Des civils sur les bancs de l’école de guerre
Cette année, en plus de 183 officiers français et de 74 étrangers venus de 59 pays, l’école de guerre intégrait une quarantaine d’auditeurs : des civils ayant accès à la quasi-totalité des modules de formation proposés aux jeunes officiers supérieurs. L’occasion pour les futurs grands chefs militaires de s’exposer à des expériences de l’encadrement et à des responsabilités souvent très différentes des leurs. Nous avons fait partie de la 26e promotion de l’école de guerre et revenons ici sur cette occasion, unique en son genre.
« Chacun son métier. » C’est ainsi que tranche, avec un sourire exaspéré, un général fraîchement retraité, en apprenant que l’auteur de ces lignes a été auditeur à l’école de guerre au cours de l’année passée. Pour la quarantaine de civils intégrés à la « P26 », la 26e promotion du prestigieux établissement, pas question pourtant de prétendre apprendre à faire la guerre. Il s’agit au mieux de l’approcher, de tenter de l’appréhender, aux côtés d’officiers qui ont déjà une riche expérience de celle-ci, sous des formes très différentes.
Pour la troisième année consécutive, ces civils sont invités à suivre les enseignements dispensés à l’école de guerre, en tant qu’auditeurs libres. Leur engagement : venir aussi souvent qu’ils le peuvent et participer selon leurs disponibilités. Les cadres du privé sont les plus nombreux et sont principalement
issus des grandes industries de la défense. Parmi les autres, on trouve un député, un cadre d’une grande ONG de protection de l’environnement, un avocat, un réalisateur, un magistrat, un chasseur de têtes ou encore un coach en art oratoire. La plupart sont déjà bien au fait des questions militaires, mais quelques-uns découvrent totalement cet univers.
« Penser autrement »
L’arrivée de ces civils dans l’école de guerre est une volonté de son patron actuel, le contre-amiral Loïc Finaz. Celui-ci ne cesse de répéter sa vision pour les officiers en formation : il faut « penser autrement ». Un « penser autrement » qui se décline à travers des conférenciers et des modules pédagogiques parfois très atypiques, mais qui se manifeste aussi avec l’intégration de profils originaux, y compris au sein de la promotion. Lors de son discours de bienvenue, à la rentrée 2018, il explique ainsi que le milieu civil peut apporter beaucoup aux futurs chefs militaires… mais qu’il serait difficile d’y envoyer tout le monde en stage. Il s’agit donc de faire venir aux militaires un petit échantillon de « personnalités intéressantes », qu’il considère comme membres à part entière de la promotion.
Il faut avouer que, dans les premiers temps, le mélange n’est pas évident. Pour beaucoup d’officiers, croiser au quotidien ces civils n’est pas toujours naturel. Surtout lorsque ceux-ci exercent un métier sensible comme… journaliste. Avec le recul de l’année passée, on ne peut que compatir avec ces hommes et ces femmes, parfois issus de services de renseignement ou de spécialités baignées de discrétion comme les forces sous-marines ou le cyber, qui ont dû composer dans leurs groupes avec un plumitif ou une militante écolo. Bonjour le choc des cultures ! De même pour cet officier des forces spéciales d’un pays africain dans lequel nous avions travaillé en période de crise et qui a dû partager notre chambre lors d’une visite en unité !
À quoi bon un tel mélange? La construction d’un réseau est pour tous, militaires comme civils, l’un des arguments majeurs dès le départ. Que ce soit pour un ingénieur dans une grande entreprise d’armement ou pour un officier qui sera amené à travailler dans les plus grands états-majors, il est précieux de connaître des gens hauts placés de différents milieux. Plus largement, il s’agit surtout de découvrir les cultures d’autres métiers. Si un terrien peut affiner sa compréhension de l’esprit d’un aviateur ou d’un marin, il peut aussi mieux percevoir le fonctionnement d’un collaborateur parlementaire ou d’un manager du privé. Et le fait est que, pour beaucoup, les milieux de la politique, des médias ou de l’entreprise privée restent aussi mystérieux qu’objets de fantasmes.
Au quotidien, ces camarades originaux sont aussi l’occasion d’observer des comportements différents, pour ce qui est de la prise de parole en public et face à un chef, par exemple, qui reste pour beaucoup d’officiers un exercice délicat. Voir débarquer dans les amphithéâtres de l’école un journaliste – mal rasé et sans cravate – qui n’hésite pas à poser des questions parfois piquantes peut donner l’exemple d’une autre manière d’aborder l’expression. De même lorsqu’il faut « faire du réseau » dans un cocktail mondain : tout le monde n’est pas à l’aise avec cet effort et voir un lobbyiste civil naviguer de table en table, coupette à la main, rayant sans vergogne le parquet de ses dents acérées, aura pu en décomplexer certains. Il ne s’agit pas de faire d’un jeune officier supérieur un impertinent chasseur de scoops ou un lobbyiste sans foi ni loi, de même que ces deux derniers ne deviendront pas chefs de guerre. Il s’agit de mieux se comprendre les uns et les autres. La prise de risque est évidente : les officiers s’exposent à ces deux professions – entre autres – et à leurs objectifs. Mais le militaire pourra ainsi améliorer sa maîtrise de ces milieux pour mieux s’en servir ou s’en protéger, le moment venu.
Comment faire de bons chefs militaires ?
Cette doctrine du «penser autrement » fait tout de même débat parmi les officiers. Si beaucoup y trouvent leur compte, certains regrettent une formule qui finit selon eux par manquer de problématiques militaires concrètes. Dans les modules proposés
par l’enseignement, des exercices et des interventions peuvent parfois paraître très éloignés des réalités de la guerre : lorsqu’un paléoanthropologue explique comment s’affrontent les différentes espèces de singes, ou lorsqu’un conférencier décrit les différences culturelles induites par les nuances entre les jardins à la française et les jardins à l’anglaise, par exemple. À moins d’attaquer les Anglais à coups d’orchidées ou de faire face à une invasion de commandos chimpanzés? Il s’agit plus sérieusement de s’interroger sur le rapport primitif, précivilisationnel, à la guerre. Ou encore de chercher dans d’autres arts que celui de la guerre les différences culturelles profondes entre deux grandes civilisations, dans leur rapport au monde.
Plusieurs officiers ont témoigné, tout au long de l’année, de leur frustration en la matière. Tel ce terrien qui a le sentiment, en fin de formation, de ne pas mieux comprendre quelles réponses pourraient apporter au combat ses camarades de l’armée de l’air ou de la Marine nationale. Il espérait parvenir à mieux appréhender les manoeuvres et les raisonnements des aviateurs et des marins. Il s’est retrouvé plongé dans un melting-pot de pensées issues certes de grands penseurs militaires et d’officiers ayant eu des responsabilités sur les différents théâtres d’opérations et dans lesdifférentescomposantesdesarmées, mais aussi de civils, de philosophes et d’artistes. Que faire de tout ça ?
C’est pourtant l’intime conviction des dirigeants actuels de l’école de guerre : un bon chef militaire n’est pas forcément celui qui saura apprendre toutes les capacités et opportunités offertes par les matériels et unités des armées. Il serait plutôt celui capable d’imaginer de nouvelles façons de faire la guerre et d’anticiper les raisonnements d’ennemis qui sont eux, plus créatifs que jamais. L’officier ne doit pas apprendre des manoeuvres stratégiques comme il a appris hier des missions tactiques. Il doit inventer et réinventer. Il doit concevoir ses propres outils. Pour le reste, il aura bien le temps dans ses différentes affectations en sortie d’école de guerre de voir ce que fait déjà l’institution. Il faut « comprendre le monde tel qu’il est, pas tel que nous voudrions qu’il soit », « vous êtes les chefs de demain, vous devrez trouver des solutions à des problèmes que nous ne connaissons pas encore », soulignait en début d’année l’amiral Finaz.
C’est d’ailleurs aussi la réalité des civils présents dans la promotion. Un journaliste indépendant ne travaille plus aujourd’hui comme ses prédécesseurs d’il y a vingt ans. Il trouve désormais des sources dans les tréfonds des réseaux sociaux. De nombreux élus actuels sont des primo-arrivants qui n’avaient jamais fait de politique. Les entrepreneurs abordent un marché plus global et connecté que jamais. Une évolution sociologique qui se retrouve dans les rangs des officiers : tous ne seront pas commandants de brigades et de divisions au combat. Pour les gendarmes, les officiers de renseignement, les ingénieurs de l’armement, les commissaires…, la guerre se joue dans des manoeuvres bien différentes. Et souvent majoritairement au contact de civils, d’ailleurs.
La formule fait donc débat et il est difficile de savoir si elle survivra à l’actuel commandant de l’école. Mais on constate que certains officiers ont su s’approprier cette logique et profiter de la grande liberté qui leur est laissée pour explorer de nouvelles approches : en visitant un maximum d’unités au cours de l’année et en profitant du contact privilégié qui leur est offert dans celles-ci, en exploitant les contacts des civils de la promotion pour pénétrer leurs milieux respectifs, en sélectionnant les conférences et les enseignements qui répondaient à leurs attentes aussi bien dans l’école qu’en dehors, en débattant, mais aussi en écrivant, l’école de guerre ayant monté sa propre maison d’édition.
Au-delà, le rayonnement
Reste que pour la plupart des auditeurs, il est difficile de trouver suffisamment de temps libre pour participer de façon enrichissante. Plusieurs officiers en font le constat : à la fin de l’année, certains visages de civils restent inconnus. S’agit-il pour eux de pouvoir clamer : « J’ai fait l’école de guerre » ? Les auditeurs – dont l’auteur de ces lignes – ne peuvent que le confesser : il n’est pas aisé de prendre sur son temps de travail autant qu’on le souhaiterait. Certaines entreprises ont accordé quelques disponibilités à leurs employés, y voyant un investissement sur l’avenir. Mais beaucoup ont dû négocier ou poser des jours de congés.
Auditeurs et officiers ont-ils pu toujours profiter de cette rencontre audelà du simple échange de contacts ? Difficile à dire : il faudra probablement attendre quelques années pour faire le bilan de ce dispositif. L’une des hypothèses est d’augmenter l’effectif de civils pour s’assurer qu’un nombre suffisant de personnes investies puisse participer de façon satisfaisante aux activités de l’école. Par ailleurs, d’autres organismes militaires ont aussi commencé à expérimenter des dispositifs comparables. L’école de guerre-terre, qui prépare les officiers de l’armée de Terre un an plus tôt, intègre également quelques civils dans sa formation. Le Pôle rayonnement de l’armée de Terre ainsi que le Centre d’études stratégiques de la Marine nationale essaient de leur côté d’intégrer des civils dans des séminaires plus ou moins longs, à la fois dans l’idée de créer des réseaux et de faire rayonner l’esprit de l’institution.
L’intégration de civils dans les formations militaires existait déjà depuis plus ou moins longtemps au sein d’autres organismes, comme l’institut des Hautes Études de la Défense Nationale (IHEDN). La session nationale de ce dernier fait se rencontrer chaque année des civils d’horizons variés et les officiers du Centre des Hautes Études Militaires (CHEM), qui seront amenés à exercer les plus hautes responsabilités. En début de formation d’officiers, Saint-cyr a commencé à intégrer depuis 2016 des étudiants d’écoles supérieures comme Sciences Po, par le biais d’un double diplôme sur deux ans partagé entre les deux établissements. Un moyen de susciter des vocations, comme de former des cadres de la société civile aux questions et à la culture militaires.
L’armée est probablement la seule institution de ce niveau à s’ouvrir ainsi à un public extérieur, dans une logique de sensibilisation, de transmission et d’échanges d’expériences, et ce, aussi bien dans le public que dans le privé. À l’exception de l’institut National des Hautes Études de la Sécurité et de la Justice (INHESJ), jeune parent de L’IHEDN du côté de l’intérieur et de la justice. Alors que des débats émergent sur l’absence d’expérience de toute une génération de hauts fonctionnaires et de dirigeants politiques n’ayant pas connu le service militaire, la défense offre en réalité une multitude d’occasions de se confronter au sujet, à condition que des volontaires prennent le temps de profiter de l’expérience.