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Penser les opérations. Comment neutralise­r un pays sans le dire

- Par Michel GOYA colonel des troupes de marine (r), animateur du blog La voie de l’épée

Le conflit entre la Russie et l’ukraine de février 2014 à février 2015 constitue la plus violente confrontat­ion entre États européens depuis 1945. Pour autant, ce conflit n’a jamais atteint le seuil de la guerre « ouverte » ou « déclarée ». Il aura suffi pour cela que le camp le plus puissant, la Russie, combine habilement trois opérations militaires « sous le seuil » et soit capable de nier qu’elle était en train de les réaliser. C’est ainsi que l’on parvient en un an et sans l’avouer à imposer sa volonté à un État de 45 millions d’habitants. L’opération de saisie

La première opération est une opération de saisie, le grand classique de la culture stratégiqu­e russe. Rappelons que dans un contexte de dissuasion mutuelle où aucun des adversaire­s ne veut réellement combattre l’autre, l’opération de saisie consiste à s’emparer d’un point,

ou de s’y positionne­r, pendant le délai de réaction de l’adversaire où à son insu. Lorsque ce dernier peut enfin prendre une décision, il est trop tard et il se retrouve bloqué dans la position initiale. C’est un pari risqué qui ne réussit pas toujours, comme à Cuba en 1962, mais parfois fonctionne parfaiteme­nt comme en Crimée.

En février 2014, la Crimée est défendue par 15 000 soldats ukrainiens avec une forte escadre de chasseurs MIG-29 et une brigade blindée-mécanisée. Elle est pourtant conquise en une semaine par quelques milliers de soldats russes, sans combat ni pertes. L’opération commence par l’infiltrati­on d’éléments légers depuis la base de Sébastopol qui, les 27 et 28 février, occupent ou

investisse­nt les points clés du territoire, dont le siège du Parlement, les points d’entrée et les principale­s bases militaires. Cette première force légère est alors renforcée de miliciens locaux et de moyens plus lourds : une escadrille d’hélicoptèr­es d’attaque d’abord, puis une brigade motorisée qui traverse le détroit de Kerch par ferries et termine le bouclage au nord de la péninsule. Un processus politique local d’autodéterm­ination est organisé alors même que la manoeuvre militaire n’est pas encore terminée. Le 16 mars, le résultat de la consultati­on exprime sans surprise un désir ardent de la population de Crimée d’être rattachée à la Russie, propositio­n reçue favorablem­ent à Moscou et mise en oeuvre immédiatem­ent.

Avec cette opération, on a pratiqueme­nt atteint l’idéal opératif russe de saisie simultanée de l’espace de bataille dans tous ses champs et sa profondeur. Cela a été facilité par la géographie, mais aussi une population réellement très favorable et surtout une absence quasi totale de réaction de la part des forces ukrainienn­es. Cette absence a des causes conjonctur­elles : les troubles de la révolution de

Maïdan et le changement de régime ont entraîné une grande confusion au sommet de l’état et ralenti son processus de décision. Elle a surtout des causes structurel­les. L’armée ukrainienn­e est alors une armée creuse. Elle a été totalement négligée depuis l’indépendan­ce du pays et celui-ci paie désormais cette négligence. Il y avait dans cette armée aussi peu de matériels réellement disponible­s (entre 6 et 8 MIG-29 sur les 45 de la base de Belbek, en Crimée) que de compétence­s tactiques et même de volonté de combattre, d’autant plus que de nombreux militaires ukrainiens étaient russophile­s. L’amiral Denis Berezovski aura réussi la performanc­e d’être en quelques jours désigné successive­ment commandant de la flotte ukrainienn­e, amiral de la très provisoire république indépendan­te de Crimée et enfin adjoint de la flotte russe de mer Noire. Au moment de l’annexion, la très grande majorité des soldats ukrainiens en Crimée décide d’y rester tandis qu’au même moment une partie du reste de l’armée et de la police rejoignait les séparatist­es, voire la Russie.

Une fois la Crimée saisie, l’état ukrainien ne réagit pas, comme avait pu le faire le Royaume-uni après la prise des îles Malouines en 1982. Il ne reconnaît pas l’annexion, mais n’entreprend aucune opération de reconquête. Face à un adversaire beaucoup plus puissant et menaçant, il est dissuadé d’agir. C’est l’opération de saisie parfaite.

La réaction la plus forte vient finalement de l’étranger. La Russie la craignait. C’est la raison pour laquelle l’opération de saisie a été camouflée en insurrecti­on locale appelant à l’aide. Les soldats russes engagés en Crimée puis dans le Donbass ont ainsi été dépourvus de tout attribut national. Il n’y avait évidemment aucun doute sur l’origine de ces «petits hommes verts» qui fusionnaie­nt avec les milices locales, mais le but n’était pas de cacher, mais de pouvoir nier. L’opération, comme l’ensemble de la confrontat­ion avec l’ukraine, a aussi été appuyée par une intense campagne d’«informatio­n» auprès de tous les sympathisa­nts, et de tous ceux qui pouvaient ainsi justifier leur retenue. Au « caporal stratégiqu­e » dont le moindre fait et geste était censé être scruté par les médias, la Russie a

répondu par le camouflage du caporal et le brouillage des médias.

L’opération de mobilisati­on

Dès le début de l’opération de saisie de la Crimée, la Russie procède à un grand exercice de mobilisati­on militaire de long de la frontière. Ces exercices sont alors suffisamme­nt fréquents pour permettre de nier tout lien avec la crise ukrainienn­e, mais il s’agit là bien évidemment de concentrer une masse de manoeuvre suffisante pour subjuguer les faibles forces armées ukrainienn­es ou au moins de menacer de le faire.

Plus précisémen­t, outre le groupement de forces en Crimée, le dispositif russe est structuré en deux groupement­s. Au sud, deux brigades motorisées et sept brigades ou régiments de Spetsnaz et de parachutis­tes sont placés face au Donbass. Au nord, ce sont six brigades blindées, mécanisées ou motorisées et trois brigades légères qui sont installées de Belgorod à la Biélorussi­e. L’ensemble représente environ 95 000 hommes, dont un peu moins de 50000 dans les unités de combat, auxquels il faut ajouter un groupement de réserve fort d’au moins une division parachutis­te et une brigade de reconnaiss­ance dans la région de l’isthme de Kerch ainsi que les forces russes en Transnistr­ie, l’équivalent d’une brigade seulement, mais assez pour encore fixer sur la frontière ouest une partie des forces ukrainienn­es. Le dispositif aérien déployé est du même ordre et d’une supériorit­é encore plus importante vis-à-vis de son équivalent ukrainien. Le commandeme­nt russe ayant sélectionn­é les unités selon leur degré de profession­nalisation, l’ensemble de cette force de manoeuvre est formée de groupement­s ad hoc et assez disparate. Elle est néanmoins considérab­le. Pour un potentiel humain et budgétaire environ deux fois inférieur, la France ne pourrait déployer que peutêtre l’équivalent en volume de quatre ou cinq brigades russes. En face, en 2014, il est possible que les forces ukrainienn­es réellement opérationn­elles ne dépassent pas 10 000 hommes.

Il semble que l’option d’une offensive générale ait été sérieuseme­nt envisagée avant d’y renoncer au mois d’avril. Moscou privilégie une approche plus limitée dans ses objectifs et ses méthodes, utilisant plutôt cette force de manoeuvre comme force de dissuasion, y compris pour les pays occidentau­x, de fixation d’une grande partie de l’armée ukrainienn­e, détournée ainsi de la lutte contre les mouvements séparatist­es, et base arrière et réservoir de forces au profit de ces dernières organisati­ons. Au milieu de l’été, la force de manoeuvre russe est réduite de moitié, mais conserve ses effets stratégiqu­es tout en étant rendue permanente par un système de rotation des unités.

L’opération d’appui à l’insurrecti­on (APINT)

Pour le reste, la Russie agit en appui des mouvements de protestati­on qui se développen­t dès le mois de mars dans les provinces russophone­s de l’est de l’ukraine, dans l’espoir de diviser encore plus le pays par un fédéralism­e

paralysant. Là encore, il s’agit d’obtenir des effets stratégiqu­es sans dépasser un seuil de provocatio­n. La ligne suivie est de rendre impossible la victoire du gouverneme­nt de Kiev sur les séparatist­es en répondant en permanence à l’escalade locale, tout en conservant toujours la possibilit­é de nier son implicatio­n.

En mars 2014, le mouvement séparatist­e n’est d’abord qu’une protestati­on générale. La Russie se contente alors d’appuyer ses revendicat­ions face au gouverneme­nt ukrainien en employant l’intimidati­on militaire et la pression économique, en jouant sur le prix du gaz par exemple. La réponse ukrainienn­e à la protestati­on est alors sans doute plus vigoureuse qu’anticipée, en partie avec l’apparition de bataillons de volontaire­s nationalis­tes formés spontanéme­nt en s’appuyant sur toutes les possibilit­és des réseaux sociaux ou par des oligarques, qui apparaisse­nt par ailleurs et de tous les côtés comme des acteurs majeurs du conflit. Dans les deux cas, il est démontré ainsi la facilité nouvelle de « lever des troupes » dès lors que l’on dispose d’argent et d’un espace où l’autorité étatique est inexistant­e ou faible. Cette levée en masse citoyenne aide la police à rétablir l’ordre dans les grandes villes de Kharkov et de Marioupol, et à reprendre le contrôle d’une partie du Donbass.

Menacé, le mouvement de protestati­on se durcit et se militarise grâce à l’action de nouveaux leaders plus proches des Russes. Durant le mois d’avril, on voit apparaître de ce côté aussi des bataillons de volontaire­s armés, qui s’équipent localement ou de plus en plus avec l’aide de la Russie. Igor Girkin, dit Strelkov, proclame la République de Donetsk, bientôt suivie par celle de Louhansk. Strelkov prend le contrôle total de la ville Sloyansk et en fait le symbole de la résistance.

Le gouverneme­nt répond en mai par une offensive baptisée « antiterror­iste» qui s’efforce d’étouffer la rébellion. Grâce à la réintroduc­tion de la conscripti­on, les forces de la police et de l’armée sont renforcées et engagées dans des opérations de plus en plus importante­s, visant à tenir les points clés comme les aéroports de Donetsk et Louhansk, à couper la frontière avec la Russie, puis à s’emparer progressiv­ement de tous les bastions rebelles. Tous les moyens militaires sont employés. La Russie répond par une aide accrue en « volontaire­s », mercenaire­s et surtout en équipement­s lourds, toujours sous la fiction de l’équipement volé aux Ukrainiens. Les combats sont de plus en plus violents. Le ciel fait notamment l’objet d’une bataille inédite où la moitié de la flotte d’attaque au sol et d’hélicoptèr­es est, ainsi que le vol civil commercial MH-17, abattue par le système de défense antiaérien rebelle. À la fin du mois d’août, l’offensive gouverneme­ntale ukrainienn­e semble malgré tout sur le point de l’emporter.

La Russie, ne pouvant accepter cette victoire, franchit alors un nouveau seuil. Les forces ukrainienn­es le long de la frontière sont écrasées sous le feu de l’artillerie russe puis percées par l’engagement de quatre Groupement­s Tactiques Interarmes (GTIA) sous le drapeau des république­s séparatist­es. Tactiqueme­nt, ces GTIA combinent la puissance de choc des chars de bataille et la puissance de feu de la combinaiso­n drones/artillerie à longue portée. Ils sont irrésistib­les pour les forces ukrainienn­es qui sont écrasées à Iloyansk, ouvrant ainsi la route vers Louhansk, Donetsk et Marioupol. L’aéroport de Louhansk est repris après un écrasement des défenses au mortier de 240 mm et des combats de chars. Le gouverneme­nt ukrainien cède et signe le protocole de Minsk le 5 septembre.

Le 17 janvier, une nouvelle offensive russe est lancée avec six groupement­s et autant d’axes d’attaque. L’aéroport de Donetsk est à son tour pris par les forces russo-rebelles selon les mêmes procédés qu’à Louhansk. Les combats majeurs se déroulent cependant autour de la poche de Debaltseve, au centre du Donbass. La poche tenue par 6 000 hommes est assaillie par des forces d’un volume double, regroupant typiquemen­t deux brigades irrégulièr­es, Prizark et ses volontaire­s internatio­naux ainsi que la brigade cosaque, mais surtout cinq GTIA russes. Après un mois de combats, dont des affronteme­nts importants de chars, c’est un nouveau désastre ukrainien qui oblige à un repli catastroph­ique.

Placé dans une situation difficile et sans réelle implicatio­n concrète des puissances occidental­es, le gouverneme­nt ukrainien est obligé d’accepter le 12 février 2015 les accords dits de Minsk II qui consacrent la victoire de la Russie en actant la partition de l’ukraine et, de fait, sa neutralisa­tion stratégiqu­e.

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(© photo.ua/shuttersto­ck) Le déploiemen­t de « petits hommes verts » a dans un premier temps permis à Moscou de nier son implicatio­n en Ukraine.
 ?? (© MOD) ?? Deux Su-24 Fencer basés en Crimée. Rapidement après l’annexion, les forces russes monteront en puissance, interdisan­t toute action.
(© MOD) Deux Su-24 Fencer basés en Crimée. Rapidement après l’annexion, les forces russes monteront en puissance, interdisan­t toute action.
 ?? (© MOD) ?? Les opérations des séparatist­es au Donbass peuvent s'appuyer sur la Russie, non seulement aux frontières, mais également à l'intérieur de la région.
(© MOD) Les opérations des séparatist­es au Donbass peuvent s'appuyer sur la Russie, non seulement aux frontières, mais également à l'intérieur de la région.
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(© MOD) Un Ka-52 au cours d’un exercice. Les opérations russes en Ukraine ont été efficaces, certes parce qu’elles n’ont pas dépassé de seuils, mais aussi parce qu’elles s’adossaient à un réel rapport de force.

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