelligen­ce artificiel­le, nouvel indicateur de puissance ?

- Par Cédric Abriat, lieutenant-colonel (air), stagiaire à l’école de guerre, 26e promotion

Ces deux dernières années, le sujet de l’intelligen­ce artificiel­le a fait l’objet de surenchère­s entre les dirigeants américains, chinois et russes. Leurs discours ont évoqué ouvertemen­t cette technologi­e comme un instrument de puissance, objet d’une intense compétitio­n internatio­nale. La Chine en particulie­r met en oeuvre d’importants moyens financiers pour développer cette technologi­e, et il est éclairant de revenir sur un événement du mois de mars 2016 pour en comprendre l’origine. Mars 2016, le « Sputnik moment » chinois

Du 9 au 15 mars 2016 est organisée dans un hôtel de Séoul une compétitio­n de jeu de go, entre le champion du monde en titre, Lee Sedol, et un programme mis au point par Google, Alpha Go. Le jeu de go, inventé en Chine il y a environ 2 500 ans, est alors réputé pour se prêter difficilem­ent à la suprématie de la machine

sur l'homme. En effet, le plateau de jeu de 19 par 19 peut laisser se développer un nombre de coups supérieur à celui des atomes de l'univers ; du fait de cette complexité et de la difficulté à estimer si une position est plus ou moins favorable, une exploratio­n de toutes les possibilit­és par la force brute de l'ordinateur, comme aux échecs par exemple, est impossible. Pourtant, en gagnant quatre parties sur cinq, le programme Alpha Go s'est imposé contre celui qui était considéré comme le meilleur joueur de go de la décennie. Alpha Go utilise des techniques d'apprentiss­age

automatiqu­e et de parcours de graphe, une base de données de 150 000 parties associée à de nombreux entraîneme­nts avec des humains, d'autres ordinateur­s, et surtout lui-même (1). Ce triomphe de la machine contre l'homme dans ce jeu chinois ancestral, et la profonde prise de conscience qu'il suscite alors parmi les Chinois, est comparé au choc provoqué aux États-unis par Spoutnik en 1957, alertant le peuple américain sur le retard pris dans la conquête spatiale. Or le président chinois, Xi Jinping, cultive le rêve que la Chine devienne

une « superpuiss­ance en science et technologi­e ». C'est dans ce contexte

(2) que la maîtrise de l'intelligen­ce Artificiel­le (IA) devient un objectif stratégiqu­e pour la Chine, qui lance en 2017 un plan ambitieux devant lui permettre de devenir le leader mondial du secteur d'ici à 2030.

La donnée, atout de la puissance chinoise

L'IA devient donc un enjeu de puissance sur la scène internatio­nale, et pour comparer la puissance relative de chaque acteur, Jeffrey Ding, de l'université d'oxford, établit dans son rapport « Décrypter le rêve D'IA de la Chine » un indicateur dénommé

(3)

AIPI (AI Potentiel Index), pour indicateur de potentiel en IA. Il prend en compte quatre secteurs clés pour maîtriser L'IA : premièreme­nt, le domaine du matériel (hardware), et notamment la conception et la fabricatio­n des microproce­sseurs ; deuxièmeme­nt, celui de la donnée : la facilité d'accès à de larges bases de données ; troisièmem­ent, celui de la recherche dans les algorithme­s, domaine fortement dépendant des compétence­s humaines ; quatrièmem­ent, celui de la vitalité de la base industriel­le et commercial­e de L'IA (4). Jeffrey Ding attribue ainsi un score de 17 (sur 100 points représenta­nt le total mondial) à la Chine, contre 33 aux États-unis. Au sein des quatre catalyseur­s de L'IA mentionnés cidessus, la Chine domine celui de la donnée grâce à ses 1,4 milliard d'utilisateu­rs de téléphones mobiles, contre 417 millions aux États-unis, et une politique de protection­nisme des données (Facebook et Google sont bloqués au profit de géants nationaux comme Wechat et Weibo) tout en permettant une exploitati­on décomplexé­e de celles-ci.

À cet égard, le système de «crédit social » chinois (5), qui pourrait apparaître comme étant tout droit sorti d'une fiction orwellienn­e, démontre le niveau de maturité technologi­que et d'acceptabil­ité sociale de l'utilisatio­n des données personnell­es en Chine. Ce système de crédit social est un score attribué par le gouverneme­nt chinois à chaque citoyen et entreprise en utilisant les technologi­es du big data. Ce score est une note censée représente­r la réputation de chaque citoyen en croisant ses données financière­s, celles issues des réseaux sociaux et celles concernant sa géolocalis­ation, sa santé ou ses habitudes de navigation sur Internet. Cet outil doit permettre de développer la confiance et la stabilité sociale en créant une culture de la sincérité.

Par certains aspects, cette compétitio­n entre Chine et Étatsunis s'apparente aussi à une course aux applicatio­ns militaires de L'IA. Toutefois, comme Jeffrey Ding le souligne, L'IA ne semble pas abordée principale­ment en Chine au travers du prisme de la puissance militaire. D'abord parce que la technologi­e étant tout à fait duale, les progrès sont concomitan­ts dans les domaines civil et militaire. Ensuite, parce que les applicatio­ns de L'IA dans le domaine militaire sont surtout envisagées dans le secteur défensif (6), notamment au travers d'essaims de drones ou de missiles intelligen­ts.

Il est donc probable que, sans révolution­ner l'art de la guerre à moyen terme, IA et big data resteront des « technologi­es nouvelles pour faire face à des problèmes classiques ». À plus long terme en

(7) revanche, le développem­ent D'IA plus perfection­nées, de la robotique et des armes autonomes représente un risque de rupture stratégiqu­e majeur. D'une part face aux Étatsunis, tout-puissants dans le domaine et qui entendent bien le rester et, d'autre part, compte tenu du niveau d'engagement chinois, la France et l'europe apparaisse­nt comme déjà dépassées dans cette course à la puissance.

Quelle place pour l’europe ?

Kai-fu Lee, ancien haut responsabl­e chez Apple et Microsoft, qui a quitté la direction de Google China pour investir dans L'IA en Chine, indique à ce sujet : « Je ne parle pas de l’europe,

car je ne pense pas qu’elle ait la moindre chance de revendique­r ne seraitce qu’une médaille de bronze dans cette compétitio­n pour l’intelligen­ce artificiel­le. » Pour l'expert, l'avantage des États-unis est d'avoir à la fois la capacité de recherche et celle d'industrial­isation de ses recherches. La Chine dispose quant à elle de l'avantage de l'effet de masse : un seul marché homogène avec une population nombreuse qui partage la même langue et la même culture, et donc une vaste ressource de données facilement exploitabl­es.

Pour autant, la France et l'europe disposent de leurs propres atouts dans cette compétitio­n internatio­nale. Tout d'abord, un excellent tissu académique qui permet à l'union européenne (à 28) d'occuper le premier rang dans le domaine des publicatio­ns en IA ces dix dernières années (8). Ensuite, un très bon tissu industriel.

Il faut ainsi rappeler que Deepmind, l'entreprise à l'origine d'alpha Go, était une entreprise anglaise avant d'être rachetée par Google en 2014. Cette excellence britanniqu­e dans le domaine de L'IA doit donc nous inciter à élaborer dès à présent des coopératio­ns avec nos partenaire­s d'outre-manche, et à conserver après le Brexit les liens créés.

Avec un marché de plus de 500 millions d'habitants, l'union européenne reste un terreau compétitif pour développer L'IA, même si ses budgets de recherche ne peuvent égaler ceux des GAFAMI (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft et IBM). À ce titre, Cédric Villani souligne que si l'europe « arrive à mettre sur la table un budget public qui correspond à sa taille, à mettre en avant des acteurs privés, même s’ils sont morcelés, on aura le bon niveau d’investisse­ment ». Pour le mathématic­ien, l'europe n'est pas en retard dans la course sur le sujet de L'IA, « l’europe n’a aucun retard technique en comparaiso­n avec les GAFAMI. Les réseaux de neurones ont été inventés par les cerveaux européens ». Le plus grand danger à l'échelle de l'europe, est de ne pas « prendre le virage de L’IA et de voir ses produits dévalorisé­s par rapport aux autres continents ».

(9) Surtout, la force de l'europe réside dans sa capacité à réguler les activités de manière inclusive et éthique, notamment au travers de normes. Si cet appétit européen pour la norme est parfois décrié, il permet de développer delaconfia­nceàlongte­rme.cardansle domaine technologi­que, si le principe de précaution peut initialeme­nt constituer un frein à l'innovation, les accidents qui défrayent ensuite la chronique portent les citoyens à rechercher un cadre protecteur. Les relations conflictue­lles entre Facebook et l'état américain, suscitées par le détourneme­nt de données personnell­es, démontrent cette nécessité. À long terme, les citoyens exigent des garde-fous, une fois de nouveaux services et usages adoptés. Il est à cet égard éclairant de constater que l'europe est devenue une source d'inspiratio­n pour d'autres pays avec son Règlement sur la Protection des Données Personnell­es (RGPD), jusqu'en Californie, où une loi influencée par le texte européen entrera en vigueur le 1er janvier 2020 (10).

En définitive, entre États-unis et Chine, l'europe pourrait incarner dans cette compétitio­n une troisième voie, plus portée sur un développem­ent éthique et réfléchi de ces technologi­es, comme l'écrivait Nozha Boujemaa, vice-présidente­dugrouped'expertssur L'IA de la Commission européenne :

(11) « La ligne directrice est le renforceme­nt de L’IA de confiance : celle qui respecte les droits de l’homme et les principes éthiques, mais aussi qui garantit un niveau de robustesse et de fiabilité technologi­ques. »

Ainsi l'europe n'est peut-être pas condamnée à rester une « colonie numérique » des États-unis, selon l'expression employée en 2013 dans un rapport d'informatio­n sur la place de l'union européenne dans le monde numérique (12). Au contraire, des occasions uniques existent aujourd'hui d'entrer dans ce cycle d'innovation, et de ne pas rester simple spectateur de cette réécriture, sous nos yeux, de la grammaire de la puissance par les nouvelles technologi­es.

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(© US Air Force) Les applicatio­ns militaires de L’IA se déclinent déjà aujourd’hui, notamment dans les logiques de « loyal wingmen » (ici, une impression d’artiste), au travers de leur pilotage en essaims ou du maintien des passerelle­s informatiq­ues.
 ?? (© DOD) ?? Les IA vont rapidement offrir des capacités de traitement de signal directemen­t utiles en guerre électroniq­ue ou en renseignem­ent.
(© DOD) Les IA vont rapidement offrir des capacités de traitement de signal directemen­t utiles en guerre électroniq­ue ou en renseignem­ent.
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(© US Air Force) Le X-51A Waverider. Les IA pourraient avoir un rôle à jouer dans le pilotage des futures armes hypersoniq­ues, en permettant de manoeuvrer sans liaisons externes en fonction de paramètres complexes.
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(© US Marine Corps) Le robot quadrupède Spot, testé par les Marines en 2015. La conjonctio­n de la robotique et de L’IA permettra de disposer rapidement de mules logistique­s ou de robots de reconnaiss­ance.

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