Les nouveaux drones terrestres
Si le premier véhicule piloté à distance est apparu au début des années 1920 avec la voiture radiocommandée de Radio Corporation of America, l'histoire des drones terrestres (ou UGV, pour Unmanned Ground Vehicles) n'a pas tardé à suivre. Au cours des années 1930, des chars furent convertis en véhicules téléopérés, notamment les Teletanks soviétiques utilisés contre la Finlande durant la guerre d'hiver puis en 1941 sur le front de l'est, au début du conflit avec l'allemagne.
Basé sur différents modèles de chars, le Teletank était dirigé par ondes hertziennes à partir d'un char de contrôle jusqu'à une distance de 1 500 m afin de limiter l'exposition et le risque de pertes des troupes sovié
tiques. Les Teletanks étaient armés de mitrailleuses DT et de lance-flammes, complétés par des lance-fumigènes pour l'autoprotection. Certaines versions pouvaient également transporter une bombe à retardement qu'ils larguaient près des bunkers adverses. Composée d'une charge explosive de 200 à 700 kg contenue dans un carénage blindé, elle pouvait détruire des
installations comportant jusqu'à quatre niveaux souterrains.
Du côté des Alliés, 1941 fut également l'année durant laquelle fut développée une version télécommandée du Matilda II britannique. Appelée Black Prince, elle fut utilisée pour des missions de démolition, ainsi que pour leurrer les équipes antichars adverses en les poussant à révéler leur position.
L'année suivante, les Allemands introduisirent le Goliath pour le déminage à distance. Après la Deuxième Guerre mondiale, l'advanced Research Projects Agency lança le programme Shakey à partir de 1966 pour développer, jusqu'en 1972, un robot mobile apte à générer un raisonnement afin d'entamer une action. Précurseur en matière d'autonomie et d'intelligence artificielle, il était capable d'analyser par lui-même un ordre général pour le diviser en une série de tâches simples à accomplir, comme saisir des morceaux de bois et les déplacer à certains endroits. Le Shakey était une plate-forme à roues dotée d'une caméra, de capteurs et d'un processeur de navigation.
En 1972, la British Army développa le Wheelbarrow, un minichenillé de déminage conçu à partir d'une tondeuse à gazon. Préfigurant les UGV des équipes EOD (Explosive Ordnance Disposal) actuelles, il fut déployé en Irlande du Nord, puis en Irak dans ses versions ultérieures. De 1983 à 1993, dans le cadre de la Strategic Computing Initiative, la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) développa l'autonomous Land Vehicle, premier UGV autonome capable d'évoluer tant sur route qu'en tout-terrain, à des vitesses compatibles avec une application militaire. Au milieu des années 1990, L'US Army et les Marines conduisirent le programme Gladiator pour étudier les possibilités d'un UGV de reconnaissance et d'acquisition de cible. Dix ans plus tard, de 2004 à 2008, un autre programme de la DARPA prit le relais sous le nom de Learning Applied to Ground Vehicle (LAGR), avec pour objectif d'accélérer les progrès effectués dans le domaine des véhicules terrestres tout-terrain autonomes, un effort particulier étant porté sur les technologies de perception comprenant capteurs et algorithmes. Jusqu'alors limitées, ces dernières ne permettaient pas d'autonomiser réellement un véhicule, qui pouvait se retrouver bloqué par un obstacle naturel ou artificiel situé sur sa route.
Les démineurs en précurseurs
Confrontés très tôt aux menaces d'engins explosifs improvisés et D'EFP (Explosively Formed Penetrator) avec les opérations en Irak et en Afghanistan, les démineurs ont été les premiers à s'intéresser aux UGV pour limiter au maximum les risques. Ceux de L'US Army et de L'US Navy sont dotés du Talon, un minichenillé fabriqué par Qinetiq North America et testé en 2000 en Bosnie, avant d'être acquis à grande échelle à partir de l'année suivante dans le cadre d'un contrat d'équipement à durée et quantité indéterminées. Long de 86,4 cm, le Talon est un châssis modulaire permettant d'adapter la charge utile à la mission. Les équipements incluent sept caméras pour donner une vision d'ensemble aux opérateurs, ainsi qu'une large gamme de capteurs pour la détection d'explosifs et la reconnaissance NRBC. Des lampes LED et des caméras thermiques ou infrarouges complètent les capacités d'observation.
Il dispose d'un bras articulé à 360° avec pince coupante, d'un micro et d'un haut-parleur. La charge utile maximale est de 45 kg, tandis qu'il peut tracter un objet non roulant pesant jusqu'à 77 kg, ou une remorque de 340 kg. Le bras peut soulever des objets pesant jusqu'à 9 kg. Il peut être dirigé à distance jusqu'à 800 m de son opérateur et transmettre des données par fibre optique jusqu'à 300 m. Sa vitesse maximale est de 8,37 km/h et il peut manoeuvrer à travers 38 cm de gravats ou de neige, grimper des pentes jusqu'à 43° et négocier des dévers de 45°. Le Talon SWORDS est une variante embarquant des armes légères telles qu'une mitrailleuse M-249 SAW, initialement développée pour l'infanterie et déployée à trois exemplaires en Irak avant l'abandon du projet. Le Seatalon est une variante destinée au déminage en eaux très peu profondes et dans la zone de déferlement, où les UGV pourraient soulager les Navy SEAL de certaines tâches. En 2004, plus de 20 000 missions avaient déjà été accomplies avec le Talon.
Construit par la Defence Research and Development Organisation, le Daksh est un UGV de fabrication à 90 % locale équipant les démineurs de l'armée indienne depuis 2011 à hauteur de 20 exemplaires. Doté d'un système à rayons X, il peut scanner un objet suspect, le manipuler avec son bras articulé et le désarmer à l'aide d'un waterjet. Il est également doté d'un fusil à pompe pour ouvrir les portes ainsi que de capteurs de mesure NRBC pour détecter
une contamination. Il peut être téléopéré jusqu'à une distance de 500 m, y compris hors de vue lorsqu'il évolue à l'intérieur d'un bâtiment. Le système complet inclut un blindé de commandement embarquant le Daksh, sa station de contrôle, les équipements de déminage et une équipe de six hommes, dont les démineurs.
Au Royaume-uni, le projet Minerva, lancé en septembre 2016, est entré dans sa phase de test en 2018 pour fournir à la British Army un parc D'UGV destinés aux missions NRBC. En France, la DGA conduit le programme SMINEX (Système Mobile d'intervention NEDEX) pour doter l'armée française d'un ensemble de matériels comprenant l'iguana E, un robot EOD construit par ECA Group. Une première tranche de 15 exemplaires est prévue, et pourrait être suivie d'autres commandes qui porteraient à 43 exemplaires la dotation des forces.
La stratégie américaine : priorité à la logistique
Depuis le début des années 2000, L'US Marine Corps utilise des UGV en appui des opérations amphibies. L'US Army s'en sert également pour L'ISR, l'acquisition de cibles et les missions de déminage. Aux États-unis, les drones terrestres actuels se répartissent en plusieurs catégories en fonction de leur masse : les plus imposants, au-delà de 15 t, comprennent les chars sans pilote tels que l'abrams Panther, le blindé du génie D7G et le bulldozer DEUCE, tous trois équipés du kit Standard Robotics System (SRS) permettant de téléopérer un véhicule classique. Seul l'abrams Panther est réellement en service opérationnel, avec six exemplaires déployés dans les Balkans et au Moyen-orient, le D7G et le DEUCE étant encore au stade de prototype.
La catégorie moyenne inclut des véhicules entre 1 t et 15 t : l'all Purpose Remote Transport System (ARTS) dont les équipements modulaires peuvent être adaptés à la mission et qui sert au soutien des opérations de combat, et le Mini Flail, un véhicule de déminage. Tous deux sont également des versions téléopérées de véhicules habités, contrairement aux UGV de moins de 1 t, qui ont tous été développés dès le départ pour être des drones terrestres et qui comptent deux catégories : les petits UGV, qui pèsent entre 500 kg et 1 t, et les UGV légers, de moins de 500 kg.
La DARPA et l'army Research Lab ont conduit des expérimentations pour tester la complémentarité entre drones aériens et drones terrestres. Un hélicoptère téléopéré peut ainsi éclairer le trajet d'une unité ou d'un convoi et les UGV peuvent utiliser les données transmises par les capteurs de L'UAV et définir un trajet détaillé leur permettant d'éviter les obstacles détectés depuis les airs. Pour l'avenir, L'US Army adopte une vision à long terme, la Robotics & Autonomous
System Strategy (RASS), dont les objectifs généraux à l'horizon 2040 sont de réduire le nombre de soldats exposés au danger, d'accroître le processus décisionnel en situation d'urgence et de conduire des missions impossibles à exécuter par des humains.
À l'heure actuelle, il s'agit d'améliorer le situational awareness et l'éclairage des axes, d'alléger les charges physique et cognitive du combattant et d'automatiser le ravitaillement des forces. À moyen terme, pour 2030, les trois précédents objectifs seront optimisés : des capacités de swarming permettront d'accroître encore plus le situational awareness, les combattants disposeront d'exosquelettes pour décupler leurs performances et les opérations logistiques deviendront entièrement automatisées, tandis que des UGV de combat (ou UCGV, pour Unmanned Combat Ground Vehicle) commenceront à être intégrés dans la manoeuvre interarmes. À long terme, la reconnaissance aéroterrestre
deviendra persistante avec une coopération avancée des UAV et UGV, la logistique aérienne sera autonome et la manoeuvre intégrera des capacités de recherche et de destruction de cibles dans la profondeur du dispositif adverse, en autonomie et en maximisant les effets produits par l'interopérabilité entre unités inhabitées et unités humaines.
La stratégie américaine se focalise pour l'instant sur le soutien du combattant à travers la logistique et L'ISR terrestre, pour réduire peu à peu le taux de pertes des tringlots américains. De cette manière, la RASS laisse du temps à l'industrie pour développer et perfectionner l'intelligence artificielle, qui occupe une place de premier plan dans la vision américaine où l'autonomisation est l'une des clés. Les UCGV n'arrivent qu'au second plan dans les priorités de L'US Army et de L'USMC. General Dynamics Land Systems propose le MAARS, un UCGV léger dont la conception répond à un cahier des charges de L'USSOCOM. Il est doté d'une gamme d'armements létaux (mitrailleuse de 7,62 mm, lancegrenades de 40 mm) et non létaux (grenades sublétales, laser et système de dissuasion sonore). La gamme MUTT (Multipurpose Unmanned Tactical Transport) comprend trois mules mécaniques (4 × 4, 6 × 6 et 8 × 8). Le plus petit peut transporter les sacs d'une équipe de quatre hommes à une vitesse comprise entre 4 et 8 km/h. Bien qu'ils soient destinés au soutien, les MUTT sont tout de même armés d'une mitrailleuse M-240L.
Le programme SMET
Lors de l'exercice « Mountain Peak 2018», la 10th Mountain Division a testé trois UGV dans le cadre du programme SMET (Squad Multipurpose Equipment Transport) destiné à produire la future mule mécanique de L'US Army : le Punisher, un chenillé léger développé par Howe & Howe, le Global Hunter WOLF (Wheeled Offload Logistics Follower) construit par HDT et le Polaris MRZR-X qui est un minibuggy déjà utilisé par les forces spéciales. Ce dernier est par ailleurs le seul des trois à offrir la double capacité de pilotage habité/pilotage à distance. Le cahier des charges du programme SMET définit un UGV tout-terrain capable de transporter 450 kg de charge utile sur une distance de 100 km sans ravitaillement (essence ou recharge de batteries) pendant 72 h. Il inclut un générateur électrique pour alimenter une gamme complète d'équipements électroniques embarqués et recharger ceux portés par les combattants (capteurs, transmissions, navigation, guerre électronique). Le pilotage doit pouvoir se faire à distance depuis une installation hors de la zone de combat ou en débarqué par les fantassins grâce à une station de pilotage portable, qui doit être rangée dans L'UGV et accessible en permanence.
Le véhicule doit également offrir une capacité de suivi : lorsque le groupe de combat progresse, L'UGV peut le suivre automatiquement en respectant en permanence une distance de sécurité pour rester en arrière des soldats. La charge utile désirée correspond aux besoins d'un groupe de combat d'infanterie légère lors d'une mission à longue portée, soit neuf sacs individuels, six cartons de rations de combat et quatre jerrycans d'eau. Un autre rôle envisagé par les fantassins est d'utiliser L'UGV comme relais radio lorsqu'une position idéale de transmission se situe en zone dangereuse. Le Punisher est dérivé du RS2-H1, qui est un chenillé armé d'une mitrailleuse M-2HB de 12,7 mm montée sur un tourelleau téléopéré, disposant en outre d'équipements de déminage. Le Hunter WOLF a également servi de démonstrateur avec ce type d'arme. D'autres systèmes tels que le missile antichar FGM-148 Javelin ou le lance-grenades automatique Mk47 de 40 mm pourraient être montés sur ces UGV, de même que des lanceurs pour drones aériens de petite taille ou des munitions persistantes (1).
Ces UGV semblent probants pour des opérations à échelle réduite, mais leur déploiement à plus grande échelle soulève de nouveaux questionnements : le cahier des charges basé sur une autonomie de trois jours est d'ores et déjà inadapté au contrat opérationnel de L'US Army, qui souhaite pouvoir déployer des unités de niveau brigade durant au moins une semaine sans réapprovisionnement.
L’approche russe
Si l'armée russe cherche à intégrer des UGV dans ses forces pour réduire elle aussi son taux de pertes humaines, sa stratégie diffère en plusieurs points de la RASS américaine : les Russes se focalisent en premier lieu sur les UGV de combat, dans une optique largement inspirée de leurs engagements en Tchétchénie. L'approche russe s'envisage à plus court terme et n'inclut pas de prime abord l'intelligence artificielle ni l'autonomie des UGV, toutes leurs recherches se concentrant sur des véhicules opérés à distance, dans un contexte de conflit de basse intensité face à un adversaire asymétrique adoptant des tactiques de guérilla. Modulaires et adaptables en fonction de la mission, leurs futurs UGV devront ouvrir la voie en avant de la force et traiter des cibles en étant appuyés par les unités conventionnelles. Ils sont développés en particulier pour les ouvertures de théâtre, les manoeuvres de percée et les opérations urbaines, phases délicates qui occasionnent les taux de pertes les plus élevés.
La Russie projette à l'horizon 2030 d'équiper 30 % de sa force de combat terrestre avec des UCGV. Un véhicule en particulier est en développement pour le combat interarmes, la reconnaissance armée et le contreterrorisme : l'uran-9, à l'étude depuis 2015 et testé en 2018 par l'armée russe en Syrie lors de missions de déminage et de protection de la force. Long de 5,12 m et large de 2,53 m pour une hauteur de 2,50 m, l'uran-9 est un chenillé de la catégorie des 10 t, armé d'un canon Shipunov 2A72 de 30 mm, d'une mitrailleuse coaxiale PKT de 7,62 mm, de quatre missiles antichars 9M12-1 Ataka et de six roquettes incendiaires Shmel-m. Les missiles antichars peuvent être remplacés par des missiles sol-air Igla. L'uran-9 peut être téléopéré jusqu'à une distance de 3 km, soit par une station de contrôle mobile installée à l'intérieur d'un autre blindé, soit par une station légère transportable à pied. Il offre une protection balistique contre les armes légères d'infanterie et les éclats d'obus, et ses systèmes embarqués (détection d'acquisition laser, identification et suivi de cible, capteurs optiques diurne et nocturne) permettent de détecter un véhicule jusqu'à 6 000 m et un combattant débarqué jusqu'à 3 000 m. Il peut progresser sur route jusqu'à 35 km/h.
L'expérimentation conduite en Syrie avec l'uran-9 est pour l'instant considérée comme un échec, car elle s'est révélée peu probante d'un point de vue opérationnel (perte totale de contrôle d'un Uran-9 durant 15 minutes lors d'une mission) ; elle constitue cependant un premier pas vers un second déploiement qui, précédé de progrès importants dans les domaines du guidage et des communications, a de fortes chances d'être un succès. Plus imposant, le Vikhr est dérivé du véhicule d'infanterie BMP-3 et affiche une masse de 14,7 t. Il est prioritairement destiné à des missions de reconnaissance armée avec une capacité antichar et antiaérienne. Puisqu'il affiche les mêmes performances en mobilité que le BMP-3, son intégration devrait s'en trouver facilitée d'autant. La tourelle, plus petite que l'originale, est dotée d'un canon 2A72 de 30 mm, d'une mitrailleuse coaxiale en 7,62 mm et de six missiles antichars Kornet-m. Le Prokhod-1, lui aussi dérivé du BMP-3, est un UGV de déminage équipé d'un fléau TMT-C et armé d'une mitrailleuse de 12,7 mm.
En sécurité sur base, l'armée russe utilise depuis 2014 le Taifun-m, un chenillé léger doté d'une mitrailleuse, dont le rôle est d'effectuer des missions de reconnaissance armée et de fournir un appui-feu aux unités de protection des sites de lancement des missiles intercontinentaux RS-24 Yars et SS-27 Topol-m. Si le Taifun-m est actuellement téléopéré, il a été conçu pour devenir autonome dans les années à venir avec l'implémentation d'une intelligence artificielle actuellement en développement.
D'autres conversions de véhicules existants, ayant par ailleurs fait leurs preuves en Tchétchénie, sont aussi en développement, notamment le char T-72B3 et l'armata, armés de roquettes thermobariques, canons et mitrailleuses. Le Krymsk est un drone de combat d'infanterie dérivé du BTR-90 permettant d'embarquer des fantassins qui peuvent progresser sous appui et protection téléopérés.