Dépendances : le Reaper à la conquête de l’europe
Six pays européens ont franchi le pas et ont acheté des drones américains Reaper. Pour plusieurs d’entre eux, dont la France, ces engins sont désormais armés et voués à porter le feu dans diverses opérations. Pour les autres, le sujet reste délicat. Quelles que soient les positions des uns et des autres, une question majeure reste sans réponse : à quel point le recours à ces aéronefs rend-il les armées opératrices dépendantes de l’allié américain ? Alors que le marché global ne cesse de grossir, les Européens espèrent parvenir dans les années qui viennent à fissurer ce monopole.
Nous sommes passés d’un usage principal des drones pour le renseignement, la surveillance et la reconnaissance avant
l’opération “Iraqi Freedom” à un rôle de chasseur-tueur avec le Reaper. » C'est le général T. Michael Moseley, chef d'état-major de L'US Air Force, qui tient ces propos en 2006. L'arrivée des drones RQ-1 Predator, d'abord progressive
à la fin des années 1990 puis massive au cours des années 2000, a habitué les Américains à l'utilisation de ces aéronefs pilotés à distance pour la récolte de renseignement. Rapidement, l'intérêt de les armer devient manifeste. Un premier missile antichar Hellfire est tiré depuis un Predator le 16 février 2001.
À la même époque, plusieurs déclinaisons duPredat or sont étudié es, dont une qui deviendra le MQ-9 Reaper. L'armée de l'air américaine l'appelle d'ailleurs un temps Predator B. Ce nom est devenu emblématique d'une nouvelle manière de faire la guerre, le journaliste star Bob Woodward associant largement l'usage de cet appareil à la présidence Obama. Plus endurant que son prédécesseur, le Reaper devient un atout clé des campagnes américaines : il peut voler une quinzaine d'heures (les versions les plus récentes grimpent à 40 heures), de jour comme de nuit, tout en étant capable de délivrer un armement important (jusqu'à quatre missiles Hellfire, des bombes de 227 kg et bientôt des missiles air-air Stinger AIM-92).
Il va aussi changer les habitudes d'autres armées dans le monde. À la même époque, les Européenss' approvisionnent en effet comme ils peuvent en drones divers. En France, l'armée de l'air opte pour les Harfang. Rares sont les pays à vouloir et à trouver des drones de moyenne altitude et longue endurance (MALE), la plupart se contentant en ce début de XXIE siècle de drones tactiques. Très vite, les Européens qui ont de forts besoins opérationnels regardent en direction des États-unis et se posent la question d'acquérir le Reaper.
Des Reaper armés en Europe
Les Britanniques sont les premiers à acheter des Reaper. En réalité, dès janvier 2004, ils intègrent quelquesuns de leurs militaires dans des missions américaines sur les Predator, en observateurs. Pour leur première commande, ils achètent donc six Reaper qui seront affectés au 39e escadron de la Royal Air Force, puis au 13e escadron, les deux installés sur la base aérienne de Waddington, au nord de la capitale. Les premiers équipages britanniques vont se former aux États-unis en 2006 et, très rapidement, un premier engin est déployé en Afghanistan, en 2007, où un autre appareil est perdu un an plus tard en raison d'une panne mécanique. Ils serviront aussi en Irak contre l'état islamique. Londres fait le choix de les armer dès le départ avec des missiles Hellfire et des bombes GBU-12 guidées par laser. En 2012, ils en commandent cinq de plus. Trois ans plus tard, la Revue stratégique de défense et de sécurité estime qu'il en faudra une vingtaine en 2018… Objectif qui ne sera pas atteint en raison des difficultés budgétaires du Royaume-uni. Londres est pour l'instant une exception en Europe en assumant pleinement l'usage de drones armés : régulièrement, la communication du ministère diffuse des images de frappes qui n'ont suscité que des débats modérés, notamment en comparaison de ce qui se fait aux États-unis. Au Levant, les Reaper britanniques ont réalisé environ 20 % des tirs de drones, le reste étant le fait de la flotte américaine.
General Atomics, le fabricant, a développé un standard du Reaper plus adapté à l'export vers les pays européens, le Skyguardian. Il est doté des instruments pour circuler dans l'espace aérien civil du Vieux Continent, contrairement à ses prédécesseurs dont l'usage strictement militaire ne demandait pas de tels gadgets, et ses capacités sont augmentées. Là aussi, Londres a été en première ligne en réclamant une version spécifique, le Protector, qui devrait remplacer les Reaper. Le Royaume-uni envisage d'en acheter 26, plus 16 en option, avec de premières livraisons en 2023.
Cette assimilation du drone américain a poussé General Atomics à saluer le rôle de ce précieux client lors de la première traversée de l'atlantique par un Skyguardian en 2018, notant « la contribution des compagnies britanniques à des systèmes opérationnels comme le MQ-9 Reaper et le MQ-1C Grey Eagle, ainsi que pour le nouveau programme MQ-9B Skyguardian RPA [le fameux Protector] ». BAE Systems, Raytheon et MBDA participent en effet à la production de certains composants de ces différents aéronefs, notamment, pour ces deux derniers, les munitions Paveway IV et Brimstone.
Les Italiens aussi font partie des convaincus de la première heure. Ils ont d'ailleurs déjà commandé des drones Predator en 2001, en six exemplaires, devenant le seul utilisateur européen. Ils formulent une première requête pour quatre Reaper et quatre stations en 2008, auxquels s'ajoutent cinq ans de maintien en condition opérationnelle, pour un montant de 330 millions de dollars. Un an plus tard, ils ajoutent deux aéronefs supplémentaires à la commande. Affectés au 32o Stormo, qui pilote également les
F-35 italiens, ils sont utilisés en unités mixtes avec les Predator. Ces Reaper ont été déployés à de multiples reprises en Libye, au Kosovo, en Afghanistan, lors de l'opération « Mare Nostrum » de secours aux migrants en Méditerranée ou encore plus récemment au Levant face à l'état islamique, où ils étaient lancés depuis le Koweït.
La question de l'armement des Reaper a été plus délicate en Italie. Outre le choix politique, Rome a dû faire face à des limites budgétaires. Alors qu'une première autorisation d'export avait été donnée par Washington en 2012 pour des Hellfire et des bombes guidées laser, il a fallu attendre 2015 pour que les kits d'armement soient effectivement fournis. Une évolution qui s'est faite dans une relative discrétion et qui n'a, pour l'instant, pas donné lieu à des tirs connus du grand public. L'italie a cependant participé à des campagnes létales de Reaper… en hébergeant des drones américains sur sa base sicilienne de Sigonella. Ces derniers sont utilisés dans des opérations visant la Libye et l'afrique du Nord.
Arrivent ensuite les Français. À Paris, on a longtemps espéré pouvoir trouver une offre nationale, sinon européenne, pour s'équiper en drones. La patience atteint ses limites en 2013 et, le 31 mai, Jean-yves Le Drian, alors ministre de la Défense, commande en urgence opérationnelle une première paire de Reaper pour remplacer les Harfang vieillissants de l'armée de l'air. Les premiers équipages partent aux États-unis où ils connaissent leur baptême de l'air depuis la base de l'air Force de Holloman. Les pilotes sont déjà expérimentés et leurs Reaper rejoignent Niamey, au Niger, en janvier 2014. Ils ne quitteront plus ce théâtre d'opérations, où ils ont cumulé plus de 23 000 heures de vol et où l'actualité récente les a vus contribuer aussi bien à la surveillance et à la reconnaissance des objectifs lors de la libération d'otages au Burkina Faso, le 10 mai 2019, qu'aux opérations contre les rebelles tchadiens au mois de février. Paris dispose aujourd'hui de cinq machines, dont deux en France, sans compter une sixième détruite à la suite d'une panne mécanique au Niger en novembre 2018.
Si les autorités politiques et militaires ont d'abord refusé en bloc l'idée de les armer, elles ont rapidement changé d'avis. Deux nouveaux systèmes, de trois drones chacun, sont attendus à partir de 2019. Modernisés au Block 5, plus performant et censé réduire la dépendance envers l'industriel, ils disposeront d'abord d'armes américaines même si MBDA espère pouvoir y placer assez vite des munitions nationales. Une charge de renseignement électromagnétique fabriquée en Europe pourrait également être intégrée. C'est en tout cas l'objectif, faute de solution disponible aujourd'hui. Les premiers Reaper français armés sont attendus au Sahel pour la fin de l'année. À l'horizon 2030, la France envisage d'être dotée de huit systèmes à quatre drones chacun, soit 24 machines.
Un tabou persistant
Les autres acheteurs européens ont pour l'instant décidé de ne pas armer leurs drones. L'hypothèse n'est pourtant pas totalement abandonnée, comme en Espagne où un haut responsable militaire a laissé entendre dans la presse nationale que le jour où la décision serait prise, il ne serait pas difficile d'armer les Reaper. L'achat de ces drones par Madrid a été assez calamiteux. Le ministre de la Défense annonce une première fois vouloir en acquérir en 2015, visant quatre drones et deux stations, qui sont alors espérés pour 2017. Finalement, le calendrier est décalé à 2019. À l'heure où nous écrivons ces lignes, ils ne sont toujours pas arrivés, même si
les Espagnols espèrent recevoir trois de leurs quatre machines, configurées au standard Block 5, avant la fin de l'année. Leur affectation n'est pas claire non plus. Les explications officielles laissent entendre qu'ils seraient répartis, malgré leur faible nombre, entre les bases aériennes d'albacete, de Séville et de Badajoz. Ils seront basés au 472e escadron du 47e groupe mixte de l'armée de l'air, spécialisé dans le renseignement, qui utilise par ailleurs des Falcon 20.
Les Pays-bas ont signé de leur côté un premier mémorandum d'accord en 2013 pour acheter quatre Reaper Block 5 et quatre stations. Mais le dossier est repoussé à plusieurs reprises, pour des raisons budgétaires. L'affaire traîne tellement que le gouvernement instaure une véritable omerta sur le sujet après que le commandant de l'armée de l'air, le général Sander Schnitzer, s'est un peu trop enthousiasmé en 2016 en annonçant dans la presse l'arrivée des drones pour 2017. Pendant quelques années, la question est un véritable tabou. L'achat est finalement validé en 2018 et, dès mars 2019, Amsterdam effectue une deuxième commande de cinq machines et quatre stations. Pour l'occasion, les Pays-bas ont réactivé le 306e escadron de reconnaissance, qui avait été dissous en 2010. Les premiers appareils sont attendus en 2020.
Dernier client du Reaper en Europe, la Belgique devrait prochainement en commander dans la version Skyguardian, accompagnés de deux stations, d'un important stock de pièces détachées et de cinq ans de maintien en condition opérationnelle pour un montant de près 600 millions d'euros. Ils seront donc aptes à circuler dans un espace aérien civil, selon les normes européennes. Ils sont destinés à appuyer les forces belges en opérations et à assurer des missions de service public. Les livraisons sont attendues entre 2022 et 2024.
Évoquons enfin le cas de l'allemagne, qui aurait pu devenir un autre utilisateur du Reaper. En 2008, Berlin formule une requête d'importation pour cinq drones et quatre stations, accordée par Washington pour un montant de 205 millions de dollars. Mais c'est finalement le Heron de l'israélien IAI qui remporte un duel perdu partout ailleurs en Europe, où son offre passe souvent pour moins compétitive, à la fois sur le plan des finances et sur celui du calendrier. Il s'était pour cela allié à l'allemand Rheinmetall, selon un contrat de location pour trois Heron-1 et deux stations entre 2010 et 2019, qui ont notamment servi en Afghanistan. Le Bundestag allemand a confirmé ce choix en validant un contrat similaire en 2018, pour la location pendant neuf ans de cinq drones Heron TP, une version plus lourde, ainsi que de quatre stations de contrôle et de deux simulateurs. La note est salée, avec un petit milliard d'euros, mais c'est une autre entreprise européenne, Airbus, qui récupère la maintenance.
Vers la fin d’un monopole américain?
Si le Reaper donne une totale satisfaction, il reste l'objet de certaines inquiétudes sur les dépendances qu'il entraîne. Un pilote français confirme les difficultés déjà soulevées dans des rapports parlementaires : « La maintenance est faite par l’industriel. Mais la vraie contrainte, c’est que pour déployer nos Reaper ailleurs qu’au Sahel, nous avons besoin d’une autorisation des Américains. » Qu'en est-il alors de la sécurité des données sensibles, qu'elles transitent par satellite ou qu'il s'agisse des capteurs spécifiques au renseignement, comme la charge électromagnétique ? Notre interlocuteur admet ne pas être spécialement
serein et estime, comme beaucoup, qu'il faudrait de l'équipement européen.
Si les versions plus récentes du drone, comme le Block 5 (avec celuici, les mécaniciens français devraient pouvoir assurer la maintenance en autonomie) ou le Skyguardian, plus orientés vers l'export, sont censées réduire la dépendance, les Européens restent confrontés à une difficulté majeure : ils ont peu d'alternatives. Si MBDA semble en mesure de proposer dans des délais courts des munitions spécifiques, l'une des questions majeures est celle des charges de renseignement et la relocalisation des flux de données satellitaires sur des fournisseurs européens, si possibles militaires. Les Américains restent par ailleurs dominants sur la question de la formation : tous les équipages européens du Reaper passent par leurs centres d'instruction, aux États-unis. Si chacun adapte ensuite les processus au niveau national, notamment en faisant varier la taille et l'organisation des équipes, cela permet à la doctrine d'utilisation américaine d'être particulièrement influente. Les places y sont d'ailleurs très chères, au vu de la forte demande… des équipages américains eux-mêmes. L'achat de simulateurs par plusieurs clients européens pourrait en partie améliorer la situation.
Autant de raisons qui poussent au développement d' un drone ma le européen, connu sous le nom d' euro drone. La signature d'une lettre d'intention entre l'allemagne, l'italie, la France et l'espagne en 2015 n'a pas encore permis d'obtenir des résultats satisfaisants, même si tous ces pays, utilisateurs du Reaper, font le constat d'un besoin urgent. La Coopération Structurée Permanente(csp/pesco)européenne a retenu l'eurodrone comme un projet à soutenir et à financer, la République tchèque se rajoutant à la liste des intérêts au passage. Elle doit donner naissance à un engin opérationnel à l'horizon 2025, qui garantirait des « capacités comparables aux systèmes existants » – comprenez le Reaper –, de manière « souveraine » et « abordable ». Une ambition qui peut paraître optimiste aujourd'hui. D'autant plus que les parties au projet ne sont pas d'accord sur tout et en particulier sur la question de l'armement. Les Allemands, notamment, sont frileux sur le sujet. Or pour les Français, c'est un impératif absolu, comme on l'assure avec une détermination affichée au cabinet de la ministre des Armées, Florence parly :« les allemands feront ce qu’ ils voudront, mais nous devons pouvoir armer et exporter librement. »
La question de l'exportation est en effet cruciale. Selon le site spécialisé Inside Unmanned Systems, qui a compilé diverses études de marché sur la question, les États-unis produisaient 1 179 drones militaires en 2017, pour un chiffre d'affaires s'élevant à 1,8 milliard d'euros, sur un total mondial de 4,2 milliards. En 2026, les prévisions laissent à penser que les Américains sortiront de leurs usines 2 530 appareils pour une valeur de 4,4 milliards d'euros, le potentiel mondial s'élevant à 10,3 milliards. En dix ans, les industriels américains devraient ainsi rafler entre 40 et 50 % d'un marché qui pourrait représenter 80,5 milliards d'euros. Sur ce marché, l'asie sera rapidement le deuxième plus gros groupe d'acheteurs, devant les Européens. Mais ces derniers ne seront pas les seuls à vouloir proposer leurs propres solutions : les Russes et les Chinois, en plus des Israéliens, pourraient eux aussi chercher à contester l'hégémonie du Reaper et de ses différents cousins. Outre l'enjeu économique, une telle position dominante a cependant permis aux Américains de rester en pointe dans la recherche et le développement. Reste à savoir qui seront ceux qui, demain, pourront être en mesure d'avoir une part du gâteau.