DSI

Pas si élémentair­e, mon cher Watson !

- Par Laure BARDIÈS sociologue à L’ENS Rennes, enseignant­e-chercheuse aux Écoles militaires de Saint-cyr Coëtquidan de 2001 à 2017

La question « À qui profite le crime ? » est progressiv­ement devenue ces dernières années sur Internet une sorte de mantra du commentair­e d’actualité, en particulie­r de l’actualité internatio­nale. Elle s’est aussi diffusée au sein des médias dits traditionn­els, investissa­nt certaines analyses journalist­iques ou tribunes d’experts plus ou moins experts. Issue de l’univers de la fiction policière (romans, films, séries) et renvoyant au processus d’enquête, elle a été transférée à de nombreux domaines de la réalité sociale et politique, participan­t au développem­ent d’une appréhensi­on policière de l’histoire, faite de victimes, de coupables, d’enquêteurs, de procureurs. Plus rarement d’avocats.

La question « À qui profite le crime? » est parfois mentionnée explicitem­ent, avec des guillemets ou non au mot « crime », comme dans cet article du journalist­e Georges Malbrunot, « Questions sur les mystérieus­es attaques de pétroliers dans le golfe d’oman » (1). D'autres fois, elle

n’est pas clairement formulée dans le corps du texte, mais le propos et le raisonneme­nt qui le sous-tend en sont bien l’expression. Si son emploi en dehors de son univers d’origine n’est pas systématiq­uement problémati­que, il exige pour être approprié un ensemble de conditions rarement réunies. Ces conditions sont de deux ordres. Pour

que la formule « À qui profite le crime ? » n’induise pas en erreur dans un raisonneme­nt, il faut d’une part s’assurer que l’objet sur lequel porte la réflexion puisse être légitimeme­nt assimilé à un crime ou à la représenta­tion que l’on se fait du déroulemen­t d’un crime. Il faut d’autre part s’assurer que la place et le rôle que l’on confère à la question sont bien ceux

qui prévaudrai­ent dans une enquête policière réelle.

Quel est le crime ?

Tout fait n’est pas assimilabl­e à un crime. Cette affirmatio­n a une double significat­ion. La plus évidente est que tout acte n’est pas criminel au sens du droit, qu’il soit national ou internatio­nal. Cela peut sembler aller de soi, mais il arrive souvent que nous glissions du registre moral au registre légal, que nos indignatio­ns et nos réprobatio­ns nous incitent à admettre comme des crimes tous les actes ou faits que nous jugeons, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, moralement illégitime­s. Il arrive également qu’un fait relevant bien du registre criminel, le terrorisme par exemple, soit vidé de ses dimensions idéologiqu­es, politiques et stratégiqu­es parce qu’on le range dans la catégorie des crimes de droit commun – des meurtres « comme les autres » – et non dans la catégorie des crimes de guerre.

L’autre significat­ion est moins évidente. Le crime qu’on imagine quand on manipule la question « À qui profite le crime ? » est en général un type d’action possédant une structure particuliè­re. Pour dire les choses simplement, il s’agit d’une action planifiée, engendrée par une intention mauvaise, dont le déroulemen­t se passe sans accrocs, et qui aboutit au résultat souhaité initialeme­nt. Autrement dit, nous nous faisons implicitem­ent une représenta­tion particuliè­re du « crime » qui correspond à une forme d’action linéaire quasi parfaite, de sorte que les conséquenc­es de l’action sont rigoureuse­ment conformes à celles escomptées par le ou les auteurs, grâce à un plan mis en oeuvre sans qu’aucun imprévu, aucun grain sable, aucune circonstan­ce du contexte ne vienne en faire dévier le cours. Ces éléments implicites sont absolument nécessaire­s pour comprendre comment on peut imaginer déduire l’identité de l’auteur d’un crime du profit qu’il tire de l’action une fois réalisée. Pour que les conséquenc­es – untel ou untel « profite du crime » – puissent être assimilées à des causes – untel ou untel est à l’origine du crime – il faut que tout, de l’intention à l’action et aux résultats se déroule absolument comme prévu.

Or ce genre de configurat­ion est assez rare dans la réalité sociale, d’autant que les entités qui seraient à l’origine des « crimes » sont des entités collective­s et que l’action et sa mise en oeuvre sont complexes. C’est au sociologue allemand Max Weber que l’on doit la première formulatio­n de l’idée que l’action sociale est mue par des intentions qui, pour de multiples raisons, n’aboutissen­t pas souvent au résultat espéré. Max Weber nommait cela le « paradoxe des conséquenc­es »

(2) quand des sociologue­s ou politologu­es contempora­ins préfèrent les expression­s « effets inattendus de l’action », « effets pervers », « effets émergents ». Nous avons tous expériment­é, du point de vue personnel ou profession­nel, ce qu’une intention et une action en découlant sont susceptibl­es de produire de résultats involontai­res et parfois même contraires à nos idées initiales. On veut rassurer un proche et on le fait paniquer, on veut aller le plus vite possible en voiture et, parce qu’on n’est pas le seul à souhaiter la même chose au même moment, contraint par ailleurs comme les autres par de nombreux paramètres définissan­t nos vacances, on se retrouve à se ralentir les uns les autres dans des bouchons sur les autoroutes, etc.

Quand nous agissons, individuel­lement ou collective­ment, nos actions dépendent de nos intentions de départ, mais également des caractéris­tiques du contexte dans lequel elles se déploient. Nous n’agissons jamais dans le vide. Nos actions, guidées par des intentions et des espérances de conséquenc­es, se retrouvent confrontée­s aux actions des autres, au hasard, à tout ce qui peut « gripper », pour des raisons techniques, la bonne marche de nos opérations. Il est beaucoup plus difficile qu’on l’imagine souvent d’obtenir par l’action planifiée un résultat conforme à nos intentions initiales. Le plus souvent, les résultats de nos actions sont en partie inattendus,

c’est-à-dire imprévus au départ. Parmi ces résultats inattendus, certains sont simplement différents des résultats espérés (« effets inattendus »), d’autres sont parfois contraires aux intentions de départ (« effets pervers »). Quand on y songe, c’est là d’ailleurs une des principale­s sources du suspense des films policiers et des thrillers, ou des livres ou séries appartenan­t aux mêmes genres. Le plan se déroule rarement comme il devrait sur le papier et, à la vérité, on s’ennuierait beaucoup si c’était le cas… Et même quand à la fin de l’histoire on est censé s’émerveille­r d’un plan qui a réussi, on ne le fait que tenu en haleine auparavant par la question de savoir si oui ou non le plan, malgré les aléas et l’adversité, aboutira bien aux conséquenc­es souhaitées. Toujours est-il que si on admet que les conséquenc­es de l’action sociale ne correspond­ent pas systématiq­uement aux résultats envisagés au départ, il devient peu évident de considérer qu’on puisse mécaniquem­ent déduire des conséquenc­es de l’action et de ceux à qui elles «profitent» l’identité des individus ou des groupes qui en sont à l’origine.

Cela est d’autant plus vrai que si on laisse de côté le problème de la transposit­ion de la question « À qui profite le crime? » de l’univers de l’enquête policière à d’autres univers pour s’interroger sur ses caractéris­tiques dans son univers d’origine, on se trouve confronté à de nouveaux écueils. La plupart du temps, en effet, la question est appréhendé­e comme si sa manipulati­on était extrêmemen­t simple, y compris dans le cadre d’une enquête criminelle. Pour de nombreux internaute­s commentant l’actualité géopolitiq­ue par exemple, il suffirait de se poser la question et d’y répondre à distance pour avoir résolu telle ou telle « affaire » : attaques chimiques en Syrie, vol MH17 abattu au-dessus de l’ukraine en 2014, etc.

Or si les livres policiers s’étalent sur plusieurs centaines de pages et que les films durent plus d’une heure, c’est en général en grande partie parce que le crime « profite », directemen­t ou indirectem­ent, à plusieurs personnage­s, et qu’il faut donc enquêter pour tenter de démêler, au moyen d’éléments matériels probants, le vrai du faux et l’identité du ou des responsabl­es du crime. Il est extrêmemen­t facile, à la vérité, de démontrer l’arbitraire des jugements expéditifs habituels, ceux qui estiment pouvoir se passer d’une réelle enquête pour résoudre un crime au seul moyen de la réponse à la question « À qui profite le crime ? », en multiplian­t les possibilit­és. Ce n’est guère artificiel la plupart du temps, tant plusieurs acteurs, individuel­s ou collectifs, sont réellement susceptibl­es de tirer bénéfice des conséquenc­es de telle ou telle action. On peut aussi souligner la diversité des bénéfices possibles, celle des conséquenc­es, et finalement la variabilit­é de l’analyse selon ce que l’on décide de prendre en compte ou non. Et puis, ne soyons pas dupes, quand on juge que la réponse à la question « À qui profite le crime ? » est

suffisante pour résoudre un crime, on a en général décidé de la réponse avant de s'être sincèremen­t posé la question… Quoi qu'il en soit, et contrairem­ent à ce que certains croient, cette question n'a jamais permis de résoudre une enquête criminelle. Au mieux, sa fonction se limite à aider à envisager des pistes. Il faut enquêter et prouver.

L’intérêt n’est pas le profit… et vice-versa

La notion de profit n'est par ailleurs pas aussi évidente à manipuler dans l'analyse qu'on le suppose souvent et elle est trop restrictiv­e pour résumer à elle seule les intentions criminelle­s. Le profit est ici synonyme d'intérêt à agir. Or, tout d'abord, nous avons tendance, lorsqu'il s'agit de déterminer si un acteur avait intérêt ou non à commettre un acte, à raisonner en nous mettant à sa place. C'est un processus normal, mais qui exige pour être bien mené de ne pas substituer son propre univers mental à celui d'autrui, de ne pas mener l'analyse comme si autrui était une simple réplique de soi. Ce n'est pas en tenant compte de nos propres valeurs, expérience­s, situations, représenta­tions du monde, conception­s de nos intérêts qu'il faut conduire le raisonneme­nt, mais en essayant du mieux possible de reconstitu­er l'univers mental d'autrui dans ses grandes caractéris­tiques, par le recueil d'informatio­ns vérifiées, et ensuite en tentant de définir ce qui, pour lui, est susceptibl­e de constituer un intérêt. Ce ne sont pas nos propres raisons d'agir subjective­s projetés dans l'esprit d'autrui qu'il s'agit de saisir, mais les siennes propres. Et il peut tout à fait arriver, par exemple, qu'autrui juge dans son intérêt de faire une chose dont nous ne voyons pas clairement en quoi elle serait dans son intérêt. Ce n'est pas parce que notre analyse des conséquenc­es d'une action est négative que l'on doit décréter qu'autrui ne peut que raisonner de la même manière. L'être humain se trompe assez souvent dans ses évaluation­s des conséquenc­es probables de sa propre action, c'est une réalité que nous avons tous personnell­ement expériment­ée.

Enfin, la notion de profit ou d'intérêt est trop restrictiv­e pour appréhende­r la multiplici­té des intentions, qu'elles soient criminelle­s ou non. Celle de motivation­s est meilleure, car elle englobe l'intérêt sans s'y résumer. Il existe de très nombreux exemples d'homicides volontaire­s dont on peine à comprendre en quoi ceux qui les ont commis y avaient « intérêt », tandis qu'on est éventuelle­ment en mesure de comprendre leurs motivation­s, c'est-à-dire de saisir le sens de l'acte pour celui qui le commet et non de l'approuver. Le sociologue allemand Max Weber – encore lui – a proposé une typologie générique des motivation­s de l'action sociale utile dans des circonstan­ces très variées. Son idée est de formuler des types de motivation­s correspond­ant à des logiques d'action plutôt que d'énumérer tous les motifs précis pour lesquels nous sommes susceptibl­es d'agir. Il distingue quatre grandes catégories de motivation­s : la recherche d'efficacité (ou rationalit­é instrument­ale), c'est-à-dire le fait de viser, sans nécessaire­ment y parvenir, la meilleure articulati­on entre des fins et des moyens, indépendam­ment de la nature de ceux-ci ; la recherche de cohérence entre les valeurs, ou principes, qui nous importent et nos actes (ou rationalit­é axiologiqu­e); la routine ; les affects, c'est-à-dire les désirs ou sentiments susceptibl­es de donner l'impulsion à nos actes. Ces logiques ne sont absolument pas exclusives les unes des autres et une seule action peut être motivée par plusieurs d'entre elles. Quand un crime est par exemple motivé par la colère ou l'idéologie, en quoi « profite-t-il » à son auteur ?

 ?? (© Celil Kirpasi/shuttersto­ck) ?? Les guerres ne sont pratiqueme­nt jamais menées pour des raisons uniquement économique­s : « chercher qui y a intérêt » laisse d'autant plus sceptique que les infrastruc­tures – comme ce pipeline – sont coûteuses et que toute guerre est peu propice au commerce…
(© Celil Kirpasi/shuttersto­ck) Les guerres ne sont pratiqueme­nt jamais menées pour des raisons uniquement économique­s : « chercher qui y a intérêt » laisse d'autant plus sceptique que les infrastruc­tures – comme ce pipeline – sont coûteuses et que toute guerre est peu propice au commerce…
 ?? (© DOD) ?? L'estimation de dommages de l'attaque américaine sur la base syrienne de Shayrat, du 7 avril 2017, en représaill­es à l'usage d'armes chimiques par les forces de Bachar Al Assad. Chercher à simplifier les équations stratégiqu­es contempora­ines est naturel, mais au risque d'un brouillage de la compréhens­ion…
(© DOD) L'estimation de dommages de l'attaque américaine sur la base syrienne de Shayrat, du 7 avril 2017, en représaill­es à l'usage d'armes chimiques par les forces de Bachar Al Assad. Chercher à simplifier les équations stratégiqu­es contempora­ines est naturel, mais au risque d'un brouillage de la compréhens­ion…
 ?? (© Igor Grochev) ?? Un supertanke­r passe devant Gibraltar. La question des attaques sur le trafic pétrolier révèle des faisceaux complexes d'intérêts, bien plus souvent politiques qu'économique­s…
(© Igor Grochev) Un supertanke­r passe devant Gibraltar. La question des attaques sur le trafic pétrolier révèle des faisceaux complexes d'intérêts, bien plus souvent politiques qu'économique­s…
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(© DOD) Les conteneurs destinés aux agents chimiques syriens déclarés sur le MV Cape Ray, en 2014. On ne peut pas comprendre l'usage d'armes chimiques par Damas sans prendre en compte des facteurs militaires, bureaucrat­iques, institutio­nnels, politiques mais aussi et plus simplement, la duperie.
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