Ils s’instruisent pour surprendre
Les compétences sont beaucoup moins visibles que des équipements lourds. On se méfie quand on s'aperçoit qu'un adversaire potentiel double d'un coup le nombre de ses engins blindés ou de ses avions de combat. On s'inquiète beaucoup moins en revanche lorsqu'il double son capital de compétences. C'est pourtant probablement beaucoup plus dangereux et souvent à l'origine de mauvaises surprises. On peut surprendre parce que l'on attaque par des endroits inattendus, parce qu'on emploie des équipements inédits ou des procédés nouveaux, mais on peut surprendre aussi parce qu'on est simplement d'un seul coup meilleur qu'avant. On pourra même parler à cet égard de « surprise par l'instruction ».
Le cas Top Gun
Lorsqu'ellessontengagéesaudessus du Nord-vietnam à partir de 1965, L'US Air Force et L'US Navy découvrent avec étonnement la qualité de la chasse
aérienne nord-vietnamienne, une performance remarquable pour une organisation créée en 1959 seulement. En 1967, le rapport des pertes n'est que de deux MIG abattus pour un avion américain de l'air Force ou de la Navy.
Ce rapport tend même à l'égalité. En 1968, la Navy perd 10 appareils contre 9 MIG et aucun des 50 derniers missiles air-air qu'elle a lancés n'a atteint son but. Les opérations aériennes américaines sont suspendues au-dessus du
Nord-vietnam durant l'année 1969. Lorsqu'elles reprennent de 1970 à 1973, on constate que les résultats des combats sont globalement les mêmes qu'avant la suspension. Ceux de la Navy en revanche sont très étonnants, puisque d'un ratio de presque 1 pour 1 on passe de 1970 à 1973 à 12,5 MIG abattus pour 1 avion américain, et cela sans équipements nouveaux. Que s'estil passé ?
En fait, la Navy a réfléchi. Elle s'est appuyée sur l'étude Systems Analysis Problems of Limited War, présentée par Herbert Weiss devant l'institut américain d'aéronautique et d'astronautique en 1966 (1). À partir d'une analyse statistique des combats aériens depuis la Première Guerre mondiale, Weiss y démontrait un lien beaucoup plus fort qu'on ne l'imaginait entre le nombre de missions des pilotes de chasse et leur capacité à y survivre. Un chiffre en particulier interpellait : la probabilité d'être abattu était de 40 % lors du premier combat décisif (avec un avion détruit ou touché), mais tombait à 5 % au bout de seulement cinq combats. L'idée fut alors de descendre sous ce seuil de 5 % sans combattre réellement en faisant appel à la simulation. En mars 1969, la Navy Fighter Weapons School, plus connue sous le nom de Top Gun, est créée à Miramar, en Californie. Les pilotes y sont placés dans des situations de combat les plus proches possible de la réalité contre des « agresseurs » simulant au mieux les équipements et les méthodes de l'ennemi. Les combats filmés font ensuite l'objet d'un retour d'expérience précis et honnête où l'erreur n'est pas considérée comme honteuse, mais comme une étape à franchir. Ces combats simulés sont également accompagnés de cours avec des instructeurs recrutés parmi les meilleurs pilotes de chasse de la Navy. L'évidence de l'efficacité du modèle Top Gun est alors telle au Vietnam que non seulement L'US Navy décide de maintenir cette école conçue initialement pour la durée de la guerre, mais en décline aussi le concept aux combats air-sol à la « strike university » au Nevada. L'US Air Force imite la Navy en 1974 avec les exercices « Red Flag », et la composante aérienne des Marines fait de même en 1978. En 1979, les forces terrestres américaines, Army et Marines, adoptent à leur tour le principe de Top Gun en créant de grands centres de combat où leurs bataillons font face de manière réaliste à des « forces ennemies », avec en particulier l'emploi de lasers pour simuler les tirs.
Quelques années plus tard, la qualité des unités américaines à Panama en 1989 et surtout dans la guerre contre l'irak en 1990-1991 tranche très nettement avec celle de l'aprèsvietnam. La bataille de 73 Easting opposant, les 26 et 27 février 1991, trois brigades américaines à deux divisions blindées irakiennes reste comme l'un des combats de rencontre aux résultats les plus écrasants de l'histoire avec un rapport de pertes en faveur des Américains de 1 à 100 pour les hommes et de 1 à 300 pour les véhicules blindés. Cette démonstration de force incitait les armées capables de réaliser un tel investissement technique et financier d'adopter le principe de Top Gun. La France a inauguré ainsi le Centre d'entraînement au Combat (CENTAC) de Mailly en 1996 (2), puis le Centre d'entraînement aux actions en Zone Urbaine (CENZUB) au camp de Sissonne dix ans plus tard.
« L’évidence de l’efficacité du modèle Top Gun est alors telle au Vietnam que non seulement L’US Navy décide de maintenir cette école conçue initialement pour la durée de la guerre, mais en décline aussi le concept aux combats air-sol à la “strike university ” au Nevada. »
Surprises par l’instruction
Cette méthode d'instruction et d'entraînement ne se substituait pas aux méthodes précédentes, mais s'y ajoutait, les pilotes de la Navy ne passant qu'une très brève partie de leur temps de formation et d'entraînement à Miramar. Les méthodes militaires évoluent par paliers avec une phase de gains rapides suivie d'une phase de rendements décroissants, mais ne disparaissent pas. On assiste plutôt à un empilement de méthodes dans lesquelles les armées puisent en fonction des ressources disponibles, du temps, des infrastructures, de l'encadrement et, pour faire fonctionner l'ensemble, des finances.
Le drill, que l'on pourrait traduire par «mécanisation», est une méthode de formation militaire reposant sur la répétition individuelle et collective des gestes et des manoeuvres. Cette méthode ancienne plus ou moins bien utilisée par les armées antiques a été remise au goût du jour à l'époque moderne avec l'esprit scientifique du moment et la nécessité d'organiser le combat d'armées dotées de nombreuses armes différentes. À la fin du XVIE siècle, les frères Nassau introduisent dans l'armée hollandaise de nouvelles formes d'exercices s'appuyant sur des mouvements uniformisés des troupes et du maniement des armes. La méthode se diffuse au siècle suivant, en particulier dans l'armée suédoise, puis dans celle de Louis XIV sous l'influence notamment du colonel Martinet (qui laissera son nom à un instrument de punition).
C'est au XVIIIE siècle que le drill est poussé à la perfection dans l'armée prussienne. Le bataillon y est conçu comme un bloc rigide où l'espace entre les hommes est imposé réglementairement au centimètre près (64 en 1757), ce qui impose pour manoeuvrer l'adoption d'un pas strictement uniforme et donc rigoureusement cadencé à la voix ou au son des flûtes et des tambours. Au prix de répétitions incessantes et d'une discipline de fer, la maîtrise de cet « ordre serré » (qui désigne aujourd'hui encore les mouvements de parade militaire) permet à la troupe de marcher et de tirer de manière mieux organisée et plus vite que toutes les autres armées du moment. Les victoires spectaculaires de la petite armée de Frédéric II pendant la guerre de Sept Ans (17571763) suscitent alors un grand respect et un engouement pour la « méthode prussienne » dans toute l'europe. Le drill est resté ensuite en honneur dans toutes les armées jusqu'aujourd'hui.
Une nouvelle étape est franchie au siècle suivant avec le développement d'exercices sur le terrain et face à un ennemi avec emploi de munitions d'exercice. Si l'ensemble est très utile pour apprendre la conduite des grandes unités, la méthode pose cependant encore de nombreux problèmes d'irréalisme au niveau le plus bas. Elle est perfectionnée durant la Première Guerre mondiale avec la notion de « préparation de la bataille » sur des terrains simulant autant que possible l'ambiance du combat et reproduisant les territoires à conquérir. Durant l'hiver 1917-1918, en préalable des grandes offensives du printemps, le haut commandement allemand retire du front soixante divisions d'infanterie, les complète en effectifs et équipements sur un nouveau modèle d'organisation, et les envoie pendant des semaines dans des camps où elles apprennent dans des conditions réalistes les méthodes développées par les bataillons d'assaut. La supériorité de cette nouvelle armée d'assaut sur les divisions alliées est manifeste, en particulier dans les grandes percées du 21 mars en Picardie et du 27 mai en Champagne, et notamment lorsqu'il faut combattre dans le terrain libre hors de la zone des tranchées. Les fantassins des divisions d'attaque allemandes savent le faire, les Français et les Britanniques ne le savent plus.
Un autre exemple de préparation de bataille particulièrement soignée est celle de l'opération «Minarets». « Minarets » désigne le plan de l'armée égyptienne, prêt en septembre 1971, visant à franchir le canal de Suez jusqu'à 15 kilomètres à l'intérieur du Sinaï pour tenir ensuite la position conquise jusqu'à l'inévitable cessezle-feu. Ce plan est un des plus détaillés de l'histoire puisqu'il descend jusqu'à la description précise de chaque groupe de combat d'infanterie ou du génie, de chaque équipe antichar, de chaque pièce d'artillerie et de chaque char des cinq divisions d'infanterie qui doivent franchir le canal, soit, avec les forces de réserve, 200 000 hommes, 1 600 chars et 1 900 pièces d'artillerie. Il est interdit de s'écarter du plan pendant les six premières heures. Opération la plus précise, « Minarets » est aussi sans doute la plus répétée de l'histoire. Les équipes de missiles filoguidés AT-3 Sagger s'entraînent par exemple à cibler des camions une demi-heure chaque jour jusqu'à l'offensive. L'opération entière elle-même est répétée 35 fois, ce qui paradoxalement contribue à la surprise de l'attaque du 6 octobre 1973 puisque la concentration des troupes qui l'a précédée, la 22e de l'année, n'a pas suscité d'attention particulière. Cet effort porte ses fruits : l'opération « Minarets » est une réussite qui surprend complètement les Israéliens qui ne croyaient pas les Égyptiens capables d'une telle performance.
Les conditions de la surprise par l’instruction
Les surprises par l'instruction sont en fait relativement rares. Il faut souvent, pour qu'il y ait un effort considérable en matière d'instruction, un constat d'insuffisance des méthodes en cours, ce qui n'est jamais évident. Il faut ensuite déterminer comment procéder. Cela passe fréquemment par une remise à plat de ses pratiques par rapport à celles de l'ennemi. Il faut enfin investir massivement et vite, dans de nouvelles infrastructures souvent, mais surtout dans un encadrement performant, en recrutant les meilleurs disponibles chez soi ou parfois à l'étranger. Cet investissement ne permet cependant d'obtenir une surprise que si l'ennemi ne bouge pas de son côté.
Bien souvent en effet, les efforts sont parallèles entre adversaires qui se surveillent, mais il arrive parfois que l'un des deux ne veuille pas ou ne puisse pas suivre cet effort. Les armées alliées de 1918 voient bien l'effort qui est effectué par l'armée allemande, mais, alors en nette infériorité numérique, elles n'ont pas les moyens de retirer 60 divisions du front pour les instruire de la même façon. En 1995, après un effort d'organisation et d'instruction fortement appuyé par la société privée américaine Dyncorp, l'armée croate s'empare en quelques jours de la « République serbe de Krajina». Les milices serbes qui la défendaient n'ont pas été capables de suivre la montée en gamme.
Dans l'exemple égyptien cité plus haut, l'armée israélienne est clairement soumise à un biais d'arrogance qui l'aveugle sur les progrès de l'ennemi. Il est reproduit aussi vis-à-vis du Hezbollah qui effectue de 2000 à 2006 un saut qualitatif lui permettant de réaliser des opérations plus complexes, alors que de son côté l'armée israélienne a plutôt tendance à perdre ses compétences. On le retrouve peut-être encore lorsque l'infanterie du Hamas progresse de 2008 à 2014. Dans la guerre de 2008, il était tombé 50 combattants du Hamas pour 1 Israélien ; dans celle de 2014, le rapport n'était plus que de 1 pour 8.
À une échelle beaucoup plus réduite, ce qui surprend le plus dans l'attaque du 7 janvier 2015 par les frères Kouachi, c'est leur maîtrise microtactique qui leur a permis de faire face, à deux, à 16 policiers en moins d'un quart d'heure. Après les grands centres d'entraînement et la centralisation de la formation selon des procédés réalistes, mais lourds à organiser, le nouveau saut en matière d'instruction militaire réside peut-être au contraire dans la démocratisation du « réalisme tactique » et des possibilités d'apprentissage par les moyens d'information ou de simulation.