Demain, les geeks chefs de guerre ?
Unifier dans les mains d’un chef la gestion de différentes unités présentes sur le champ de bataille n’est pas nouveau. C’est même là l’essence de son commandement. Mais que se passe-t-il lorsque ces unités deviennent des robots ? La tendance à la robotisation du champ de bataille devient de plus en plus remarquable, que ce soit en Syrie avec l’emploi de robots russes tels que l’uran-9, l’utilisation de robots par Daech ou par des milices locales (1), ou bien encore au Mali (2). Les États semblent de plus en plus utiliser ces machines pour mener la guerre, et d’après les déclarations de bon nombre d’entre eux, l’horizon 2030 semble
(3) être l’objectif temporel pour une généralisation de la présence de robots sur le terrain.
Si l’on reprend toutes les théories actuelles de contrôle du robot, à savoir le robot mère contrôlant ses robots marsupiaux (4), l’intelligence collective répartie dans l’essaim sous contrôle humain ou encore
(5) la traditionnelle téléopération, la recherche de l’efficacité amène inévitablement à faire contrôler des dizaines de robots, voire plus, par un seul et unique opérateur. Dès lors, les tablettes de contrôle traditionnelles
(6) ne seront plus suffisamment ergonomiques. Ces opérateurs seront alors amenés à opérer sur des écrans plus grands et avec des outils leur permettant d’être plus réactifs et plus agiles.
Ordinateurs, claviers, souris seront en effet une combinaison possible dans l’art de commander la force robotique. Munis de plusieurs grands écrans, les ordinateurs permettront de montrer à l’opérateur l’état général de l’unité robotique commandée, de switcher
(7) entre les différents capteurs pour profiter de leur vision ou de prendre le contrôle spécifique d’un robot afin de mener un effet particulier. Enfin, grâce à une caisse à sable entièrement numérique (8), une forme de jeu de plateau digital, l’opérateur pourra prendre de la hauteur afin de commander.
Celui-ci aurait alors en effet un niveau de responsabilité correspondant au nombre de robots, lui-même conditionné par le grade de l’opérateur. Bien sûr, le nombre potentiel de robots étant bien supérieur aux forces humaines, l’organisation du commandement de cette nouvelle armée doit être pensée. D’où l’impérieuse nécessité de codifier une doctrine d’emploi efficace et un format d’armée bien avant les recherches et le développement quant aux technologies d’emploi pour les robots, de façon à gagner du temps sur le temps d’après, car le but est bien le déploiement opérationnel de telles unités.
Quelle efficacité pour l’opérateur robotique ?
Par l’infovalorisation (9), la carte du champ de bataille en temps réel va convertir une situation militaire en outil beaucoup plus intuitif pour mener à bien la manoeuvre. Le risque d’une telle orientation technologique est bien évidemment la distanciation la plus extrême vis-à-vis de la guerre, conduisant possiblement à des actions peut-être moins bien menées en raison du facteur humain qui disparaîtrait de l’équation moyens-fin (10). Se pose alors la question de l’efficacité de l’opérateur dans la conduite cette guerre nouvelle, par écran interposé, en n’ayant qu’une vision haute de la représentation du terrain, de ses enjeux et de ses réalités. Ce dernier peut utiliser les robots pour voir de plus près : la téléopération se transformerait alors en « télédéportation », réduisant ainsi le risque pour l’homme à zéro, mais la télédéportation augmente aussi le risque de considérer peu à peu la guerre comme un jeu de stratégie en temps réel.
Bien évidemment, cela ne remettrait en cause ni la présence de l’homme sur le terrain ni le commandement traditionnel, mais concernant l’arme robotique proprement dite, son utilisation et ses codes seraient tout à fait différents si elle était pensée en tant que système d’armes. Les robots ayant des missions propres et interagissant de façon permanente avec les forces humaines grâce au combat collaboratif, la synergie et la complémentarité homme-robot ne sauraient être remises en cause. Les Américains l’encouragent même avec le MUM-T (11).
Pour autant, même si cette distanciation peut amener à une considération éventuellement plus légère de l’exercice de la guerre, les exemples de pilotes de drones aux États-unis montrent qu’ils ne sont aucunement concernés
par cette dérive. Il s’agit généralement de missions ISR (Intelligence, Surveillance, Reconnaissance), voire de neutralisation/destruction d’objectif, et le culte de la mission et le sérieux dans son exécution restent primordiaux. Si le rapport à la mort change peut-être, quoique beaucoup de pilotes souffrent de syndromes post-traumatiques (12), la conscience de l’utilisation de la technologie et de moyens non humains pour épargner des soldats, pour faire la guerre, et du coût financier que cela représente, reste omniprésente.
Lorsque l’on étudie le niveau en informatique des Français, le constat est assez affligeant (13), quand bien même les nouvelles générations sont friandes de consoles en tous genres – c’est d’ailleurs pour cela que la téléopération se base principalement sur des joysticks de Playstation ou de Xbox (14), fait représentatif d’une génération et reflet de la société. Ces mêmes générations restent timides et peu à l’aise sur l’outil qu’est l’ordinateur, a fortiori lorsque l’on sort des sentiers battus incarnés par la relative maîtrise de la suite Office ou des logiciels photo. On peut dresser le parallèle entre :
• la guerre des consoles et des ordinateurs dans le monde du jeu vidéo (deuxième industrie culturelle de France, derrière le livre, mais devant le cinéma), où les joueurs sur ordinateur ont une meilleure réactivité, une meilleure vue d’ensemble et de meilleurs réflexes et infligent alors de sérieuses défaites à leurs adversaires sur consoles durant les tournois cross-platform ;
• une armée commandant des robots par la téléopération avec un rapport de 1/1 (un opérateur pour un robot contrôlé) à travers des tablettes et joysticks et une armée contrôlant par ordinateur une armée de robots avec un rapport de 1/X et où la conclusion de la bataille est inévitable.
Rappelons tout de même que les champions du monde de STR ( jeux de stratégie) connus sur des jeux parlant à toutes les générations intéressées par l’ordinateur (Starcraft, Warcraft, Age of Empire, Total War) sont capables de mener des dizaines d’actions en quelques secondes (15). À charge de la technologie et du robot lui-même de contourner les masques et obstacles présents sur l’itinéraire pris par l’opérateur, même si, encore une fois, ce dernier peut prendre le contrôle sur n’importe quel robot de façon à mieux apprécier son analyse terrain.
Des geeks tacticiens ?
Et si demain les chefs de guerre, en tout cas pour l’aspect tactique, étaient les actuels geeks et champions de jeux vidéo? Leur connaissance de l’outil est parfaite : les jeux vidéo rappelant une réalité plus ou moins réaliste dans ses mécanismes, ces « gamers » maîtriseraient déjà les mécaniques de base de la tactique. Couplons cela au deep learning et à l’intelligence
(16) artificielle. En phase d’entraînement, les opérateurs pourront s’exercer des centaines de fois, alimentant ainsi une base de données, permettant d’offrir des retours d’expérience bénéfiques et d’en apprendre plus sur les erreurs de manoeuvre ou les mauvais choix tactiques. Ces opérateurs se transformeraient tous en caporaux stratégiques (17). Non présents sur le terrain, ces derniers évoluent et agissent cependant dans ce milieu à travers leurs avatars, leur conférant des prérogatives tactiques de chef d’équipe, de chef de groupe ou de chef de section sur le terrain pour le pan « humain » de l’opération. Pour autant, grâce à l’outil, en l’occurrence l’ordinateur, les écrans et l’infovalorisation, ce chef tactique, ici l’opérateur, aurait une vision d’ensemble. Tout au moins pour sa manoeuvre, ce qui lui conférerait dans un certain espace-temps une vision stratégique de l’ensemble compressant au maximum les variables
(18) sur lesquelles il a prise. En effet, l’effet de surprise, la météo, le champ des ondes et cette bataille pour être non le roi de la colline, mais celui des ondes, restent des variables entretenant le brouillard de la guerre.
Un problème se pose alors : quelle sera la relation entre l’opérateur et le
niveau hiérarchique supérieur et quelle place auront les grades supérieurs dans la conduite de l’opération ? Cette question peut se décliner ainsi : l’opérateur sera-t-il une simple « main » guidant les pions conformément au plan de la hiérarchie ou acteur et proactif dans la manoeuvre? Un élément de réponse consisterait, qui sait, à ce que dans quelques années un peloton robotisé soit commandé par un sergent. En tout état de cause, il est urgent de commencer à construire cette doctrine et à prendre en compte cette révolution dans la manière de faire la guerre dans la seconde partie du XXIE siècle en définissant d’ores et déjà les concept et cadre d’emploi des robots sous toutes leurs formes, en anticipant au maximum sur les possibilités de la technologie, qu’elle soit éthique ou non, fantaisiste ou non. Est fini le temps où les acteurs jouaient au même jeu suivant les mêmes règles. Comme un miroir de la société, le temps qui passe sert à trouver la faille, à utiliser des cheat codes
(19) de façon à surpasser l’adversaire en modifiant les mécanismes mêmes du jeu. Le cyber, la robotique et l’intelligence artificielle permettent cela.
Par un heureux hasard, l’ensemble de ces technologies est régi par l’ordinateur. Il convient donc de mettre en place des garde-fous, car la traque des tricheurs dans la vie réelle revêt une tout autre forme : opérations cyber, contre-espionnage, antiterrorisme, mesures de protection contre les futurs systèmes d’armes létaux autonomes, protection nucléaire, radiologique, bactériologique et chimique. Il est urgent de former tous les niveaux de la hiérarchie militaire à l’utilisation de l’ordinateur et de la stratégie en temps réel via des outils de simulation comme VBS (20), mais appliqués cette fois-ci à la conduite d’opérations elles-mêmes, adaptés à l’arrivée des robots pour la réussite de la mission, quelle qu’elle soit. Récemment, l’arméeallemandeatentéderecruterdes « gamers » présents à un salon international de compétition e-sport et de jeux vidéo pour renforcer ses postes dans
(21) le domaine de l’informatique. Peutêtre est-ce là l’aveu d’un changement nécessaire à faire dans les compétences demandées au soldat de demain ?ཝ