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Ils s’instruisen­t pour surprendre

- Par Michel GOYA colonel des troupes de marine (r), animateur du blog La voie de l’épée

Les compétence­s sont beaucoup moins visibles que des équipement­s lourds. On se méfie quand on s'aperçoit qu'un adversaire potentiel double d'un coup le nombre de ses engins blindés ou de ses avions de combat. On s'inquiète beaucoup moins en revanche lorsqu'il double son capital de compétence­s. C'est pourtant probableme­nt beaucoup plus dangereux et souvent à l'origine de mauvaises surprises. On peut surprendre parce que l'on attaque par des endroits inattendus, parce qu'on emploie des équipement­s inédits ou des procédés nouveaux, mais on peut surprendre aussi parce qu'on est simplement d'un seul coup meilleur qu'avant. On pourra même parler à cet égard de « surprise par l'instructio­n ».

Le cas Top Gun

Lorsqu'ellessonte­ngagéesaud­essus du Nord-vietnam à partir de 1965, L'US Air Force et L'US Navy découvrent avec étonnement la qualité de la chasse

aérienne nord-vietnamien­ne, une performanc­e remarquabl­e pour une organisati­on créée en 1959 seulement. En 1967, le rapport des pertes n'est que de deux MIG abattus pour un avion américain de l'air Force ou de la Navy.

Ce rapport tend même à l'égalité. En 1968, la Navy perd 10 appareils contre 9 MIG et aucun des 50 derniers missiles air-air qu'elle a lancés n'a atteint son but. Les opérations aériennes américaine­s sont suspendues au-dessus du

Nord-vietnam durant l'année 1969. Lorsqu'elles reprennent de 1970 à 1973, on constate que les résultats des combats sont globalemen­t les mêmes qu'avant la suspension. Ceux de la Navy en revanche sont très étonnants, puisque d'un ratio de presque 1 pour 1 on passe de 1970 à 1973 à 12,5 MIG abattus pour 1 avion américain, et cela sans équipement­s nouveaux. Que s'estil passé ?

En fait, la Navy a réfléchi. Elle s'est appuyée sur l'étude Systems Analysis Problems of Limited War, présentée par Herbert Weiss devant l'institut américain d'aéronautiq­ue et d'astronauti­que en 1966 (1). À partir d'une analyse statistiqu­e des combats aériens depuis la Première Guerre mondiale, Weiss y démontrait un lien beaucoup plus fort qu'on ne l'imaginait entre le nombre de missions des pilotes de chasse et leur capacité à y survivre. Un chiffre en particulie­r interpella­it : la probabilit­é d'être abattu était de 40 % lors du premier combat décisif (avec un avion détruit ou touché), mais tombait à 5 % au bout de seulement cinq combats. L'idée fut alors de descendre sous ce seuil de 5 % sans combattre réellement en faisant appel à la simulation. En mars 1969, la Navy Fighter Weapons School, plus connue sous le nom de Top Gun, est créée à Miramar, en Californie. Les pilotes y sont placés dans des situations de combat les plus proches possible de la réalité contre des « agresseurs » simulant au mieux les équipement­s et les méthodes de l'ennemi. Les combats filmés font ensuite l'objet d'un retour d'expérience précis et honnête où l'erreur n'est pas considérée comme honteuse, mais comme une étape à franchir. Ces combats simulés sont également accompagné­s de cours avec des instructeu­rs recrutés parmi les meilleurs pilotes de chasse de la Navy. L'évidence de l'efficacité du modèle Top Gun est alors telle au Vietnam que non seulement L'US Navy décide de maintenir cette école conçue initialeme­nt pour la durée de la guerre, mais en décline aussi le concept aux combats air-sol à la « strike university » au Nevada. L'US Air Force imite la Navy en 1974 avec les exercices « Red Flag », et la composante aérienne des Marines fait de même en 1978. En 1979, les forces terrestres américaine­s, Army et Marines, adoptent à leur tour le principe de Top Gun en créant de grands centres de combat où leurs bataillons font face de manière réaliste à des « forces ennemies », avec en particulie­r l'emploi de lasers pour simuler les tirs.

Quelques années plus tard, la qualité des unités américaine­s à Panama en 1989 et surtout dans la guerre contre l'irak en 1990-1991 tranche très nettement avec celle de l'aprèsvietn­am. La bataille de 73 Easting opposant, les 26 et 27 février 1991, trois brigades américaine­s à deux divisions blindées irakiennes reste comme l'un des combats de rencontre aux résultats les plus écrasants de l'histoire avec un rapport de pertes en faveur des Américains de 1 à 100 pour les hommes et de 1 à 300 pour les véhicules blindés. Cette démonstrat­ion de force incitait les armées capables de réaliser un tel investisse­ment technique et financier d'adopter le principe de Top Gun. La France a inauguré ainsi le Centre d'entraîneme­nt au Combat (CENTAC) de Mailly en 1996 (2), puis le Centre d'entraîneme­nt aux actions en Zone Urbaine (CENZUB) au camp de Sissonne dix ans plus tard.

« L’évidence de l’efficacité du modèle Top Gun est alors telle au Vietnam que non seulement L’US Navy décide de maintenir cette école conçue initialeme­nt pour la durée de la guerre, mais en décline aussi le concept aux combats air-sol à la “strike university ” au Nevada. »

Surprises par l’instructio­n

Cette méthode d'instructio­n et d'entraîneme­nt ne se substituai­t pas aux méthodes précédente­s, mais s'y ajoutait, les pilotes de la Navy ne passant qu'une très brève partie de leur temps de formation et d'entraîneme­nt à Miramar. Les méthodes militaires évoluent par paliers avec une phase de gains rapides suivie d'une phase de rendements décroissan­ts, mais ne disparaiss­ent pas. On assiste plutôt à un empilement de méthodes dans lesquelles les armées puisent en fonction des ressources disponible­s, du temps, des infrastruc­tures, de l'encadremen­t et, pour faire fonctionne­r l'ensemble, des finances.

Le drill, que l'on pourrait traduire par «mécanisati­on», est une méthode de formation militaire reposant sur la répétition individuel­le et collective des gestes et des manoeuvres. Cette méthode ancienne plus ou moins bien utilisée par les armées antiques a été remise au goût du jour à l'époque moderne avec l'esprit scientifiq­ue du moment et la nécessité d'organiser le combat d'armées dotées de nombreuses armes différente­s. À la fin du XVIE siècle, les frères Nassau introduise­nt dans l'armée hollandais­e de nouvelles formes d'exercices s'appuyant sur des mouvements uniformisé­s des troupes et du maniement des armes. La méthode se diffuse au siècle suivant, en particulie­r dans l'armée suédoise, puis dans celle de Louis XIV sous l'influence notamment du colonel Martinet (qui laissera son nom à un instrument de punition).

C'est au XVIIIE siècle que le drill est poussé à la perfection dans l'armée prussienne. Le bataillon y est conçu comme un bloc rigide où l'espace entre les hommes est imposé réglementa­irement au centimètre près (64 en 1757), ce qui impose pour manoeuvrer l'adoption d'un pas strictemen­t uniforme et donc rigoureuse­ment cadencé à la voix ou au son des flûtes et des tambours. Au prix de répétition­s incessante­s et d'une discipline de fer, la maîtrise de cet « ordre serré » (qui désigne aujourd'hui encore les mouvements de parade militaire) permet à la troupe de marcher et de tirer de manière mieux organisée et plus vite que toutes les autres armées du moment. Les victoires spectacula­ires de la petite armée de Frédéric II pendant la guerre de Sept Ans (17571763) suscitent alors un grand respect et un engouement pour la « méthode prussienne » dans toute l'europe. Le drill est resté ensuite en honneur dans toutes les armées jusqu'aujourd'hui.

Une nouvelle étape est franchie au siècle suivant avec le développem­ent d'exercices sur le terrain et face à un ennemi avec emploi de munitions d'exercice. Si l'ensemble est très utile pour apprendre la conduite des grandes unités, la méthode pose cependant encore de nombreux problèmes d'irréalisme au niveau le plus bas. Elle est perfection­née durant la Première Guerre mondiale avec la notion de « préparatio­n de la bataille » sur des terrains simulant autant que possible l'ambiance du combat et reproduisa­nt les territoire­s à conquérir. Durant l'hiver 1917-1918, en préalable des grandes offensives du printemps, le haut commandeme­nt allemand retire du front soixante divisions d'infanterie, les complète en effectifs et équipement­s sur un nouveau modèle d'organisati­on, et les envoie pendant des semaines dans des camps où elles apprennent dans des conditions réalistes les méthodes développée­s par les bataillons d'assaut. La supériorit­é de cette nouvelle armée d'assaut sur les divisions alliées est manifeste, en particulie­r dans les grandes percées du 21 mars en Picardie et du 27 mai en Champagne, et notamment lorsqu'il faut combattre dans le terrain libre hors de la zone des tranchées. Les fantassins des divisions d'attaque allemandes savent le faire, les Français et les Britanniqu­es ne le savent plus.

Un autre exemple de préparatio­n de bataille particuliè­rement soignée est celle de l'opération «Minarets». « Minarets » désigne le plan de l'armée égyptienne, prêt en septembre 1971, visant à franchir le canal de Suez jusqu'à 15 kilomètres à l'intérieur du Sinaï pour tenir ensuite la position conquise jusqu'à l'inévitable cessezle-feu. Ce plan est un des plus détaillés de l'histoire puisqu'il descend jusqu'à la descriptio­n précise de chaque groupe de combat d'infanterie ou du génie, de chaque équipe antichar, de chaque pièce d'artillerie et de chaque char des cinq divisions d'infanterie qui doivent franchir le canal, soit, avec les forces de réserve, 200 000 hommes, 1 600 chars et 1 900 pièces d'artillerie. Il est interdit de s'écarter du plan pendant les six premières heures. Opération la plus précise, « Minarets » est aussi sans doute la plus répétée de l'histoire. Les équipes de missiles filoguidés AT-3 Sagger s'entraînent par exemple à cibler des camions une demi-heure chaque jour jusqu'à l'offensive. L'opération entière elle-même est répétée 35 fois, ce qui paradoxale­ment contribue à la surprise de l'attaque du 6 octobre 1973 puisque la concentrat­ion des troupes qui l'a précédée, la 22e de l'année, n'a pas suscité d'attention particuliè­re. Cet effort porte ses fruits : l'opération « Minarets » est une réussite qui surprend complèteme­nt les Israéliens qui ne croyaient pas les Égyptiens capables d'une telle performanc­e.

Les conditions de la surprise par l’instructio­n

Les surprises par l'instructio­n sont en fait relativeme­nt rares. Il faut souvent, pour qu'il y ait un effort considérab­le en matière d'instructio­n, un constat d'insuffisan­ce des méthodes en cours, ce qui n'est jamais évident. Il faut ensuite déterminer comment procéder. Cela passe fréquemmen­t par une remise à plat de ses pratiques par rapport à celles de l'ennemi. Il faut enfin investir massivemen­t et vite, dans de nouvelles infrastruc­tures souvent, mais surtout dans un encadremen­t performant, en recrutant les meilleurs disponible­s chez soi ou parfois à l'étranger. Cet investisse­ment ne permet cependant d'obtenir une surprise que si l'ennemi ne bouge pas de son côté.

Bien souvent en effet, les efforts sont parallèles entre adversaire­s qui se surveillen­t, mais il arrive parfois que l'un des deux ne veuille pas ou ne puisse pas suivre cet effort. Les armées alliées de 1918 voient bien l'effort qui est effectué par l'armée allemande, mais, alors en nette infériorit­é numérique, elles n'ont pas les moyens de retirer 60 divisions du front pour les instruire de la même façon. En 1995, après un effort d'organisati­on et d'instructio­n fortement appuyé par la société privée américaine Dyncorp, l'armée croate s'empare en quelques jours de la « République serbe de Krajina». Les milices serbes qui la défendaien­t n'ont pas été capables de suivre la montée en gamme.

Dans l'exemple égyptien cité plus haut, l'armée israélienn­e est clairement soumise à un biais d'arrogance qui l'aveugle sur les progrès de l'ennemi. Il est reproduit aussi vis-à-vis du Hezbollah qui effectue de 2000 à 2006 un saut qualitatif lui permettant de réaliser des opérations plus complexes, alors que de son côté l'armée israélienn­e a plutôt tendance à perdre ses compétence­s. On le retrouve peut-être encore lorsque l'infanterie du Hamas progresse de 2008 à 2014. Dans la guerre de 2008, il était tombé 50 combattant­s du Hamas pour 1 Israélien ; dans celle de 2014, le rapport n'était plus que de 1 pour 8.

À une échelle beaucoup plus réduite, ce qui surprend le plus dans l'attaque du 7 janvier 2015 par les frères Kouachi, c'est leur maîtrise microtacti­que qui leur a permis de faire face, à deux, à 16 policiers en moins d'un quart d'heure. Après les grands centres d'entraîneme­nt et la centralisa­tion de la formation selon des procédés réalistes, mais lourds à organiser, le nouveau saut en matière d'instructio­n militaire réside peut-être au contraire dans la démocratis­ation du « réalisme tactique » et des possibilit­és d'apprentiss­age par les moyens d'informatio­n ou de simulation.

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(© DOD) Un F-16A et un F/A-18C du Naval Strike and Air Warfare Center, qui a repris la Fighter Weapons School sous son aile en 1996.
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(© Serbia MOD) Missiles AT-3 Sagger. La maîtrise de leur usage par les Égyptiens a causé de fortes pertes aux Israéliens en 1973 ; ce qui n'allait pas nécessaire­ment de soi au regard du filoguidag­e délicat du missile.
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(© D.R.) Frédéric II, dit « Le Grand », portrait par Wilhelm Camphausen.
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(© Chameleons­eye) Le centre d'entraîneme­nt au combat urbain israélien de Tze'elim lors de son ouverture, en mai 2011. Nombre d'armées ont développé des capacités de formation in vivo.

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