Penser la guerre. Guerre et diplomatie
Dans les perceptions et représentations ordinaires, la guerre et la diplomatie non seulement diffèrent, mais encore ont souvent tendance à s’opposer et à correspondre à deux moments bien distincts des relations entre États. La guerre est l’usage de la violence armée, la diplomatie l’usage de la parole apaisée ; la guerre est la recherche de l’imposition à autrui de sa volonté, la diplomatie la recherche de l’entente avec autrui. Chacune aurait ses moments propres de sorte que lorsque la guerre parle, la diplomatie se tait, et vice versa.
Ces représentations, dont on discutera des problèmes qu’elles posent à l’aide de quelques exemples piochés dans l’actualité des relations internationales, peuvent en partie se comprendre comme des versions simplifiées et caricaturales de la conception classique des relations interétatiques qui a longtemps dominé, et de certains de ses a priori implicites. Dans son célèbre Traité de stratégie, Hervé Coutau-bégarie écrit par exemple : « Le critère de la
violence constitue un critère commode qui permet de distinguer la stratégie de la diplomatie. Ce sont, comme dit Raymond Aron, “les deux méthodes complémentaires et opposées selon lesquelles est mené le commerce entre États (1)”. Alors que la stratégie est inséparable de la contrainte, de la coercition, “la diplomatie peut être dite l’art de convaincre sans employer la force (2)”. Tout au moins sans l’employer ouvertement, car, “pour n’être pas manifeste, la violence est souvent présente clandestinement sous la forme de pressions, de
menaces et de peur savamment entretenue (3)”. »
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La diplomatie serait ainsi l’art de convaincre et la guerre l’art de contraindre. Mais on remarque que dans cette conception les notions de violence (ou de force) et celles de contrainte ou de coercition sont amalgamées. La contrainte se confond avec l’usage de la violence et, si elle est présente dans la diplomatie, c’est implicitement, sur un mode virtuel. Or cette confusion entre contrainte et usage de la violence a pour conséquence de
rendre difficilement intelligibles pour le grand public certaines situations contemporaines, dans des contextes où la frontière entre temps de guerre et temps de paix est particulièrement brouillée par des formes de lutte irrégulières et où le spectre des moyens de la stratégie s’est élargi au-delà du seul usage de la violence.
L’exemple de la crise ukrainienne
Revenons quelques années en arrière. Fin 2013 débute ce que l’on a l’habitude maintenant de résumer par l’expression «crise ukrainienne», sur fond de négociations entre l’ukraine et l’union européenne et de tensions avec la Russie. Les manifestations proeuropéennes de l’euromaïdan, en réaction à la décision du gouvernement ukrainien de ne pas mener à terme un projet d’association avec l’union européenne, aboutissent à une révolution, ou à un coup d’état, selon les points de vue, en février 2014. Viktor Ianoukovitch, le président élu en exercice, est destitué au profit d’oleksandr Tourtchynov, président intérimaire, et un nouveau gouvernement proeuropéen et hostile à la Russie est constitué. Tandis que les États-unis et l’union européenne saluent une révolution, la Russie dénonce un coup d’état. Les tensions entre le camp occidental et la Russie deviennent de plus en plus vives pour atteindre leur apogée et tourner à la confrontation lors du deuxième grand épisode de la crise : l’annexion de la Crimée par la Russie. Les tensions entre pro-russes et anti-russes en Ukraine se prolongent dans la guerre du Donbass, élargissant encore les objets de conflit entre les États-unis, l’union européenne et la Russie.
Cette crise ici très brièvement résumée conduit à un refroidissement durable des relations entre l’occident et la Russie (même si elle n’en est pas l’unique raison) et participe de la multiplication ultérieure des confrontations. Les enjeux – la valeur de l’objet du conflit – étant moins élevés pour les États-unis et l’union européenne que pour la Russie, l’option du recours à la force n’a pas été retenue, le camp occidental se contentant d’employer la force de manière virtuelle, par des démonstrations tentant de dissuader la Russie d’aller au-delà de son début d’implication militaire et de l’annexion de la Crimée, et matérialisant sa détermination à agir en cas de franchissement d’une éventuelle « ligne rouge » dont on ne sait trop où elle se trouvait. En complément, des «sanctions» à l’égard de la Russie, principalement économiques et politiques, ont été décidées et mises en oeuvre par les Étatsunis et l’union européenne.
Dans le contexte d’une opinion française assez partagée au sujet du sens du conflit ukrainien, des responsabilités et de ce qu’il convenait de faire, la mise en place des sanctions visant la Russie
a marqué le début d’une étrange ritournelle, qui perdurera plusieurs années et est encore vivace aujourd’hui ici et là, chez ceux les plus enclins à la mansuétude vis-à-vis de la Russie – ce qui concrètement renvoie potentiellement à des discours et positions variés. « Il faut discuter avec Poutine » ou « parler avec la Russie » sont en effet des affirmations maintes fois lues ou entendues alors que par ailleurs, si la Russie a été exclue de certaines instances (du « G8 » par exemple, devenu « G7 »), les relations diplomatiques entre la France et la Russie n’ont jamais été rompues. Certes, le dialogue s’est rafraîchi, les rencontres se sont espacées, avec pour toile de fond des déclarations russes sur l’occident peu aimables et vice versa. Mais l’essentiel de l’activité de la France durant la crise, et plus largement de l’union européenne, a bien été de nature diplomatique.
Si l’on peut comprendre que durant les premiers mois de crise aiguë les exhortations au dialogue exprimaient sans doute la crainte d’un isolement russe de plus en plus grand et/ou de la guerre, on ne peut manquer toutefois de relever deux points présents séparément ou conjointement dans les développements qui accompagnaient la plupart de ces exhortations. D’abord, l’idée que discuter signifierait nécessairement s’entendre. Bien que des échanges avec la Russie aient eu lieu dans la crise et au-delà, il fallait « discuter », on n’avait pas vraiment « discuté »… Pour certains donc, le dialogue est implicitement synonyme d’absence de conflit, et comme le conflit avec la Russie perdurait, c’est qu’on ne discutait pas ou pas réellement. On retrouve là une version dégradée et irénique de la dualité classique diplomatie-guerre, pour laquelle non seulement la diplomatie n’est pas le lieu de la violence, mais encore exclut le conflit, renvoyé du seul côté de la guerre. Pour d’autres, dont la bonne foi semblait douteuse, dans la mesure où ils adhéraient par ailleurs à l’ensemble de l’interprétation russe de la situation et en faisaient la promotion, « discuter » n’a jamais rien signifié d’autre que se rallier au discours et aux intérêts russes. Si « la stratégie raisonne en termes de puissance alors que la diplomatie raisonne en termes d’influence », il
(5) serait bon de ne pas oublier qui, théoriquement, doit influencer qui…
Le second élément souvent présent dans les exhortations répétées au dialogue est la difficulté, sincère ou feinte, à considérer que les sanctions relèvent de la diplomatie et qu’on puisse simultanément sanctionner et dialoguer. Il est vrai que dans la conception classique des relations interétatiques rapidement présentée en préambule, la contrainte, assimilée à la force, est censée relever de la relation guerrière et être exclue de la diplomatie. D’où l’idée chez certains que si l’on sanctionne, on ne dialogue pas, et que si on dialogue, on ne sanctionne pas. Or les sanctions, qui ressortissent à la fois à la punition et à la pression non militaire, sont susceptibles de participer à « l’art de convaincre » qu’est la diplomatie, en créant pour le sanctionné un intérêt à aller dans le sens souhaité par celui qui sanctionne afin que les sanctions soient levées. « Susceptibles », car le fait que les sanctions atteignent leur objectif dépend de multiples facteurs, matériels, politiques, psychologiques, circonstanciels, etc. Il n’empêche que la pression, économique notamment, sous la forme de sanctions effectives ou de menaces, participe de l’activité diplomatique telle qu’elle se pratique et relève bien de la contrainte. Elle n’est pas incompatible avec l’idée de dialogue ou de négociations.
La diplomatie selon Donald Trump
C’est particulièrement net dans le cadre de l’usage que fait Donald Trump de «l’arme économique» à des fins non guerrières. Cette fois, l’emploi de la contrainte économique dans une diplomatie très agressive, comme dans les cas coréen et iranien, vise à forcer des négociations et à leur imposer une direction conforme aux visions et intérêts américains. À ces sanctions ayant pour objectif de placer les pays concernés face à l’alternative de l’asphyxie économique ou de la négociation en position d’extrême faiblesse, s’ajoutent les menaces militaires aux visées persuasives et dissuasives (stratégie de négociation dite de la « pression maximale »). Donald Trump vient encore tout récemment, dans la situation assez confuse du
retrait ou du reploiement des forces américaines en Syrie, de menacer à des fins de dissuasion la Turquie en ces termes : « Si la Turquie fait quoi que ce soit dont j’estime, dans ma grande et inégalable sagesse, que cela dépasse les bornes, je détruirai et anéantirai complètement l’économie de la Turquie », tout en tweetant presque simultanément : « Il est temps pour nous de sortir de ces guerres ridicules et sans fin, dont beaucoup sont tribales, et de ramener nos soldats à la maison ».
(6) L’introduction simultanée d’une très forte contrainte économique et/ou de la menace militaire dans le discours et l’action diplomatiques brouillent ainsi tellement les représentations ordinaires des distinctions entre guerre et diplomatie qu’il est très courant de croiser des individus persuadés que le président américain, à tout propos, souhaite la guerre, tandis qu’il ne cesse d’affirmer le contraire.
Des temporalités pas forcément distinctes
Mais il existe aussi une autre dimension des représentations classiques des rapports entre guerre et diplomatie qui se retrouve parfois en décalage avec les conflits contemporains : l’idée de leur temporalité successive. Écoutons encore Hervé Coutau-bégarie : « La dualité diplomatie-stratégie se manifeste avec éclat à la fin du conflit, lorsque le “dire des armes” doit être sanctionné par un acte politique, le plus souvent un traité. L’histoire est pleine de puissances qui perdent durant les négociations ce qu’elles avaient gagné et, à l’inverse, de vaincus par les armes qui parviennent à limiter, voire à annuler, les conséquences de leur défaite. Stratégie et diplomatie relèvent de “deux grammaires différentes, dont la logique réside uniquement dans la politique (7)”. » Ici, il y a
(8) un temps pour tout, bien distinct, celui des armes et celui des négociations. Les négociations diplomatiques succèdent à la guerre dont elles traduisent la décision des armes en nouvelles relations politiques entre ex-belligérants. L’habileté diplomatique permet de faire valoir au mieux ou de limiter au maximum les résultats d’une confrontation militaire figée en une décision stable et comme irrévocable.
Pourtant, dans de nombreuses situations, en particulier lors de conflits asymétriques et/ou irréguliers, des négociations peuvent être engagées, ou tenter d’être engagées, tandis que les armes ne se sont pas tues. Dans ce cas, les entités en conflit, ou au moins l’une d’entre elles, tentent de se placer « sur le terrain », par la perpétuation de la confrontation violente, dans la meilleure position possible face aux forces adverses pour parallèlement négocier au mieux de leurs intérêts. C’était par exemple le cas lors des médiations réalisées pour tenter de mettre fin au conflit syrien lors des négociations de Genève. Ou, plus récemment, lors des négociations engagées entre les États-unis et les talibans pour essayer de sortir du conflit en Afghanistan, pour l’instant officiellement en pause, Donald Trump ayant décidé d’annuler une réunion «secrète» avec des chefs talibans à Camp David pour cause d’activité belliqueuse afghane : « Malheureusement, dans l’intention de négocier en position de force, ils ont autorisé une attaque à Kaboul qui a tué l’un de nos grands, grands soldats, et onze autres personnes. J’ai aussitôt annulé la rencontre et suspendu les négociations de paix » a écrit sur Twitter le
(9) président américain.
Cet autre brouillage des conceptions classiques et des raisonnements ordinaires des rapports entre guerre et diplomatie achève ainsi de rendre difficiles à décrypter par l’opinion certaines situations internationales contemporaines, au-delà des divergences de vues qui s’expriment normalement en démocratie.