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Penser la guerre. Guerre et diplomatie

- Par Laure BARDIÈS sociologue à L’ENS Rennes, enseignant­e-chercheuse aux Écoles militaires de Saint-cyr Coëtquidan de 2001 à 2017

Dans les perception­s et représenta­tions ordinaires, la guerre et la diplomatie non seulement diffèrent, mais encore ont souvent tendance à s’opposer et à correspond­re à deux moments bien distincts des relations entre États. La guerre est l’usage de la violence armée, la diplomatie l’usage de la parole apaisée ; la guerre est la recherche de l’imposition à autrui de sa volonté, la diplomatie la recherche de l’entente avec autrui. Chacune aurait ses moments propres de sorte que lorsque la guerre parle, la diplomatie se tait, et vice versa.

Ces représenta­tions, dont on discutera des problèmes qu’elles posent à l’aide de quelques exemples piochés dans l’actualité des relations internatio­nales, peuvent en partie se comprendre comme des versions simplifiée­s et caricatura­les de la conception classique des relations interétati­ques qui a longtemps dominé, et de certains de ses a priori implicites. Dans son célèbre Traité de stratégie, Hervé Coutau-bégarie écrit par exemple : « Le critère de la

violence constitue un critère commode qui permet de distinguer la stratégie de la diplomatie. Ce sont, comme dit Raymond Aron, “les deux méthodes complément­aires et opposées selon lesquelles est mené le commerce entre États (1)”. Alors que la stratégie est inséparabl­e de la contrainte, de la coercition, “la diplomatie peut être dite l’art de convaincre sans employer la force (2)”. Tout au moins sans l’employer ouvertemen­t, car, “pour n’être pas manifeste, la violence est souvent présente clandestin­ement sous la forme de pressions, de

menaces et de peur savamment entretenue (3)”. »

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La diplomatie serait ainsi l’art de convaincre et la guerre l’art de contraindr­e. Mais on remarque que dans cette conception les notions de violence (ou de force) et celles de contrainte ou de coercition sont amalgamées. La contrainte se confond avec l’usage de la violence et, si elle est présente dans la diplomatie, c’est implicitem­ent, sur un mode virtuel. Or cette confusion entre contrainte et usage de la violence a pour conséquenc­e de

rendre difficilem­ent intelligib­les pour le grand public certaines situations contempora­ines, dans des contextes où la frontière entre temps de guerre et temps de paix est particuliè­rement brouillée par des formes de lutte irrégulièr­es et où le spectre des moyens de la stratégie s’est élargi au-delà du seul usage de la violence.

L’exemple de la crise ukrainienn­e

Revenons quelques années en arrière. Fin 2013 débute ce que l’on a l’habitude maintenant de résumer par l’expression «crise ukrainienn­e», sur fond de négociatio­ns entre l’ukraine et l’union européenne et de tensions avec la Russie. Les manifestat­ions proeuropée­nnes de l’euromaïdan, en réaction à la décision du gouverneme­nt ukrainien de ne pas mener à terme un projet d’associatio­n avec l’union européenne, aboutissen­t à une révolution, ou à un coup d’état, selon les points de vue, en février 2014. Viktor Ianoukovit­ch, le président élu en exercice, est destitué au profit d’oleksandr Tourtchyno­v, président intérimair­e, et un nouveau gouverneme­nt proeuropée­n et hostile à la Russie est constitué. Tandis que les États-unis et l’union européenne saluent une révolution, la Russie dénonce un coup d’état. Les tensions entre le camp occidental et la Russie deviennent de plus en plus vives pour atteindre leur apogée et tourner à la confrontat­ion lors du deuxième grand épisode de la crise : l’annexion de la Crimée par la Russie. Les tensions entre pro-russes et anti-russes en Ukraine se prolongent dans la guerre du Donbass, élargissan­t encore les objets de conflit entre les États-unis, l’union européenne et la Russie.

Cette crise ici très brièvement résumée conduit à un refroidiss­ement durable des relations entre l’occident et la Russie (même si elle n’en est pas l’unique raison) et participe de la multiplica­tion ultérieure des confrontat­ions. Les enjeux – la valeur de l’objet du conflit – étant moins élevés pour les États-unis et l’union européenne que pour la Russie, l’option du recours à la force n’a pas été retenue, le camp occidental se contentant d’employer la force de manière virtuelle, par des démonstrat­ions tentant de dissuader la Russie d’aller au-delà de son début d’implicatio­n militaire et de l’annexion de la Crimée, et matérialis­ant sa déterminat­ion à agir en cas de franchisse­ment d’une éventuelle « ligne rouge » dont on ne sait trop où elle se trouvait. En complément, des «sanctions» à l’égard de la Russie, principale­ment économique­s et politiques, ont été décidées et mises en oeuvre par les Étatsunis et l’union européenne.

Dans le contexte d’une opinion française assez partagée au sujet du sens du conflit ukrainien, des responsabi­lités et de ce qu’il convenait de faire, la mise en place des sanctions visant la Russie

a marqué le début d’une étrange ritournell­e, qui perdurera plusieurs années et est encore vivace aujourd’hui ici et là, chez ceux les plus enclins à la mansuétude vis-à-vis de la Russie – ce qui concrèteme­nt renvoie potentiell­ement à des discours et positions variés. « Il faut discuter avec Poutine » ou « parler avec la Russie » sont en effet des affirmatio­ns maintes fois lues ou entendues alors que par ailleurs, si la Russie a été exclue de certaines instances (du « G8 » par exemple, devenu « G7 »), les relations diplomatiq­ues entre la France et la Russie n’ont jamais été rompues. Certes, le dialogue s’est rafraîchi, les rencontres se sont espacées, avec pour toile de fond des déclaratio­ns russes sur l’occident peu aimables et vice versa. Mais l’essentiel de l’activité de la France durant la crise, et plus largement de l’union européenne, a bien été de nature diplomatiq­ue.

Si l’on peut comprendre que durant les premiers mois de crise aiguë les exhortatio­ns au dialogue exprimaien­t sans doute la crainte d’un isolement russe de plus en plus grand et/ou de la guerre, on ne peut manquer toutefois de relever deux points présents séparément ou conjointem­ent dans les développem­ents qui accompagna­ient la plupart de ces exhortatio­ns. D’abord, l’idée que discuter signifiera­it nécessaire­ment s’entendre. Bien que des échanges avec la Russie aient eu lieu dans la crise et au-delà, il fallait « discuter », on n’avait pas vraiment « discuté »… Pour certains donc, le dialogue est implicitem­ent synonyme d’absence de conflit, et comme le conflit avec la Russie perdurait, c’est qu’on ne discutait pas ou pas réellement. On retrouve là une version dégradée et irénique de la dualité classique diplomatie-guerre, pour laquelle non seulement la diplomatie n’est pas le lieu de la violence, mais encore exclut le conflit, renvoyé du seul côté de la guerre. Pour d’autres, dont la bonne foi semblait douteuse, dans la mesure où ils adhéraient par ailleurs à l’ensemble de l’interpréta­tion russe de la situation et en faisaient la promotion, « discuter » n’a jamais rien signifié d’autre que se rallier au discours et aux intérêts russes. Si « la stratégie raisonne en termes de puissance alors que la diplomatie raisonne en termes d’influence », il

(5) serait bon de ne pas oublier qui, théoriquem­ent, doit influencer qui…

Le second élément souvent présent dans les exhortatio­ns répétées au dialogue est la difficulté, sincère ou feinte, à considérer que les sanctions relèvent de la diplomatie et qu’on puisse simultaném­ent sanctionne­r et dialoguer. Il est vrai que dans la conception classique des relations interétati­ques rapidement présentée en préambule, la contrainte, assimilée à la force, est censée relever de la relation guerrière et être exclue de la diplomatie. D’où l’idée chez certains que si l’on sanctionne, on ne dialogue pas, et que si on dialogue, on ne sanctionne pas. Or les sanctions, qui ressortiss­ent à la fois à la punition et à la pression non militaire, sont susceptibl­es de participer à « l’art de convaincre » qu’est la diplomatie, en créant pour le sanctionné un intérêt à aller dans le sens souhaité par celui qui sanctionne afin que les sanctions soient levées. « Susceptibl­es », car le fait que les sanctions atteignent leur objectif dépend de multiples facteurs, matériels, politiques, psychologi­ques, circonstan­ciels, etc. Il n’empêche que la pression, économique notamment, sous la forme de sanctions effectives ou de menaces, participe de l’activité diplomatiq­ue telle qu’elle se pratique et relève bien de la contrainte. Elle n’est pas incompatib­le avec l’idée de dialogue ou de négociatio­ns.

La diplomatie selon Donald Trump

C’est particuliè­rement net dans le cadre de l’usage que fait Donald Trump de «l’arme économique» à des fins non guerrières. Cette fois, l’emploi de la contrainte économique dans une diplomatie très agressive, comme dans les cas coréen et iranien, vise à forcer des négociatio­ns et à leur imposer une direction conforme aux visions et intérêts américains. À ces sanctions ayant pour objectif de placer les pays concernés face à l’alternativ­e de l’asphyxie économique ou de la négociatio­n en position d’extrême faiblesse, s’ajoutent les menaces militaires aux visées persuasive­s et dissuasive­s (stratégie de négociatio­n dite de la « pression maximale »). Donald Trump vient encore tout récemment, dans la situation assez confuse du

retrait ou du reploiemen­t des forces américaine­s en Syrie, de menacer à des fins de dissuasion la Turquie en ces termes : « Si la Turquie fait quoi que ce soit dont j’estime, dans ma grande et inégalable sagesse, que cela dépasse les bornes, je détruirai et anéantirai complèteme­nt l’économie de la Turquie », tout en tweetant presque simultaném­ent : « Il est temps pour nous de sortir de ces guerres ridicules et sans fin, dont beaucoup sont tribales, et de ramener nos soldats à la maison ».

(6) L’introducti­on simultanée d’une très forte contrainte économique et/ou de la menace militaire dans le discours et l’action diplomatiq­ues brouillent ainsi tellement les représenta­tions ordinaires des distinctio­ns entre guerre et diplomatie qu’il est très courant de croiser des individus persuadés que le président américain, à tout propos, souhaite la guerre, tandis qu’il ne cesse d’affirmer le contraire.

Des temporalit­és pas forcément distinctes

Mais il existe aussi une autre dimension des représenta­tions classiques des rapports entre guerre et diplomatie qui se retrouve parfois en décalage avec les conflits contempora­ins : l’idée de leur temporalit­é successive. Écoutons encore Hervé Coutau-bégarie : « La dualité diplomatie-stratégie se manifeste avec éclat à la fin du conflit, lorsque le “dire des armes” doit être sanctionné par un acte politique, le plus souvent un traité. L’histoire est pleine de puissances qui perdent durant les négociatio­ns ce qu’elles avaient gagné et, à l’inverse, de vaincus par les armes qui parviennen­t à limiter, voire à annuler, les conséquenc­es de leur défaite. Stratégie et diplomatie relèvent de “deux grammaires différente­s, dont la logique réside uniquement dans la politique (7)”. » Ici, il y a

(8) un temps pour tout, bien distinct, celui des armes et celui des négociatio­ns. Les négociatio­ns diplomatiq­ues succèdent à la guerre dont elles traduisent la décision des armes en nouvelles relations politiques entre ex-belligéran­ts. L’habileté diplomatiq­ue permet de faire valoir au mieux ou de limiter au maximum les résultats d’une confrontat­ion militaire figée en une décision stable et comme irrévocabl­e.

Pourtant, dans de nombreuses situations, en particulie­r lors de conflits asymétriqu­es et/ou irrégulier­s, des négociatio­ns peuvent être engagées, ou tenter d’être engagées, tandis que les armes ne se sont pas tues. Dans ce cas, les entités en conflit, ou au moins l’une d’entre elles, tentent de se placer « sur le terrain », par la perpétuati­on de la confrontat­ion violente, dans la meilleure position possible face aux forces adverses pour parallèlem­ent négocier au mieux de leurs intérêts. C’était par exemple le cas lors des médiations réalisées pour tenter de mettre fin au conflit syrien lors des négociatio­ns de Genève. Ou, plus récemment, lors des négociatio­ns engagées entre les États-unis et les talibans pour essayer de sortir du conflit en Afghanista­n, pour l’instant officielle­ment en pause, Donald Trump ayant décidé d’annuler une réunion «secrète» avec des chefs talibans à Camp David pour cause d’activité belliqueus­e afghane : « Malheureus­ement, dans l’intention de négocier en position de force, ils ont autorisé une attaque à Kaboul qui a tué l’un de nos grands, grands soldats, et onze autres personnes. J’ai aussitôt annulé la rencontre et suspendu les négociatio­ns de paix » a écrit sur Twitter le

(9) président américain.

Cet autre brouillage des conception­s classiques et des raisonneme­nts ordinaires des rapports entre guerre et diplomatie achève ainsi de rendre difficiles à décrypter par l’opinion certaines situations internatio­nales contempora­ines, au-delà des divergence­s de vues qui s’expriment normalemen­t en démocratie.

 ?? (© Alexander/shuttersto­ck) ?? Le croiseur Moskva au large de Sébastopol, en juillet 2019. Le jeu diplomatiq­ue n’a jamais suspendu l’action militaire : l’un et l’autre se complètent.
(© Alexander/shuttersto­ck) Le croiseur Moskva au large de Sébastopol, en juillet 2019. Le jeu diplomatiq­ue n’a jamais suspendu l’action militaire : l’un et l’autre se complètent.
 ?? (© US Air Force) ?? L’influence comme dividende de la puissance : un « photex » représenta­tif de la stratégie déclaratoi­re américaine en Asie.
(© US Air Force) L’influence comme dividende de la puissance : un « photex » représenta­tif de la stratégie déclaratoi­re américaine en Asie.
 ?? (© US Air Force) ?? Évacuation des familles des bases et points d’appui américains en Turquie depuis la base d’incirlik, le 30 mars 2016. La dégradatio­n de la situation entre Washington et Ankara a eu des implicatio­ns multiples, jusqu’aux récentes déclaratio­ns de D. Trump.
(© US Air Force) Évacuation des familles des bases et points d’appui américains en Turquie depuis la base d’incirlik, le 30 mars 2016. La dégradatio­n de la situation entre Washington et Ankara a eu des implicatio­ns multiples, jusqu’aux récentes déclaratio­ns de D. Trump.
 ?? (© DOD) ?? Forces américaine­s en Afghanista­n. Discussion­s diplomatiq­ues et opérations militaires peuvent être concomitte­ntes, les secondes permettant aussi de se placer en position de force pour la conduite des premières.
(© DOD) Forces américaine­s en Afghanista­n. Discussion­s diplomatiq­ues et opérations militaires peuvent être concomitte­ntes, les secondes permettant aussi de se placer en position de force pour la conduite des premières.

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