L’intelligence artificielle, nouvel indicateur de puissance ?
Ces deux dernières années, le sujet de l’intelligence artificielle a fait l’objet de surenchères entre les dirigeants américains, chinois et russes. Leurs discours ont évoqué ouvertement cette technologie comme un instrument de puissance, objet d’une intense compétition internationale. La Chine en particulier met en oeuvre d’importants moyens financiers pour développer cette technologie, et il est éclairant de revenir sur un événement du mois de mars 2016 pour en comprendre l’origine. Mars 2016, le « Sputnik moment » chinois
Du 9 au 15 mars 2016 est organisée dans un hôtel de Séoul une compétition de jeu de go, entre le champion du monde en titre, Lee Sedol, et un programme mis au point par Google, Alpha Go. Le jeu de go, inventé en Chine il y a environ 2 500 ans, est alors réputé pour se prêter difficilement à la suprématie de la machine
sur l'homme. En effet, le plateau de jeu de 19 par 19 peut laisser se développer un nombre de coups supérieur à celui des atomes de l'univers ; du fait de cette complexité et de la difficulté à estimer si une position est plus ou moins favorable, une exploration de toutes les possibilités par la force brute de l'ordinateur, comme aux échecs par exemple, est impossible. Pourtant, en gagnant quatre parties sur cinq, le programme Alpha Go s'est imposé contre celui qui était considéré comme le meilleur joueur de go de la décennie. Alpha Go utilise des techniques d'apprentissage
automatique et de parcours de graphe, une base de données de 150 000 parties associée à de nombreux entraînements avec des humains, d'autres ordinateurs, et surtout lui-même (1). Ce triomphe de la machine contre l'homme dans ce jeu chinois ancestral, et la profonde prise de conscience qu'il suscite alors parmi les Chinois, est comparé au choc provoqué aux États-unis par Spoutnik en 1957, alertant le peuple américain sur le retard pris dans la conquête spatiale. Or le président chinois, Xi Jinping, cultive le rêve que la Chine devienne
une « superpuissance en science et technologie ». C'est dans ce contexte
(2) que la maîtrise de l'intelligence Artificielle (IA) devient un objectif stratégique pour la Chine, qui lance en 2017 un plan ambitieux devant lui permettre de devenir le leader mondial du secteur d'ici à 2030.
La donnée, atout de la puissance chinoise
L'IA devient donc un enjeu de puissance sur la scène internationale, et pour comparer la puissance relative de chaque acteur, Jeffrey Ding, de l'université d'oxford, établit dans son rapport « Décrypter le rêve D'IA de la Chine » un indicateur dénommé
(3)
AIPI (AI Potentiel Index), pour indicateur de potentiel en IA. Il prend en compte quatre secteurs clés pour maîtriser L'IA : premièrement, le domaine du matériel (hardware), et notamment la conception et la fabrication des microprocesseurs ; deuxièmement, celui de la donnée : la facilité d'accès à de larges bases de données ; troisièmement, celui de la recherche dans les algorithmes, domaine fortement dépendant des compétences humaines ; quatrièmement, celui de la vitalité de la base industrielle et commerciale de L'IA (4). Jeffrey Ding attribue ainsi un score de 17 (sur 100 points représentant le total mondial) à la Chine, contre 33 aux États-unis. Au sein des quatre catalyseurs de L'IA mentionnés cidessus, la Chine domine celui de la donnée grâce à ses 1,4 milliard d'utilisateurs de téléphones mobiles, contre 417 millions aux États-unis, et une politique de protectionnisme des données (Facebook et Google sont bloqués au profit de géants nationaux comme Wechat et Weibo) tout en permettant une exploitation décomplexée de celles-ci.
À cet égard, le système de «crédit social » chinois (5), qui pourrait apparaître comme étant tout droit sorti d'une fiction orwellienne, démontre le niveau de maturité technologique et d'acceptabilité sociale de l'utilisation des données personnelles en Chine. Ce système de crédit social est un score attribué par le gouvernement chinois à chaque citoyen et entreprise en utilisant les technologies du big data. Ce score est une note censée représenter la réputation de chaque citoyen en croisant ses données financières, celles issues des réseaux sociaux et celles concernant sa géolocalisation, sa santé ou ses habitudes de navigation sur Internet. Cet outil doit permettre de développer la confiance et la stabilité sociale en créant une culture de la sincérité.
Par certains aspects, cette compétition entre Chine et Étatsunis s'apparente aussi à une course aux applications militaires de L'IA. Toutefois, comme Jeffrey Ding le souligne, L'IA ne semble pas abordée principalement en Chine au travers du prisme de la puissance militaire. D'abord parce que la technologie étant tout à fait duale, les progrès sont concomitants dans les domaines civil et militaire. Ensuite, parce que les applications de L'IA dans le domaine militaire sont surtout envisagées dans le secteur défensif (6), notamment au travers d'essaims de drones ou de missiles intelligents.
Il est donc probable que, sans révolutionner l'art de la guerre à moyen terme, IA et big data resteront des « technologies nouvelles pour faire face à des problèmes classiques ». À plus long terme en
(7) revanche, le développement D'IA plus perfectionnées, de la robotique et des armes autonomes représente un risque de rupture stratégique majeur. D'une part face aux Étatsunis, tout-puissants dans le domaine et qui entendent bien le rester et, d'autre part, compte tenu du niveau d'engagement chinois, la France et l'europe apparaissent comme déjà dépassées dans cette course à la puissance.
Quelle place pour l’europe ?
Kai-fu Lee, ancien haut responsable chez Apple et Microsoft, qui a quitté la direction de Google China pour investir dans L'IA en Chine, indique à ce sujet : « Je ne parle pas de l’europe,
car je ne pense pas qu’elle ait la moindre chance de revendiquer ne seraitce qu’une médaille de bronze dans cette compétition pour l’intelligence artificielle. » Pour l'expert, l'avantage des États-unis est d'avoir à la fois la capacité de recherche et celle d'industrialisation de ses recherches. La Chine dispose quant à elle de l'avantage de l'effet de masse : un seul marché homogène avec une population nombreuse qui partage la même langue et la même culture, et donc une vaste ressource de données facilement exploitables.
Pour autant, la France et l'europe disposent de leurs propres atouts dans cette compétition internationale. Tout d'abord, un excellent tissu académique qui permet à l'union européenne (à 28) d'occuper le premier rang dans le domaine des publications en IA ces dix dernières années (8). Ensuite, un très bon tissu industriel.
Il faut ainsi rappeler que Deepmind, l'entreprise à l'origine d'alpha Go, était une entreprise anglaise avant d'être rachetée par Google en 2014. Cette excellence britannique dans le domaine de L'IA doit donc nous inciter à élaborer dès à présent des coopérations avec nos partenaires d'outre-manche, et à conserver après le Brexit les liens créés.
Avec un marché de plus de 500 millions d'habitants, l'union européenne reste un terreau compétitif pour développer L'IA, même si ses budgets de recherche ne peuvent égaler ceux des GAFAMI (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft et IBM). À ce titre, Cédric Villani souligne que si l'europe « arrive à mettre sur la table un budget public qui correspond à sa taille, à mettre en avant des acteurs privés, même s’ils sont morcelés, on aura le bon niveau d’investissement ». Pour le mathématicien, l'europe n'est pas en retard dans la course sur le sujet de L'IA, « l’europe n’a aucun retard technique en comparaison avec les GAFAMI. Les réseaux de neurones ont été inventés par les cerveaux européens ». Le plus grand danger à l'échelle de l'europe, est de ne pas « prendre le virage de L’IA et de voir ses produits dévalorisés par rapport aux autres continents ».
(9) Surtout, la force de l'europe réside dans sa capacité à réguler les activités de manière inclusive et éthique, notamment au travers de normes. Si cet appétit européen pour la norme est parfois décrié, il permet de développer delaconfianceàlongterme.cardansle domaine technologique, si le principe de précaution peut initialement constituer un frein à l'innovation, les accidents qui défrayent ensuite la chronique portent les citoyens à rechercher un cadre protecteur. Les relations conflictuelles entre Facebook et l'état américain, suscitées par le détournement de données personnelles, démontrent cette nécessité. À long terme, les citoyens exigent des garde-fous, une fois de nouveaux services et usages adoptés. Il est à cet égard éclairant de constater que l'europe est devenue une source d'inspiration pour d'autres pays avec son Règlement sur la Protection des Données Personnelles (RGPD), jusqu'en Californie, où une loi influencée par le texte européen entrera en vigueur le 1er janvier 2020 (10).
En définitive, entre États-unis et Chine, l'europe pourrait incarner dans cette compétition une troisième voie, plus portée sur un développement éthique et réfléchi de ces technologies, comme l'écrivait Nozha Boujemaa, vice-présidentedugrouped'expertssur L'IA de la Commission européenne :
(11) « La ligne directrice est le renforcement de L’IA de confiance : celle qui respecte les droits de l’homme et les principes éthiques, mais aussi qui garantit un niveau de robustesse et de fiabilité technologiques. »
Ainsi l'europe n'est peut-être pas condamnée à rester une « colonie numérique » des États-unis, selon l'expression employée en 2013 dans un rapport d'information sur la place de l'union européenne dans le monde numérique (12). Au contraire, des occasions uniques existent aujourd'hui d'entrer dans ce cycle d'innovation, et de ne pas rester simple spectateur de cette réécriture, sous nos yeux, de la grammaire de la puissance par les nouvelles technologies.