Aviation : le combat au canon
Le 27 février 2019, un MIG-21 indien était abattu près de la frontière par un JF-17 pakistanais, d’un tir de canon de 23 mm. Ce qui fait de ce combat le dernier dogfight au canon en date et, en dehors du fait que les accrochages entre aviateurs indiens et pakistanais ne sont pas comparables à la guerre aérienne envisagée pour les appareils de cinquième génération, cela démontre que le combat au canon n’a pas disparu. Par ailleurs, rien ne garantit que les affres du combat asymétrique et de la techno-guérilla ne viendront jamais prendre les pilotes de F-35 ou de Su-57 au dépourvu, comme ce fut le cas pour leurs camarades des forces terrestres au lendemain de l’invasion de l’irak.
Le débat sur l’utilité du canon en combat aérien remonte aux années 1950, avec l’apparition des premiers missiles. La guerre de Corée fut le théâtre d’engagement d’une
première génération de jets encore empreints de l’ère précédente et confortablement préparés pour le dogfight, tels que le F9F Panther, armé de quatre canons de 20 mm, puis le F9F6 Cougar, entré en service en août 1953 et doté de quatre AN/M-3 de 20 mm avec 190 coups chacun, soit 760 coups au total.
L’US Air Force alignait des jets de première génération tels que le F-86 Sabre et le F-80C Shooting Star, armés de six mitrailleuses M-3 de 12,7 mm et de roquettes, le F-94C Starfire, armé de quatre M-3, ainsi que le F-89 Scorpion, armé quant à lui de six canons T-31 de 20 mm. Des monopropulseurs tels que le F-51 Mustang ou le F4U Corsair
furent également déployés, mais avec un net désavantage face aux MIG-15 et MIG-17, tous deux armés de deux canons NR23 de 23 mm et d’un N37 de 37 mm. Les combats démontrèrent une supériorité américaine en dogfight avec des kill ratios de neuf MIG abattus pour un appareil américain, obtenus à la roquette et au canon.
Dix ans plus tard, ces ratios avaient chuté à 2,2 pour 1. Le Vietnam représente le premier épisode d’une transition vers une approche du combat aérien où le missile se taille la part du lion, y compris en dogfight. Le faible ratio de victoires observé par les aviateurs américains lors de ce conflit conduisit à une remise en cause : L’US Navy créa Top Gun, l’école du combat aéronaval, tandis que L’US Air Force activa le 64th Agressor Squadron. Un questionnement qui a probablement refait le lit du canon air-air dans l’esprit de L’US Air Force, et dans les cahiers des charges de tous ses chasseurs.
Conçus pour engager l’adversaire à distance, les premiers F-4 Phantom II introduits fin 1960 étaient dépourvus de canon, et l’appareil lui-même fut choisi en premier lieu pour sa vitesse, son radar et sa capacité d’emport, son agilité et sa manoeuvrabilité étant alors reléguées au rang de critère secondaire. Un choix sur lequel les aviateurs américains revinrent plus tard, avec l’intégration d’un canon de 20 mm sur la version E du F-4, entrée en service au sein de L’US Air Force à partir de 1969.
Face à eux, les MIG-17 vietnamiens furent complétés par des J-6, la version chinoise du MIG-19 (armé de trois canons NR30 de 30 mm), puis par des MIG-21 fournis par L’URSS. Ce dernier marqua une évolution en étant armé d’un seul canon Gsh-23l de 23 mm.
The Last Gunfighter
Le F-11 Tiger entra en service au sein de L’US Navy en 1956, suivi à partir de 1957 par le F-8 Crusader. Tous deux étaient armés de quatre canons Colt Mk12 situés sous le fuselage, avec 125 coups chacun. Déployé au Vietnam à partir d’avril 1965 et rapidement populaire auprès des pilotes et rampants, le F-8 fut surnommé « Last Gunfighter » par ses équipages, certains penseurs estimant déjà à l’époque que l’ère du combat au canon était révolue. Malgré ses qualités reconnues, seuls quatre MIG furent abattus en combat au canon entre 1965 et 1968. Ce faible score ne reflète pas les capacités du Crusader en combat rapproché, mais plutôt le fait que le missile AIM-9 Sidewinder fut largement employé dans ce type d’affrontement, tandis que les Mk12 avaient tendance à s’enrayer lors de tirs effectués à grande vitesse.
Pour autant, de nombreux pilotes de F-4 enviaient les capacités du Crusader. Il était taillé pour le dogfight, sa puissance lui donnant une manoeuvrabilité appréciable, et, à son époque, quatre canons sur un même appareil étaient devenus rares. La meilleure utilisation du F-8 combinait passes canon et tir de Sidewinder, témoignant de son arrivée entre deux ères : trop tardif pour être engagé en Corée, il était presque obsolète au début de la guerre du Vietnam. À partir de 1954, L’US Air Force connut la même phase transitoire avec le F-100 Super Sabre, armé lui aussi de quatre canons de 20 mm. Les F-101 Voodoo et F-102 Delta Dagger étaient dépourvus de canon, tandis qu’à partir de 1958, le F-104 Starfigher fut le premier doté d’un M-61 Vulcan. Il fut suivi du F-105 Thunderchief, destiné à l’attaque au sol grâce à sa capacité d’emport air-sol deux fois supérieure à celles du F-100 et du F-106 Delta Dart, un intercepteur introduit en 1959.
Les canons air-air
Trois tendances peuvent être remarquées lorsqu’on analyse les différents types de canons installés sur les chasseurs et intercepteurs actuels. Chez les Américains, presque tous les chasseurs et intercepteurs, du F-4 au F-22, ont été armés du M-61A1 Vulcan dans ses différentes versions, depuis 60 ans. Les appareils contemporains d’attaque au sol et de Close Air Support intègrent le GAU-12 Equalizer pour L’AV-8B Harrier II, le GAU-8 Avenger pour l’a-10 et le GAU-22 pour le F-35. Tous sont des multitubes rotatifs de type Gatling, avec une cadence oscillant entre 3 300 et 6 000 coups/min.
Le M-61A1 est un hexatube chambré en 20 × 102 mm, conçu pour délivrer
une cadence de tir très élevée. Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, l’avènement des jets de combat de première génération chamboula l’univers des canons embarqués, car les vitesses élevées auxquelles ils pouvaient manoeuvrer nécessitaient une cadence supérieure aux 700 coups/ min du HS404 monté sur le P-38 ou aux 1 200 coups/min du Mauser MG213. De ce besoin est né le Project Vulcan, un programme d’étude lancé en 1946 et destiné à produire un canon multitube de type Gatling, c’est-à-dire alimenté électriquement pour actionner la rotation des tubes, du nom de son inventeur Richard Jordan Gatling et d’après un brevet déposé en 1883. Le Project Vulcan devait être capable de délivrer 7 200 coups/min sans problèmes de fiabilité. Le calibre 20 × 102 mm fut retenu pour son équilibre entre la portée, la précision et la masse de la munition. Le M-61A1 fut adopté en 1958 sur le F-104, initialement alimenté par bandes de cartouches avant que ces dernières ne soient remplacées par un système sans liens métalliques, trop dangereux pour l’appareil lors des passes de tir. Le M-61A2 est une version dont les tubes sont affinés, développée pour le F-22 Raptor afin d’alléger l’arme.
En Union soviétique, la plupart des canons sont des monotubes : le plus répandu est le Gsh-30, chambré en 30×165 mm avec une cadence réglable entre 1500 et 1800 coups/ min. Il équipe les Fulcrum (MIG-29 et MIG-35), tous les Flanker (Su-27, Su-30, Su-33, Su-34 et Su-35), ainsi que le Su-57 PAK FA.
À la génération précédente, le MIG-23 était armé d’un Gsh-23l chambré en 23 × 115 mm, avec une cadence de tir de 3 600 coups/min. Les Soviétiques ont également développé des canons rotatifs sur le modèle du Gatling : le Gsh-6-23 chambré en 23×115 mm, et le Gsh-6-30 en 30 × 165 mm, introduit en 1975. Ces canons fonctionnent par emprunt des gaz, contrairement aux canons rotatifs américains qui fonctionnent par alimentation électrique, pneumatique ou hydraulique. Cela permet de délivrer leurs feux plus rapidement, fournissant au pilote une meilleure réactivité en dogfight, mais seulement sur des rafales courtes.
Le Gsh-6-23 fait figure d’exception à plusieurs niveaux : d’une part, il est le seul canon rotatif en service dans l’armée de l’air russe, et d’autre part, sa cadence de tir, oscillant entre 6 000 et 8000 coups/min en standard (et pouvant atteindre 10 000 coups/min lorsqu’il est allégé au maximum), est la plus élevée au monde. Ce qui n’est pas sans inconvénient : outre la fiabilité de l’arme elle-même, qui n’est pas optimale, les vibrations causées par les tirs usent prématurément certains éléments des appareils tels que les réservoirs de carburant et provoquent des dysfonctionnements et des pannes sur les sous-systèmes (organes de visée, avionique, radios, phares et trappes du train d’atterrissage). Il a été rapporté certains cas où la verrière a été larguée accidentellement et un autre lors duquel le panneau de commandes d’un MIG-27 s’est détaché en vol de son support.
D’autre part, l’utilisation du Gsh-6-23 est délicate, car les obus explosifs génèrent des débris dangereux pour tout appareil situé dans un rayon de 200 m autour de la cible, ce qui oblige à prendre en compte la position et la trajectoire des avions amis au moment de tirer, sachant que l’avion tireur peut lui-même être atteint. Enfin, la cadence extrême du Gsh-6-23 pose un évident problème au vu de l’emport des munitions : sur le MIG-31, qui en est doté, les 260 coups sont épuisés en quelques secondes. Même la dotation étendue de 800 coups paraît beaucoup plus maigre que sur le F-15, la cadence de ce dernier étant moitié moindre.
En Europe, les aviateurs préférèrent le 30 × 113 mm pour sa puissance terminale plus élevée, au détriment du volume de feu. On trouve sur les chasseurs multirôles européens des canons monotubes comme le DEFA 554 français équipant les Mirage (un 30 × 113 mm à revolver cinq chambres et d’une cadence de 1 300 coups/min, avec choix entre rafales illimitées, limitées à une demi-seconde ou à une seconde), le GIAT 30M791 présent sur le Rafale (un 30 × 150 mm à revolver sept chambres offrant une cadence réglable de 300 à 2 500 coups/min et le même limiteur de rafales que le DEFA 554) ou le Mauser BK27 allemand (un 27 × 145 mm à revolver, d’une cadence réglable entre 1000 et 1700 coups/ min) présent sur les Tornado, Gripen et Typhoon.
Les appareils indiens comme le Tejas et L'AMCA de HAL sont armés de canons russes Gsh-30, de même que les chasseurs chinois, que ce soient
les J-10 et J-20 ou les versions locales du Flanker. En Asie du Sud-est, le F-CK-1A coréen intègre un M-61 et le T-50 taïwanais est armé de l’a50, version tritube du Vulcan.
La question des munitions
On observe également des différences au niveau de la dotation en munitions : les chasseurs européens, avec une cadence de tir moins élevée et un calibre plus gros que les appareils américains, emportent logiquement un plus faible nombre de coups, oscillant entre 120 et 180. Alors que l’emport des appareils soviétiques a longtemps stagné autour de 200 coups (deux fois 80 coups et 40 coups sur le N37 pour les MIG-15 et MIG-17, deux fois 75 coups et 55 coups sur le MIG-19, 200 coups sur le MIG-21, 200 coups sur le MIG-23 et 260 coups sur les MIG-27M et MIG-31), il a progressivement baissé depuis les années 1980 : on est passé à 150 coups sur le MIG-29 ainsi que sur la série des Flanker (à l’exception du Su-34, qui embarque 180 coups), puis à 100 coups sur le MIG-35. La dotation du futur Su-57 devrait remonter à 150 coups, ce qui semble constituer une moyenne homogène en dehors des États-unis.
De tout temps, les pilotes américains ont bénéficié d’emports en munitions largement plus généreux : le F-104 embarquait 725 coups, le F-105 et l’a-7 Corsair II détiennent le record toutes générations confondues avec 1030 coups, tandis que le F-4E disposait de 640 coups, le F-5 de deux fois 280 coups, le F-8 de quatre fois 125 coups, le F-14 de 675 coups, le F-15E Strike Eagle de 540 coups, le F-16 de 511 coups, le F/A-18 de 578 coups et le F-22 de 480 coups. Si le F-15A se distingue avec plus de 940 coups disponibles, le F/A-18F Super Hornet est le moins chargé de tous avec 412 coups, ce qui ne tranche pas vraiment avec les chasseurs américains en service depuis l’introduction du M-61, ni même avec leurs prédécesseurs : à cette époque, l’emport était simplement réparti sur plusieurs canons.
La différence de calibre entre les canons américains, toujours chambrés en 20 × 102 mm, et les canons russes et européens, chambrés en 27 ou 30 mm, explique en partie ce gouffre, car les obus sont plus lourds et volumineux. D’autre part, les imposants volumes de feu ont toujours été perçus comme rassurants, voire incontournables, dans la culture militaire américaine, et quitte à considérer le canon comme une arme de secours une fois les missiles épuisés, on préfère sans doute opter pour un calibre moindre et favoriser la cadence de tir et les réserves de munitions. Quarante ans avant le Raptor, le F-15, avec sa dotation renforcée, semble issu de la même philosophie : un chasseur américain embarque quatre à six fois la dotation en munitions d’un chasseur soviétique.
Les 182 coups prévus sur le F-35A marquent une rupture avec cette approche et s’alignent sur le reste des appareils présents dans les forces aériennes actuelles. Il a toutefois un rôle moins spécifique que le F-22, dont il est censé être complémentaire et non pas concurrent. Chez les Marines, les 220 coups embarqués dans le pod canon du F-35B sont inférieurs, mais pas si éloignés des 300 coups de L’AV-8B qu’il remplace. Par rapport au Super Hornet, L’US Navy, semble avoir fait son deuil du canon en configuration lisse puisqu’il n’est prévu qu’en pod sur le F-35C, avec des conséquences probables sur la furtivité. Mais ces deux appareils pourraient s’avérer plus complémentaires que prévu initialement.
Le Close Air Support
Si le Vulcan est l’arme standard de L’US Air Force pour le combat air-air, les canons d’attaque au sol américains emploient généralement un calibre plus lourd : le GAU-8/A Avenger de l’a-10 Thunderbolt II est un heptatube de 30 × 173 mm tirant à 4 200 coups/min (même s’il est généralement employé à la moitié de cette cadence en combat réel) : avec 1 350 coups en réserve, l’a-10 est le jet qui embarque la plus grande
quantité de munitions au monde. Le GAU-12/U Equalizer, installé sur L’AV-8B de L’USMC, et le GAU-22/A présent en pod canon sur les F-35B et F-35C sont respectivement un pentatube (cadence de 3 600 à 4 200 coups/ min) et un quadritube (cadence de 3 300 coups/min), tous deux chambrés en 25 × 137 mm.
Son prédécesseur jusqu’en 1983, L’AV-8A Harrier, était armé de deux canons ADEN de 30 mm. Les appareils d’attaque des années 1970 étaient souvent armés de deux canons au lieu d’un : le Su-17 russe embarquait deux NR30 de 30 mm avec 80 coups par canon, auxquels pouvaient s’ajouter les pods UPK-23 et SPPU-22 avec deux canons de 23 mm chacun, tandis qu’en Europe, le SEPECAT Jaguar disposait de deux DEFA de 30 mm avec 150 coups chacun.
En URSS, le MIG-27K était armé d’un Gsh-6 en version 30 × 165 mm avec 260 coups en sus de son canon Gsh 23 avec 200 obus. Le Su 24 était armé du Gsh-6-23 chambré en 23 × 115 mm avec 500 coups en réserve. Quant au Su-25, il embarque un Gsh-30-2 monotube avec 250 coups et deux Gsh-23 de 23 mm alimentés par 260 coups chacun et placés dans le pod SPPU-22, que l’on retrouve également sur les Yak-130 et Yak-131.
Autre appareil d’attaque au sol, le F-15E Strike Eagle conserve le M-61A1 du F-15D, mais avec un magasin ramené à 540 coups, servant autant pour le dogfight que pour des passes canon de Close Air Support. Son homologue de L’US Navy, le F/A-18 Hornet, est lui aussi doté du Vulcan avec 578 coups, une réserve réduite à 412 coups sur la dernière version, le F/A-18F Super Hornet introduite en 2001.
Le canon à l’ère de la fusion de données
Les arbitrages entre combat BVR (Beyond Visual Range) et combat BFM (Basic Fighting Maneuver) continuent de diviser aujourd’hui, et la manière dont L’US Air Force envisage la guerre aérienne de demain, avec la numérisation de l’espace de bataille, le déploiement de formations réseaucentrées et la fusion de capteurs, tend à reléguer le combat au canon à la marge : théoriquement, peu de pilotes devraient se retrouver seuls face à un adversaire avec pour seule possibilité de l’engager en dogfight, et encore moins au canon. Plus encore qu’à l’époque du F-4, le F-35 et ses lacunes face au F-16 n’apparaissent pas comme un problème, car il s’intègre dans un ensemble de systèmes censés lui éviter ce type de confrontation.
Ce qui soulève la question de la place du canon sur les appareils actuels et futurs : à quoi sert-il, vaut-il encore la peine d’être intégré comme système d’armes à part entière et sur quel type d’appareil ? Les différentes armées de l’air adoptent des philosophies différentes : si les aviateurs français continuent à placer le BFM sur un pied d’égalité avec le BVR, nombre d’aviateurs américains estiment que le BVR augmenté des opérations de demain, avec des tactiques reposant sur la collaboration entre appareils habités et drones, le combat multicapteurs et la fusion de données convergent vers une approche dans laquelle le scénario du pilote isolé n’existe plus, le canon servant alors majoritairement au Close Air Support par des passes rapides et précises en tirant parti de la furtivité et des capacités de guerre électronique.
Pour autant, en observant les dernières acquisitions de L’US Air Force, on s’aperçoit que l’aviation américaine s’accroche encore au canon, intégré sur ses deux appareils furtifs. Il faudra attendre les appareils de sixième génération, et les engagements futurs des appareils actuels, pour déterminer si le dogfight au canon a vraiment disparu.