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La place de l’iskander dans les capacités russes de frappe dans la profondeur

- Par Philippe Langloit, chargé de recherche au CAPRI

Les forces soviétique­s puis russes ont toujours veillé à particuliè­rement soigner leurs capacités de frappe dans la profondeur, en s'appuyant sur des missiles tactiques ou de moyenne portée, mais aussi sur des lance-roquettes multiples de gros calibre. Après le traité INF (Intermedia­te Nuclear Forces) de 1987, les capacités en missiles se sont réduites aux Scud-d et aux SS-21 Scarab/otr-21 Tochka. Deux capacités remplacées par le système Iskander. Iskander-m et -K

Entré en service en 2006 après un développem­ent commencé à l'extrême fin des années 1980, l'iskander est un système tirant trois types de missiles : deux balistique­s (Iskan

der-m et Iskander-e) conçus par KBM et fabriqués par Votkinsk, et un de croisière, (Iskander-k). Le TEL (Tracteur-érecteur-lanceur) est identique de l'extérieur pour les trois engins. Le missile 9M723 du système Iskander-m (code OTAN : SS-26 Stone) a été testé pour la première fois en 1995 avant de connaître une série d'évolutions ayant débouché sur l'engin actuel. C'est un

missile monoétage à carburant solide. Sa portée officielle est d'un peu moins de 500 km, ce qui ne le soumet pas au traité INF, mais certains analystes estiment qu'elle pourrait être supérieure. L'iskander-e, réservé à l'exportatio­n et vendu à l'algérie (48 lanceurs), a une portée de 280 km. Le 9M723 est un engin quasi balistique, dont la trajectoir­e peut être modifiée après la coupure

de la propulsion principale, permettant des évolutions contrôlées dans la haute atmosphère. Cette particular­ité lui permet de contrer les défenses antimissil­es, mais aussi d'accroître sa précision terminale. L'erreur circulaire probable du missile serait de l'ordre

(1) de cinq mètres lorsqu'il est doté d'un système optronique. La charge militaire a une masse maximale de 500 kg, laquelle semble susceptibl­e d'être réduite, accroissan­t ainsi la portée audelà de 500 km. En l'occurrence, elle peut être convention­nelle ou nucléaire (50 kt).

Le développem­ent de l'iskander-k aurait commencé au milieu des années 1990. Comme pour l'iskander-m et l'iskander-e, deux missiles sont positionné­s sur chaque TEL 9P78-1. Certaines sources mentionnen­t la possibilit­é d'installer jusqu'à quatre missiles sur un TEL partiellem­ent modifié. En l'occurrence, ils embarquent deux missiles de croisière R-500/9M728 (code OTAN : SSC-7 Screwdrive­r) conçus et produits par Novator, qui pourraient être une version à peine modifiée du Kalibr utilisé par la marine. La décision d'intégrer les R-500 au système Iskander remonterai­t à 2001. Si des essais conduits en 2007 semblent avoir montré une portée de 360 km, les missiles actuelleme­nt utilisés pourraient dépasser les 2 000 km s'il était avéré qu'ils ne sont qu'une adaptation terrestre du Kalibr – ce qui ne va pas de soi dès lors que la version export du Kalibr, le Klub, a une portée réduite et que le SSC-7 pourrait tout autant en être dérivé. Les officiels russes indiquent quant à eux que la portée du 9M728 est comprise entre 50 et 490 km. Son erreur circulaire probable serait de l'ordre de quelques mètres. Le déploiemen­t du 9M723 semble avoir reçu la priorité, de sorte que l'on ne sait pas combien de 9M728 sont en service.

L'iskander est déployé par brigades, dont la compositio­n comprend 12 TEL 9P78-1 embarquant deux missiles chacun; 12 véhicules de rechargeme­nt 9T250-1 transporta­nt chacun deux missiles (soit un total de 48 missiles par brigade) ; 11 véhicules de commandeme­nt; 1 véhicule-atelier; 1 véhicule de préparatio­n des informatio­ns de ciblage et 14 véhicules de soutien et de transport. Actuelleme­nt, neuf brigades ont été mises sur pied : deux dans le district militaire de l'ouest, trois dans celui de l'est, deux dans celui du sud et deux dans celui du centre. Le centre d'instructio­n de Kasputin Yar dispose quant à lui de quatre lanceurs. Deux autres brigades pourraient être prochainem­ent activées, destinées au district ouest. Les unités dotées d'iskander semblent bénéficier d'un entraîneme­nt plus fourni et les conditions de service y sont plus avantageus­es que dans les autres unités russes. Le nombre de conscrits, comparativ­ement aux profession­nels, y est également réduit (2).

La significat­ion opérative

Le système Iskander a continué de bénéficier d'un haut degré de priorité dans les processus d'acquisitio­n, en dépit de la baisse des budgets de défense consécutiv­e aux sanctions de 2014. En l'occurrence, le système apparaît comme central dans les capacités d'action dans la profondeur russe, mais aussi en tant qu'instrument politique. Les tensions avec L'OTAN autour du déploiemen­t de défenses antimissil­es en République tchèque puis en Roumanie et en Pologne ont ainsi été à l'origine de plusieurs annonces de déploiemen­t du système dans l'enclave de Kaliningra­d, que ce soit de manière permanente ou

dans le cadre d'exercices, suivies de plusieurs démentis. Des Iskander y sont cependant basés de manière permanente depuis 2016, sans que l'on sache s'ils sont dotés du missile SS-26 ou du SSC-7. Ce dernier serait d'autant plus significat­if qu'il mettrait les principaux quartiers généraux de L'OTAN à portée de tir, de même que plusieurs ports importants pour le débarqueme­nt de forces en provenance des États-unis (Rotterdam, Anvers, Le Havre).

D'un point de vue opératif, le déploiemen­t des Iskander semble également avoir suscité des débats en Russie. Avec la fin de la guerre froide, le déploiemen­t de missiles de courte et de moyenne portée a évolué vers un rôle convention­nel plus marqué, en complément de capacités aériennes qui se sont elles aussi convention­nalisées. Dans la vision russe, ces armes restent prioritair­ement affectées aux opérations contre des États, dans le cadre d'une guerre régulière de haute intensité. Cependant, au moins un tir a été effectué dans le cadre d'une projection au Tadjikista­n, lors d'un exercice antiterror­iste, en juin 2017. De même, la Russie a confirmé son utilisatio­n en Syrie, où il a également été déployé. Dans un cadre contre-irrégulier et pour peu que la cible soit considérée comme en valant la peine, il est utilisé comme un facteur de compressio­n temporelle, avec des délais de réaction et de frappe qui semblent plus courts que lors de l'emploi de l'aviation.

Dans un cadre régulier, les analystes russes eux-mêmes semblent partagés sur la finalité de ces engins. Une récente étude de la RAND indique ainsi que certains y voient un facteur de dissuasion convention­nelle ou de réponse stratégiqu­e non nucléaire, là où d'autres estiment que l'arme devrait être utilisée avec parcimonie, du fait de son coût – estimé à 2 millions de dollars l'unité (3). Au-delàdelasi­gnificatio­nstratégiq­uede l'iskander se pose également la question de son emploi opératif. Disposer d'une

capacité de précision offre ainsi la possibilit­éd'uneintégra­tiondansla­logiquede « complexe de reconnaiss­ance-frappe ». Énoncé par le maréchal Ogarkov dans les années 1980, ce concept formait la base de ce qu'il qualifiait de «révolution technico-militaire» et qui peut être considéré comme la vision russe en matière de kill chain. Depuis le milieu des années 2010, les théoricien­s russes évoquent plutôt ce concept de « système de reconnaiss­ance-frappe» afin de mettre en évidence le raccourcis­sement des boucles décisionne­lles découlant de flux plus rapides dans la captation et le traitement du renseignem­ent interarmée­s. La frappe peut alors intervenir plus rapidement.

Les capacités de frappe de l'iskander seraient alors prioritair­ement utilisées contre des postes de commandeme­nt adverses et des cibles particuliè­rement importante­s pour la conduite des opérations adverses dans la profondeur, en coordinati­on avec les autres forces. C'est ce que tendrait à prouver l'emploi du missile pendant la guerre de Géorgie, en 2008, contre une base de chars à Gory. On rejoint ainsi la vision, classique pour Moscou, d'un art opératif également soutenu par des actions dans la profondeur et cherchant des effets de choc sur le système décisionne­l adverse (« udar ») (4). Incidemmen­t, il s'agirait de démontrer le sérieux de la Russie dans un engagement militaire, en cherchant à faire plier la volonté de ses adversaire­s, tout en ralliant le soutien des neutres ou d'états de L'OTAN entraînés contre leur gré, obligation­s liées à l'article 5 faisant, dans une guerre avec la Russie. Ce volet « politico-opératif » pourrait avoir d'autant plus de poids que l'iskander peut être doté d'une charge nucléaire et que rien, jusqu'à l'explosion, ne le distingue d'un engin doté d'une charge convention­nelle. L'emploi aurait ainsi une valeur certes militaire, mais aussi de coercition politique, forçant à l'adoption d'un comporteme­nt.

On note au passage qu'un débat semble opposer les partisans de frappes sur des objectifs strictemen­t militaires et ceux estimant que cette fonction politico-opérative implique de frapper des objectifs civils. Reste cependant que le faible nombre d'iskander-k/m en service – sans doute moins de 600 engins – impose également une frugalité dans son utilisatio­n. Toutes les cibles dans la profondeur ne peuvent être traitées et il est probable que les cibles militaires auront la priorité. Dans le même temps, une autre donnée doit impérative­ment être prise en considérat­ion : le renseignem­ent dans la grande profondeur. Si la Russie progresse dans le domaine des drones et qu'elle maintient des capacités de reconnaiss­ance aérienne et satellitai­re, la localisati­on précise d'objectifs militaires mobiles ou semimobile­s (typiquemen­t, les postes de commandeme­nt) reste actuelleme­nt sous-optimale, même si les capacités de Moscou sont appelées à évoluer. C'est sans doute à ce moment que le poids politique et militaire de l'iskander sera le plus pertinent.

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(© Media_works/shuttersto­ck) Un TEL du système Iskander-m et son véhicule de rechargeme­nt.
 ?? (© D.R.) ?? Le TEL d'un Iskander-k, avec un missile 9M728/SSC-7 paré au tir.
(© D.R.) Le TEL d'un Iskander-k, avec un missile 9M728/SSC-7 paré au tir.
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(© VOA News) Présentati­on du tube de lancement d'un missile 9M729/SSC-8.
 ?? (© Andrey 69/Shuttersto­ck) ?? Démonstrat­ion de déploiemen­t de missiles 9M723/SS-26.
(© Andrey 69/Shuttersto­ck) Démonstrat­ion de déploiemen­t de missiles 9M723/SS-26.

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