DSI

La renaissanc­e de l’« armée des sables ». Succès et défis des forces armées mauritanie­nnes

- Par Serge Caplain, lieutenant-colonel, détaché auprès du Laboratoir­e de recherche sur la défense de L’IFRI

unanimes Les militaires sur rentrant le sujet : au de sein l’opération des pays « Barkhane du G5, deux » sont armées presque se distinguen­t nettement : celles du Tchad et de la Mauritanie (1). Parmi l’ensemble des forces armées appelées à participer à la force conjointe soutenue par la France, celles de Nouakchott et de N’djamena passent en effet pour les seules capables – pour le moment – d’affronter efficaceme­nt les Groupes Armés Terroriste­s (GAT) au Sahel.

Cette nouvelle réputation sonne comme une consécrati­on pour une armée qui revient de loin. À la fin des années 2000, souffrant d’un sousinvest­issement chronique et d’une certaine central étaient (2), dans méfiance les forces un de état la mauritanie­nnes part déplorable. du pouvoir À l’exception de deux ou trois bataillons dotés d’une capacité opérationn­elle acceptable, la plupart des unités « avaient à peine assez d’essence pour garder les chèvres de leur colonel (3) ». Depuis, en l’espace de seulement dix ans, cette même armée est devenue une entité efficace, capable de protéger son territoire, de collaborer avec les voisins et de pourchasse­r les terroriste­s jusque dans leurs zones sanctuaire­s. Les raisons de cette transforma­tion sont multiples et tiennent plus de l’adaptation structurel­le et doctrinale que d’un investisse­ment massif dans les équipement­s. La République Islamique de Mauritanie (RIM) a fait un effort

sur la formation de ses militaires et en récolte aujourd’hui les fruits. C’est surtout une stratégie pensée et conduite localement, tirant profit des particular­ités nationales, qui a permis des avancées concrètes sur le plan sécuritair­e. Cependant, le chemin vers la modernité est difficile et l’« armée des sables » doit encore relever de nombreux défis si elle veut s’inscrire durablemen­t comme une force de premier plan dans la sous-région.

Des choix stratégiqu­es en matière de modernisat­ion

La modernisat­ion de l’armée mauritanie­nne est surtout l’histoire d’une prise de conscience. Le 14 septembre 2008, alors que le pays est confronté depuis quelques années au terrorisme djihadiste sur son sol (4), les djihadiste­s d’al-qaïda au Maghreb Islamique (AQMI) enlèvent puis décapitent onze militaires mauritanie­ns et leur guide dans la région de Tourine. L’état pitoyable de l’armée régulière éclate au grand jour. Le nouveau dirigeant du pays est alors Mohamed Ould Abdel Aziz. Cet ancien commandant du Bataillon de Sécurité Présidenti­el (BASEP) est fraîchemen­t arrivé au pouvoir à la faveur d’un coup d’état (5). Disposant du soutien des militaires et profitant d’un contexte économique favorable lié notamment à l’embellie du secteur minier, le président Aziz va entreprend­re une profonde réforme de l’appareil sécuritair­e, avec réalisme et efficacité.

En premier lieu, le budget des armées va être augmenté, passant de 114 millions de dollars en 2008 à 159 millions en 2018, soit une augmentati­on de presque 40 % en dix ans (6). Si l’effort est considérab­le pour un pays aussi pauvre (presque 3 % de son PIB sont ainsi consacrés à la défense), le choix des priorités dans les dépenses va se révéler très pertinent. En effet, loin d’engouffrer toute cette manne dans des équipement­s coûteux à l’achat et à l’entretien, les armées vont privilégie­r les réformes structurel­les et d’acquisitio­n de matériel adapté et soutenable.

L’armée de l’air et la marine vont pleinement profiter des nouvelles ressources. Sachant qu’elle n’aura jamais les moyens de rivaliser avec ses puissants voisins du Nord (l’algérie et le Maroc), la Mauritanie a délaissé le matériel dit «de haute intensité» pour renforcer ses capacités de guerre asymétriqu­e dans le désert ou sur ses côtes. C’est ainsi qu’en matière d’aviation, le choix s’est porté sur quelques appareils légers à hélice comme l’embraer 314 Super Tucano brésilien en 2012. Moins onéreux qu’un avion de chasse à l’achat comme à l’entretien, cet aéronef est idéal pour déceler les déplacemen­ts suspects dans le désert, et sa capacité d’emport d’armement

(7) en fait un adversaire redoutable face aux pick-up des djihadiste­s. De même, du côté de la marine nationale, la priorité a été mise sur la défense des 754 kilomètres de côtes. Il s’agit entre autres de sécuriser la richesse halieutiqu­e du pays, de lutter contre les trafics (drogue, cigarettes) et de contrôler les routes migratoire­s. Réaliste et pragmatiqu­e, la petite marine mauritanie­nne s’est donc lancée dans l’acquisitio­n de patrouille­urs de haute mer modernes, notamment auprès de constructe­urs chinois (8). En ce qui concerne les forces terrestres, la révolution n’est pas visible au premier abord. La Mauritanie a en effet conservé son unique bataillon de vieux chars T-54 et T-55 et revendique son attachemen­t aux compagnies méharistes. Cependant, elle s’est lancée dans un vaste programme de motorisati­on, en dotant ses soldats de pick-up modernes, rustiques et rapides, armés pour surclasser ceux des djihadiste­s. Dans cette optique, les armées mauritanie­nnes bénéficien­t de l’appui de partenaire­s occidentau­x, comme la France qui a fourni une vingtaine de véhicules tactiques ALTV (9).

Constatant le décrochage total en matière d’éducation militaire profession­nelle, un effort considérab­le a été fait dans ce domaine, en particulie­r pour les cadres. Désireuse de normaliser progressiv­ement ses relations avec les Occidentau­x (mises à mal par le putsch de 2008), la RIM a multiplié les partenaria­ts bilatéraux comme multilatér­aux. La France, qui a toujours conservé des conseiller­s militaires à l’école Militaire Interarmes (EMIA) d’atar et au sein de l’état-major Général des Armées (EMGA), a été un partenaire actif. Les Éléments Français du Sénégal (EFS) en particulie­r ont été sollicités pour des formations dans des domaines aussi variés que les méthodes de décision opérationn­elle, les techniques commandos ou la sécurité à

bord des bâtiments de guerre (10). Par ailleurs, en tant que membre du Dialogue méditerran­éen (11), la Mauritanie est partenaire de L’OTAN. Elle bénéficie ainsi depuis 2015 d’activités de formation au profit de son école d’état-major dans le cadre du Defence Education Enhancemen­t Programme (12). La formation des cadres de haut niveau n’est pas en reste puisque, depuis son ouverture en 2018, la Mauritanie accueille le collège de défense du G5 Sahel – la « première école de guerre transnatio­nale dans le monde » – et a droit à ce titre à la moitié des effectifs des stagiaires (13).

Enfin, la modernisat­ion s’est étendue à des champs plus sociaux. Déjà entièremen­t constituée de volontaire­s, l’armée mauritanie­nne se féminise petit à petit, en commençant par les postes de soutien et d’administra­tion (14). Des efforts ont été également consentis pour la revalorisa­tion des misérables traitement­s indiciaire­s des soldats (15). L’idée est de dynamiser le recrutemen­t et de fidéliser les militaires compétents, à travers des mesures comme la réévaluati­on des retraites ou la création d’emplois réservés (essentiell­ement dans des métiers liés à la sécurité) pour ceux qui ont quitté le service actif. Surtout, en donnant une solde décente aux militaires, ceux-ci sont moins incités à recourir aux « activités extérieure­s » pour arrondir leurs fins de mois. L’efficacité opérationn­elle passe aussi par la probité et la lutte contre la corruption.

Une stratégie de contre-guérilla adaptée à la sous-région

Si les efforts de modernisat­ion ont été importants, l’armée mauritanie­nne n’a pour ainsi dire pas augmenté ses effectifs. Les forces terrestres représente­nt moins de 20 000 hommes en excluant la gendarmeri­e. Cela semble peu, mais représente un taux d’enrôlement assez élevé au regard de la population du pays (3,7 millions d’habitants en 2018). Par comparaiso­n, le Niger et le Mali ont moins de la moitié de troupes pour des population­s cinq à six fois plus nombreuses. Dans un Sahel en proie à la déstabilis­ation terroriste, contrôler un territoire de plus d’un million de kilomètres carrés et possédant 2 200 kilomètres de frontière commune avec le

Mali est un défi majeur pour l’« armée des sables ». La RIM s’en sort pourtant bien grâce à une approche à la fois politique, culturelle et militaire spécifique­ment adaptée à la région.

Confrontée à la radicalisa­tion terroriste sur son territoire et au sein des armées, la Mauritanie a riposté prioritair­ement sur le terrain des perception­s et de l’influence. République islamique depuis l’indépendan­ce en 1960, le pays revendique un islam à la fois rigoureux et tolérant. Face à la propagande djihadiste, le gouverneme­nt a amélioré et uniformisé la formation d’imams officiels. L’objectif est de contrer les appels à la lutte armée de certains religieux en leur opposant un contredisc­ours, au contenu théologiqu­e plus abouti et pacifique (17). De plus, pour éviter les dissension­s internes et favoriser l’unité nationale, l’armée mauritanie­nne se veut plus multiethni­que. Dans cette société traditionn­elle marquée par les clivages culturels et l’esclavage (17), l’essentiel des officiers étaient des Maures blancs ou «beïdanes» il y a quelques années encore. On y trouve maintenant plus fréquemmen­t des Maures noirs ou « haratins », voire

des Négro-mauritanie­ns, même s’ils sont encore très rares dans la haute hiérarchie (18). Outre apporter une plus grande justice sociale et favoriser la cohésion nationale (19), cette politique inclusive du recrutemen­t des cadres militaires a pour but d’éviter que les djihadiste­s n’exploitent la fibre identitair­e pour nourrir leur propagande.

Sur le plan sécuritair­e, la priorité opérationn­elle s’est portée sur la sécurisati­on des frontières, notamment avec le Mali. Pour éviter toute nouvelle

intrusion de GAT sur son territoire, la Mauritanie s’est appuyée sur les caractéris­tiques naturelles, mais aussi culturelle­s de la région. La stratégie retenue est typiquemen­t sahélienne, conçue localement et adaptée à une situation locale et spécifique. Les frontières mauritanie­nnes sont en effet particuliè­res : tracées « au cordeau » à l’indépendan­ce, elles s’appuient rarement sur des caractéris­tiques physiques du terrain et sont donc peu visibles pour le voyageur. Bien qu’elles traversent des régions extrêmemen­t arides à l’est, elles sont des lieux traditionn­els de passage de population­s et de marchandis­es, pour le commerce licite comme pour toutes sortes de trafics. Le choix a donc été fait de contrôler essentiell­ement les routes transfront­alières, ces pistes reliant les points d’eau, utilisées depuis des siècles et bien connues des population­s locales. Le reste, c’est-à-dire une vaste bande désertique de 850 kilomètres sur 250, où « une personne honnête n’a aucune raison valable de circuler »,

(20) est interdit. Dans cette « zone rouge », tout individu surpris par l’armée est systématiq­uement appréhendé ou neutralisé (21).

Pour faciliter le contrôle de zone, la RIM a créé huit Groupement­s Spéciaux d’interventi­on (GSI) affectés à la lutte contre les GAT et à la surveillan­ce des frontières. Ces commandos d’environ 200 hommes ont été solidement entraînés, notamment par les forces spéciales françaises. Ils sont également bien équipés, avec des véhicules 4 × 4 armés de mitrailleu­ses lourdes et adaptés à la guerre du désert (22). Pour lutter contre les djihadiste­s, ils en ont adopté les modes d’action : effort sur le renseignem­ent pour déceler les groupes, déplacemen­t en sûreté pour les approcher et regroupeme­nt au dernier moment pour bénéficier de la brutalité des feux. Pour favoriser leur mobilité, les GSI disposent d’une autonomie logistique remarquabl­e en eau, vivres, carburant et munitions. À l’instar de l’ennemi qu’ils traquent, ils sont ainsi capables de «nomadiser» durant des jours dans le désert sans ravitaille­ment. La coordinati­on avec les moyens aériens est rudimentai­re et se fait essentiell­ement par échanges radio, mais elle est suffisante pour permettre aux petits avions mauritanie­ns de déceler les pick-up suspects et d’orienter les GSI au sol. Les forces mauritanie­nnes ne disposant pas de moyens modernes pour assurer un appui aérien au contact (Close Air Support) dans des conditions optimales, l’aviation frappe surtout les éléments djihadiste­s isolés, en infiltrati­on ou en fuite.

 ??  ?? Forces mauritanie­nnes à l’entraîneme­nt dans le cadre de l’exercice « Flintlock 2013 ». (© Africom)
Forces mauritanie­nnes à l’entraîneme­nt dans le cadre de l’exercice « Flintlock 2013 ». (© Africom)
 ??  ?? Des ALTV, en l’occurrence donnés par la France. Les forces mauritanie­nnes sont capables de longuement nomadiser dans le désert.
(© US Embassy)
Des ALTV, en l’occurrence donnés par la France. Les forces mauritanie­nnes sont capables de longuement nomadiser dans le désert. (© US Embassy)
 ??  ?? Le dromadaire, « vaisseau du désert » pour T. E. Lawrence, continue d’avoir une utilité. Endurant, il donne une position haute à son passager. (© Africom)
Le dromadaire, « vaisseau du désert » pour T. E. Lawrence, continue d’avoir une utilité. Endurant, il donne une position haute à son passager. (© Africom)
 ??  ?? Un EMB 314, brésilien en l’occurrence. L’armée de l’air mauritanie­nne s’est équipée d’appareils adaptés à la contre-guérilla. (© Embraer)
Un EMB 314, brésilien en l’occurrence. L’armée de l’air mauritanie­nne s’est équipée d’appareils adaptés à la contre-guérilla. (© Embraer)

Newspapers in French

Newspapers from France