La fouille opérationnelle spécialisée : un atout tactique ou stratégique pour l’armée française ?
Face à la multiplication des menaces et à l'hybridation des techniques et procédures de combat, les forces armées doivent développer un large spectre de compétences pour conserver l'avantage et être capables à tout moment de s'adapter. La lutte contre les réseaux organisés par un adversaire irrégulier (groupe armé terroriste, rébellion, organisation criminelle, etc.) dans le but de réaliser des actions violentes ou attentatoires aux diverses ressources de la force (attentats, harcèlement, guerre psychologique, etc.) est un enjeu particulièrement important, qu'il se situe dans le monde réel ou dans le cyberespace.
Les sociétés démocratiques s'interrogent sur leur capacité à combattre et à vaincre de tels adversaires. Depuis le mois d'avril 2009, l'arme du génie dispose d'une capacité de lutte contre les réseaux : la Fouille Opérationnelle Spécialisée (FOS). Son apport pourrait être décisif, à condition de bien comprendre la nature de ces unités et d'en tirer parti au niveau stratégique.
La fouille opérationnelle est un savoir-faire tactique qui se définit comme l'ensemble des activités pouvant être menées par les forces armées pour trouver des ressources, des informations, du matériel ou des personnes dissimulés par l'adversaire. Chaque ressource est prélevée à la manière de la police scientifique, afin de pouvoir être analysée en laboratoire et fournir de nouveaux renseignements. Le travail de recoupement réalisé grâce à des bases de données permet ensuite de démanteler des filières, de capturer des
cibles à haute valeur ajoutée et, éventuellement, de disposer de preuves parfaitement recevables dans le cadre d'une procédure pénale pour les traduire en justice. La fouille opérationnelle est organisée en trois niveaux d'expertise correspondant chacun à des missions. La Fouille Opérationnelle Élémentaire (FOE) est le premier niveau, qui est commun à l'ensemble des forces armées. Elle comprend la simple sensibilisation et le socle de savoir-faire et savoir-être nécessaires aux opérations simples comme les fouilles de personnes et de véhicules. La Fouille Opérationnelle Complémentaire (FOC) constitue un niveau intermédiaire. C'est un savoir-faire du groupe de combat du génie. Elle concerne les opérations destinées à priver l'adversaire de ses ressources et à obtenir du renseignement. Ces opérations sont généralement conduites dans un environnement hostile nécessitant un dispositif de bouclage et de protection. Des matériels spécifiques sont mis en oeuvre. La FOS est le niveau supérieur et concerne la mise en oeuvre de procédures et d'équipements spécifiques et performants pour le traitement d'objectifs à forte valeur ajoutée, dans un environnement pouvant être très hostile.
Organisée en Search Task Unit (STU), la section de FOS peut recevoir l'appui de capacités supplémentaires fournies par l'interarmes ou l'interarmées pour renforcer son effet et s'adapter à la menace : forces spéciales, démineurs spécialisés, plongeurs, équipiers spécialistes de l'armement ou Weapon Intelligence Team (WIT), etc. La fouille opérationnelle n'est pas un savoir-faire nouveau, elle puise ses racines dans la riche histoire des armées française, américaine et britannique. Héritiers des sections de « grottes » du génie en Algérie (1959-1962), des tunnel rats (« rats des tunnels ») américains au Vietnam (1966-1970) et des équipes de military search (« fouille militaire ») de l'armée britannique en Irlande du Nord (1968-1998), ces unités ouvrent de nouvelles perspectives pour penser la contre-insurrection. Imaginées au départ au sein de l'armée française comme fer de lance de la lutte contre les Engins Explosifs Improvisés (EEI) en Afghanistan, ces sections spécialisées regroupent des sapeurs aptes au combat de haute intensité en milieu périlleux.
Les racines historiques de la fouille opérationnelle
La fouille opérationnelle emprunte des aspects de ses techniques aux pratiques de guerre souterraine, de bouclage-ratissage et d'opérations de maintien de l'ordre développées durant la guerre d'algérie (1954-1962). Suivant la doctrine de la guerre antisubversive du colonel Roger Trinquier (1), la destruction de l'adversaire doit répondre à trois phases : sa disparition des zones urbaines, des campagnes puis de ses sanctuaires. Les sections « grottes » sont développées
(2) dans ce but à partir de 1959 au sein des compagnies du
génie de zone, de la Demi-brigade de Fusiliers Marins (DBFM) et des divisions parachutistes afin de déloger les fellaghas de leurs refuges souterrains et d'empêcher la réutilisation de ceux-ci (3). Leur emploi est théorisé et mis en oeuvre sur le terrain de manière expérimentale, par la Batterie Armes Spéciales (BAS) du 411e régiment d'artillerie antiaérienne, créée le 1er décembre 1956. Sous l'impulsion du général Ailleret, patron de l'état-major des armes spéciales, cette unité cherche à apporter une solution à l'utilisation des refuges souterrains par le Front de Libération Nationale (FLN). L'emploi des armes spéciales (gaz lacrymogène et arsine (4)) consacre la vocation offensive de ces sections. Leurs objectifs sont la neutralisation ou la capture de l'adversaire, puis le recueil de renseignements (fouille de cache, exploitation immédiate du renseignement humain avant la prise en charge du prisonnier par l'échelon du renseignement local).
Au Vietnam, les forces armées américaines s'inspirent du retour d'expérience de l'armée française et développent des techniques de lutte contre les réseaux souterrains du Viêt-cong dans la zone du « Triangle de Fer ». Elles visent la destruction pure et simple de l'adversaire et de ses infrastructures. Le génie crée des unités de rats des tunnels. Ces détachements sont appuyés dans leur mission par des moyens classiques de l'infanterie (troupe pour le cordon et la protection rapprochée), du génie (bulldozers), de la guerre chimique (défoliants, gaz incapacitants, gaz éthylène, etc.) et aérienne (usage des bombardiers B-52). Les combats se résument bien souvent à de sanglants corpsà-corps sous terre occasionnant de nombreuses pertes pour les belligérants. L'armée australienne met elle aussi sur pied des équipes de rats des tunnels durant sa participation à la guerre du Vietnam.
L'armée britannique développe, à partir de la guerre en Malaisie (1948-1960), une approche de la contre-insurrection plus centrée sur la population. La force militaire est un des outils au service d'une solution plus globale pour revenir à une forme de stabilité et se débarrasser des forces insurrectionnelles. Elle constitue le socle intellectuel sur lequel s'élabore le military search durant le conflit en Irlande du Nord. Le génie britannique développe, au sein de ses unités d'artificiers démineurs spécialisés, une capacité de fouille opérationnelle. Il s'agit de démanteler les réseaux de poseurs de bombes de l'irish Republican Army (IRA), de manière à pouvoir fournir des éléments de preuve dans le cadre de procédures de justice. Contrairement aux conflits précédents, il n'est pas possible d'envisager une destruction pure et simple de l'adversaire. La maturation du search au sein de l'armée anglaise est indissociable de l'identité de cette dernière : son histoire, ses valeurs morales et ses expériences du feu en marquent de manière indélébile la naissance (5).
Les points de divergence fondamentaux entre ces trois expériences se situent sur le cadre légal suivi et l'articulation entre forces de l'ordre et militaires sur le terrain. En Algérie, il n'y a pas à proprement parler de « guerre », mais « une opération de maintien de l'ordre » (6). Le fonctionnement normal de l'appareil judiciaire laisse place à un régime d'exception (état d'urgence, pouvoirs spéciaux).
L'action des sections de grottes et des armes spéciales se situe dans ce cadre particulier. Au Vietnam, l'ensemble des moyens militaires américains sont mobilisés pour neutraliser l'adversaire. C'est une forme de guerre totale. Pour les Britanniques, les forces armées sont un outil parmi d'autres entre les mains du pouvoir politique. Il est essentiel que ce dernier reste aux commandes de la lutte contreinsurrectionnelle. Même dans le cas extrême où, débordé, il doit en appeler à l'armée pour exercer des pouvoirs étendus, les apparences du contrôle civil doivent être maintenues à tout prix pour éviter de donner des arguments à la propagande adverse. Le search se révèle comme un outil contre-insurrectionnel adapté à une situation de conflit où la force, par ses modalités d'action, ne doit nourrir ni la propagande ni la radicalité de l'adversaire, mais s'insérer dans un appareil juridique préservé. En Irlande du Nord, cette réussite tactique renforce la stratégie anglaise, car elle est indissociable de la recherche d'un processus politique de sortie de crise qui aboutit en 1998.
La différence entre les approches contre-insurrectionnelles réside dans l'effet majeur visé. Dans les cas français et américain, l'effet majeur porte sur la destruction de l'adversaire. Pour les Anglais, il importe plus de produire un effet sur la population et donc de neutraliser les réseaux en respectant un certain nombre de règles afin de ne pas décrédibiliser leurs actions. L'intégration de la fouille opérationnelle au sein des doctrines de l'armée française est révélatrice d'un renouveau de la réflexion sur la conduite des opérations de contre-insurrection adaptée au XXIE siècle et à ses enjeux stratégiques, tactiques, éthiques et moraux. L'afghanistan, et plus particulièrement la lutte contre les EEI, constitue le point le départ de cette aventure.
La fouille opérationnelle : l’école afghane (2009-2011)
Durant l'engagement français en Afghanistan, le génie est l'acteur principal de la lutte contre les EEI. Placés sur les bords des routes, sur les points de passages obligés ou d'appui, ces engins sont d'une efficacité redoutable face à des armées occidentales disposant d'effectifs comptés et dont la mort des soldats trouve un écho démultiplié dans l'esprit des populations et des acteurs politiques. Ils deviennent l'atout numéro un des groupes armés terroristes face à des armées de plus en plus modernes et capables de dispenser un feu puissant et précis, et sont à l'origine de la moitié des pertes de la coalition (51 %), sans compter les innombrables blessés (7). Dès 2005, les retours d'expériences de la Task Force Arès, unité des forces spéciales françaises déployée dans le Helmand, soulignent le besoin de se doter d'outils de lutte contre les EEI. Le chef d'état-major des armées entérine la décision de créer une capacité expérimentale interarmées de fouille opérationnelle
début 2008, avec un objectif de projection de la première unité courant 2009. Entre septembre 2008 et mars 2009, la première capacité de FOS armée par le 17e Régiment de Génie Parachutiste (RGP) reçoit une formation de sept semaines à l'école du génie à Angers (8). Le détachement est envoyé en Afghanistan en avril. Après deux mandats de six mois réalisés par le 17e RGP et le 1er régiment étranger de génie, la fouille opérationnelle est officiellement pérennisée au sein de l'armée de Terre en mars 2010.
Entre avril 2009 et la fin de l'année 2011, six détachements sont projetés en Afghanistan. Rattachés comme éléments organiques de l'état-major de la Task Force La Fayette, ils sont sollicités pour participer aux opérations des divers éléments français (bataillons et compagnies interarmes, forces spéciales), mais aussi afghans (bataillons afghans faisant l'objet d'un accompagnement sous forme de mentorat opérationnel), en Kapisa et en Surobi. Les équipes, au nombre de deux, interviennent sur des objectifs ciblés, désignés par renseignements. Tous les objets sont saisis suivant une méthode empruntant aux techniques rigoureuses de collecte de preuves, dans le but de pouvoir livrer de nouveaux renseignements sur les talibans puis d'être utilisés comme pièces à conviction pour d'éventuelles actions en justice ultérieures. La fouille opérationnelle intervient en phase de prévention des explosions D'EEI. Elle attaque directement les réseaux qui se constituent pour permettre leur pose. En frappant en amont, elle empêche la survenue de l'explosion et permet d'identifier le spécialiste responsable de la fabrication de l'engin. Avec l'accélération du transfert de la Surobi et de la Kapisa aux troupes afghanes, la FOS est retirée du théâtre d'opérations en décembre 2011. Le génie conserve ces sections spécialisées au sein de chaque régiment.
Les emplois opérationnels actuels
La fouille opérationnelle est déployée aussi bien en opérations extérieures que sur le territoire national. Lors de l'opération « Serval » en janvier 2013, la fouille opérationnelle est pratiquée sur le terrain. Toutes les unités du génie déployées sur place pratiquent la FOC. Leurs missions consistent à fouiller les nombreuses caches des groupes armés djihadistes dispersées dans le désert, les montages et les habitations. En l'absence de chaîne complète de lutte contre les EEI et de laboratoire d'analyse, le recueil de renseignements par le biais de prélèvements n'est pas alors développé. L'utilisation par les groupes armés de caches et D'EEI en Bande Sahélo-saharienne (BSS) valide la pertinence pour les armées françaises d'être dotées de spécialistes de la lutte contre les réseaux. La FOS est de nouveau déployée dans le cadre de l'opération « Barkhane », pour un bilan mitigé.
Sur le territoire national, la FOS est utilisée régulièrement en Guyane dans le cadre de l'opération «Harpie». L'oeil du fouilleur et le matériel spécialisé mis en oeuvre se révèlent redoutables pour déceler les caches des orpailleurs clandestins. L'ensemble des ressources récupérées est détruit par les gendarmes. En métropole, les sections de FOS peuvent être mobilisées comme unités en appui des forces de l'ordre, après une réquisition du préfet (crash d'avions militaires, lutte contre le grand banditisme, recherche de corps enfouis illégalement, etc.). Après l'engagement en Afghanistan, les forces spéciales disposent elles aussi d'un module de formation à la fouille opérationnelle. Cette focalisation sur la nécessité de trouver des ressources (et de les détruire), au détriment du volet lié à la production de preuves, suscite des interrogations sur le devenir de cette capacité. La fouille opérationnelle se réduit-elle simplement au fait de trouver ? Il est réducteur de ne voir dans la FOS qu'un ensemble de techniques et de moyens pour trouver des caches d'armes ou identifier des corps.
Un atout tactique ou stratégique pour l’armée française ?
L'obtention de renseignements de manière respectueuse d'un cadre légal devient un enjeu stratégique pour les démocraties menant des opérations de contre-insurrection. Trop souvent, les écrits ou doctrines insistent sur l'importance du renseignement pour démanteler les filières sans jamais entrer dans les détails de l'obtention de ces précieuses données. Il n'y a pas de « renseignement magique ». L'histoire nous rappelle que, de trop nombreuses fois, des procédés contraires à l'éthique et à la morale des soldats ont été adoptés, au point de susciter des interrogations sur la capacité des démocraties à mener (et à gagner) des luttes contreinsurrectionnelles. Ces procédés se révèlent d'ailleurs totalement contreproductifs, car ils nourrissent in fine les vocations et la propagande de l'adversaire tout en distillant une crise morale grave et insidieuse au coeur des corps sociaux qui les tolèrent. La FOS ouvre la porte à une meilleure articulation entre opérations de renseignement, de lutte contre les réseaux et procédures judiciaires, que ce soit sur le territoire national ou en opérations extérieures. Un outil pour penser un modèle démocratique plus abouti de contre-insurrection, s'appuyant sur le respect du droit national du pays hôte et des instances internationales. Dans ce sens, les moyens mis en oeuvre par la FOS dépassent le strict cadre de la lutte contre les EEI et peuvent devenir un atout au service d'une stratégie globale d'extinction des groupes armés terroristes par les sociétés démocratiques. Cette disparition ne peut être que la conséquence d'une analyse politique, diplomatique et militaire réaliste et pertinente des racines des insurrections. Produire des effets sur des adversaires qui agissent souvent en miroir de nos propres défauts impose d'abord de nous interroger sur nous-mêmes. Transformer notre société, notre rapport au monde puis adapter notre outil militaire pour vaincre, en BSS ou ailleurs, voilà sans doute le principal défi à venir pour la France.