L’enjeu de la souveraineté technologique
La DGA se retrouve au carrefour de gros dossiers : les grandes opérations d’armement évidemment, mais aussi des sujets comme l’intelligence Artificielle (IA). Face à la foison de projets étrangers, l’écosystème français est-il prêt à faire face pour fournir des solutions souveraines ?
Le succès des grandes opérations d'armement au profit des forces armées repose sur une industrie de défense souveraine à l'échelle française ou européenne, qui doit désormais démontrer son aptitude à intégrer de façon réactive des technologies émergentes, qu'il s'agisse de L'IA, mais aussi du cyber, de la quantique, du laser, de la microélectronique ou de la fabrication additive par exemple.
Si la France et l'europe disposent de nombreux talents dans tous ces secteurs, leurs moyens de financement ne soutiennent pas la comparaison avec les capacités de financements étrangères. Il est donc indispensable de se saisir du sujet afin d'être à même d'identifier, de soutenir et de protéger les pépites, notamment issues de laboratoires universitaires ou de PME. Cette démarche capitalistique conjuguée à la démarche technologique permettra de pérenniser notre capacité à développer et à produire des équipements de défense au meilleur standard mondial, qui devront intégrer les technologies de demain tout en garantissant notre souveraineté et notre autonomie.
Dans le cas emblématique de L'IA, il convient de noter que l'écosystème de L'IA appliqué aux systèmes critiques (défense, nucléaire, aviation…) est assez différent de l'écosystème de L'IA appliquée aux autres domaines, majoritairement tiré par les applications du commerce téléphonique ou des réseaux sociaux, et faisant appel à des algorithmes incompatibles avec des équipements critiques en termes de fiabilité, de robustesse, de transparence et d'explicabilité. Dans le domaine de la défense, l'exemple du développement de la plate-forme de big data souveraine ARTEMIS, adaptée à la mise en oeuvre d'outils D'IA, montre les compétences de l'écosystème français pour les systèmes critiques, avec des maîtres d'oeuvre associant à la démarche PME et start-up expertes en IA. Pour maintenir cette dynamique, il faut cependant que les formations en IA et, plus généralement, dans le numérique se développent, car il y a une réelle tension sur le recrutement des ingénieurs, notamment en région parisienne.
L’IA n’est pas seule : des défis se posent concernant les armes à énergie dirigée, l’armement hypersonique ou la guerre électronique. Où en êtes-vous de ces sujets ?
La DGA prépare les technologies nécessaires aux systèmes d'armes de demain qui couvrent de nombreux domaines technologiques spécifiques à la défense. Cette stratégie est traduite dans le Document d'orientation de l'innovation de Défense (DOID), que la ministre des Armées a approuvé le 23 avril dernier. Par exemple, la DGA poursuit les travaux engagés sur les lasers de puissance, en particulier avec L'ONERA, l'institut francoallemand de recherches de Saintlouis (ISL), le CEA et des industriels français tels que Cilas, qui a récemment remporté le projet européen PADR (Preparatory Action on Defence Research) « Arme laser » à la tête d'un consortium réparti entre neuf pays. Les efforts actuels portent notamment sur la mise au point des sources laser à sécurité oculaire (afin d'éviter d'éventuels effets collatéraux liés aux réflexions du faisceau) et visent désormais à intégrer ces sources au sein de systèmes d'armes complets sur plates-formes mobiles.
Dans le domaine des armes à effet dirigé électromagnétiques, les travaux menés avec le CEA et des sociétés telles que Thales s'articulent autour de démonstrateurs destinés par exemple à la défense antimissile pour navires ou à la lutte contre les engins explosifs improvisés. Des études ont également été lancées sur des sources électromagnétiques compactes aptes à traiter un plus large spectre de menaces. En ce qui concerne le canon électromagnétique, les travaux devraient permettre la maturation des technologies critiques et, d'ici à dix ans, la réalisation d'un premier démonstrateur grandeur nature en se basant sur les travaux et l'expérience de L'ISL. Ce démonstrateur nous permettra d'évaluer le potentiel opérationnel de cette technologie par rapport à des systèmes plus traditionnels.
La France ne dispose pas d'armement hypersonique, dans la mesure où les matériels actuels et leurs évolutions programmées permettent de garantir la pénétration des systèmes de défense ennemis à long terme. Mais nous devons faire preuve d'anticipation et étudier les apports d'une telle capacité, tout en en maîtrisant les technologies clés qui posent d'immenses défis (notamment manoeuvrabilité, guidage, matériaux). À cet effet, la DGA a notifié fin 2018 un contrat d'études à Arianegroup pour réaliser un prototype de planeur hypersonique à l'horizon de 2021 : envoyé par une fusée-sonde, le planeur non propulsé rebondira par la suite sur les couches de l'atmosphère à une vitesse supérieure à Mach 5.
Sur le volet guerre électronique, le maintien de la liberté d'action dans le spectre électromagnétique conduit à une utilisation de plus en plus large, complexe et dynamique du spectre électromagnétique, y mêlant aussi les fonctions communication, surveillance, navigation et guidage. Cela nécessite notamment le recours à L'IA pour l'analyse des situations et la recherche des meilleures stratégies de maîtrise du spectre. Par ailleurs, la prolifération et la sophistication des menaces de dernière génération utilisant pleinement ces potentialités doivent se traduire en réponse par l'intégration sur les plates-formes de nouveaux dispositifs d'autoprotection évolutifs, issus de véritables ruptures technologiques dans leurs modes d'analyse et proposant des stratégies de protection à plusieurs effecteurs.
RAPID (Régime d’appui à l’innovation Duale) a été mis en place en 2009 et Definvest en 2017 pour permettre aux PME/TPE de développer leurs « pépites ». Quels sont les retours d’expérience ? Faut-il continuer RAPID ? Accroître le montant qui lui est dévolu ?
Destiné à soutenir des PME portant des projets innovants d'intérêt défense, mais avec un potentiel dual, donc des applications également civiles, le dispositif RAPID vient de fêter ses dix ans d'existence. Les retours d'expérience montrent son intérêt aussi bien pour le ministère des Armées, au travers des résultats des projets
soutenus, que pour les entreprises concernées, qui peuvent ainsi se développer et gagner en compétences. Par exemple, le RAPID DISTIR de la société TRA-C Industrie, concernant le développement d'un procédé de soudure de matériaux hétérogènes en rupture des solutions industrielles classiques, a rapidement débouché sur des contrats avec des industriels de l'armement terrestre. Dans un autre domaine, le RAPID SPCM (Système Prothétique de Cheville
Mécatronique) de la société Proteor, portant sur la réalisation d'une prothèse biomécatronique de membre inférieur de nouvelle génération, a conduit à d'une avancée majeure dans l'accompagnement des blessés de guerre ainsi que des jeunes accidentés de la vie.
RAPID a rejoint les dispositifs opérés par l'agence de l'innovation de Défense (AID). Ce dispositif perdure et L'AID réfléchit à le faire évoluer pour notamment accompagner des start-up, ce qui est difficile dans le format actuel. Quant au montant alloué à RAPID, il a été porté à 50 millions d'euros depuis 2015. Plus généralement, le regroupement des différents dispositifs d'innovation au sein de L'AID permet d'orienter les efforts entre différents dispositifs en tant que de besoin, ce qui représente pour le ministère des Armées un levier souple et efficace dans ce type d'environnement. Par ailleurs, la DGA met en oeuvre depuis fin 2017, avec Bpifrance, le fonds d'investissement Definvest, doté de 50 millions d'euros pour soutenir, par la prise de participation durable à leur capital, le développement des PME stratégiques pour la défense, c'est-à-dire indispensables à notre capacité de production ou détentrices de technologies de rupture en termes d'applications militaires. Les sociétés Kalray, Fichou, Unseelabs, Prolann et Sintermat ont ainsi bénéficié en 2018 de ce dispositif.
L’instruction ministérielle 1516 est le « guide » des opérations d’armement et a parfois été vue comme un facteur de frein à l’adaptation. Elle a été récemment assouplie pour permettre plus de réactivité. Qu’est-ce que cela implique pour la DGA ? La « rapidité à tout prix » est-elle une solution ?
En premier lieu, il convient de garder à l'esprit ce qu'a permis l'instruction ministérielle 1516 : la maîtrise des opérations d'armement complexes sur le temps long, par exemple le programme de sous-marins nucléaires d'attaque Barracuda. L'instruction qui lui succède, l'instruction ministérielle 1618, autrement appelée Instruction Ministérielle sur les Opérations d'armement (IMOA), a pour vocation d'en garder l'objectif tout en introduisant de nouveaux principes, en cohérence avec l'impulsion donnée par la ministre des Armées depuis 2017. Pour la DGA, cela implique d'intégrer l'innovation sur toute la durée de vie des systèmes, d'intensifier le travail collaboratif avec les armées et l'industrie, de conduire les opérations d'armement avec fluidité et souplesse, de poursuivre la construction de l'europe de la défense, de penser coopération et exportation dès le lancement des programmes. Je tiens à démythifier cette notion d'agilité. Il ne s'agit pas, comme vous le dites, de « rapidité à tout prix » : ne confondons pas vitesse et précipitation. La DGA conduit depuis de nombreuses années avec succès des projets complexes et est bien consciente de la rigueur que cela impose. Il s'agit plutôt de saisir toutes les occasions de gagner du temps, là où elles existent. La rapidité n'est pas un dogme, c'est une culture à diffuser, dans le même esprit que le lean management. À titre d'exemple, la mise en place d'un espace de travail collaboratif entre les équipes capacitaires SPSA/ COCA concrétise cette culture (1). La colocalisation des équipes fluidifie leurs relations et favorise les interactions à cycles courts entre les ingénieurs de la DGA et les officiers de l'état-major des armées. Elle permet de mener des travaux collectifs et en cycle court sur plusieurs projets en parallèle, donnant des résultats d'une grande richesse et d'une grande pertinence dans des délais record.
Les « relations internationales de l’armement » font également partie de votre périmètre. Entre le Brexit et un basculement des coopérations vers l’allemagne, voyez-vous des obstacles ?
La promotion de la coopération et le soutien aux exportations font effectivement partie des quatre missions stratégiques de la DGA, aux côtés de l'équipement des armées et de la préparation du futur des systèmes de défense. La France développe depuis plusieurs décennies déjà une politique ambitieuse de coopération avec ses partenaires européens, politique qui la place au premier niveau des nations coopérantes et qui a montré une pertinence certaine à la fois pour les finances publiques, pour le renforcement de nos liens avec nos alliés et le positionnement de la France au coeur de la construction européenne. Plus que jamais, cette ambition européenne est réaffirmée. La loi de programmation militaire prévoit une forte augmentation du nombre de programmes en coopération. À l'exception de certains domaines souverains comme la dissuasion, la France explore désormais systématiquement la piste d'une coopération européenne à chaque lancement d'une opération d'armement nouvelle. En conséquence, notre stratégie consiste à développer une réelle autonomie opérationnelle et stratégique en Europe, en apportant l'excellence opérationnelle, industrielle et étatique nationale, à développer une base industrielle et technologique de défense européenne robuste et favorisant la création de valeur européenne, et à promouvoir la notion d'efficacité dans les coopérations.
Vous évoquez le Brexit et la coopération avec l'allemagne : le Royaume-uni et l'allemagne sont et resteront tous deux des partenaires majeurs de la France. Avec le Royaume-uni, le traité de Lancaster House, dont nous allons bientôt fêter le dixième anniversaire, définit un cadre unique du fait des proximités stratégiques entre nos pays. À ce titre, la coopération institutionnelle en matière d'armement entre la France et le Royaume-uni repose essentiellement sur des accords se situant hors du champ de l'union européenne et ne devrait être affectée que de façon marginale par le Brexit. Au-delà du Brexit, la France attache la plus grande importance à la relation stratégique structurante avec le Royaume-uni, qui restera un pays européen avec lequel nous partageons un haut niveau d'ambition d'un point de vue tant opérationnel que capacitaire. Du fait de ces liens, la France a déjà annoncé qu'elle était favorable, dans un contexte post-brexit, à une association étroite du Royaume-uni à L'UE dans le domaine de la défense et de la sécurité, dans le respect de l'autonomie de décision de chacun et dans des conditions à établir avec les autres États membres.
Par ailleurs, la consolidation des liens franco-allemands est une condition absolue de réussite pour la construction de l'europe de la défense. La dynamique bilatérale a été relancée lors du sommet de juillet 2017, qui a établi une feuille de route particulièrement ambitieuse sur de nombreux projets comme l'aviation de combat future, la nouvelle génération de systèmes terrestres, les futurs systèmes aériens de patrouille maritime, le prochain standard des hélicoptères de combat Tigre, ainsi que la poursuite du programme Eurodrone MALE aux côtés de l'espagne et de l'italie. Pour se développer, ces coopérations doivent franchir des étapes qui entraînent des choix structurants, notamment en imposant des arbitrages industriels. Elles doivent également pouvoir s'appuyer sur un cadre institutionnel clarifié en matière de contrôle des exportations. La démarche engagée par le traité d'aixla-chapelle marque des progrès significatifs dans ce domaine, avec l'expression de la volonté politique de définir avec l'allemagne un cadre commun de règles d'exportation.
Mais notre relation armement ne s'arrête pas à nos partenaires traditionnels que sont l'allemagne, l'espagne, l'italie ou le Royaume-uni. Nous avons une approche ouverte et pragmatique, à la
recherche de toute opportunité de coopération, comme le démontre l'extraordinaire partenariat que nous mettons en place avec la Belgique dans le domaine terrestre au travers du contrat Camo (Capacité Motorisée). Plus largement, la coopération doit aussi se développer au sein de L'UE, en saisissant la formidable opportunité offerte par les initiatives européennes (Coopération structurée permanente et Fonds européen de défense) qui sont de réelles incitations à faire encore plus et mieux ensemble.
La DGA est une grosse machine. Quels sont les points qui vous paraissent les plus problématiques pour les prochaines années? Le recrutement?
Je ne pense pas que la DGA soit une grosse machine, mais nous avons en effet une grosse activité et sommes le premier investisseur de l'état. Avec un peu moins de 10 000 personnes, dont 60 % de cadres, nous avons passé 12,5 milliards d'euros de commandes à l'industrie en 2018, et investi 765 millions d'euros au profit de l'innovation et des études amont. Notre activité représente plus de 6 millions d'heures annuelles d'essais et d'expertise. Nous conduisons en parallèle une centaine de grands programmes complexes, et nous prévoyons d'engager 20 % de plus en 2019 pour les opérations d'armement de tous types, aussi bien pour conduire des développements à long terme que pour adapter avec réactivité les matériels aux évolutions des conditions d'emploi et aux innovations technologiques. La loi de programmation militaire est en effet ambitieuse, aussi bien par ses commandes et livraisons que par les enjeux qu'elle vise à relever dans un cadre européen. En premier lieu, nous avons à prendre la mesure de l'accélération des cycles de l'innovation, principalement sous l'effet de la révolution numérique. Les armées sont appelées à intervenir selon des modes d'action et sur des terrains de confrontation particulièrement évolutifs, y compris face à des adversaires dotés de moyens à bas coût dérivés de solutions du commerce. Les programmes d'armement doivent donc, eux aussi, prendre en compte rapidement les innovations. Nous avons donc en même temps à maîtriser la cohérence d'ensemble de systèmes de complexité croissante, à traiter avec davantage de réactivité les besoins et leur évolution, en nous inscrivant dans un cadre européen lorsque cela est possible et souhaitable, à mieux capter l'innovation pour l'intégrer plus rapidement, y compris en cours de réalisation, et à exploiter toutes les potentialités du numérique issu du monde civil.
Ce sont des défis passionnants, dans lesquels nous sommes pleinement engagés et pour lesquels les hommes et les femmes qui nous rejoindront, jeunes ou expérimentés, trouveront certainement matière à accomplissement professionnel. La DGA procède ainsi à de nombreux recrutements, avec en particulier plus de 60 ingénieurs militaires et près de 500 ingénieurs contractuels civils sur l'année 2019, dans de nombreuses régions françaises, avec par exemple un poids significatif des métiers du numérique en région rennaise. Nous leur offrons des parcours professionnels très diversifiés dans le but de disposer des expériences indispensables pour assurer la maîtrise d'ouvrage des grands programmes d'armement, sur un socle solide de compétences techniques dans des domaines à la pointe de la technologie. Je citerai en particulier la maîtrise de systèmes complexes, l'architecture et l'expertise technique dans des domaines innovants, l'expertise contractuelle et financière, la qualité produit, les moyens d'expérimentation et la maintenabilité. Ceux qui ont une fibre internationale pourront également intégrer des équipes dans le cadre des programmes en coopération ou apporter leur expertise aux clients étrangers.